b) La référence aux figures traditionnelles de l’élevage : le monde des maquignons

Le deuxième objet de référence présenté par les éleveurs de ce premier récit renvoie à la manière dont ils explicitent tout au long de l’enquête et d’une manière quelque peu nostalgique comment était organisé et structuré le monde de l’élevage autour de marchés et de figures emblématiques : monde des maquignons, des emboucheurs, etc. En se différenciant du reste de l’agriculture, au regard de la modernisation des années soixante, et en mettant en avant l’élevage charolais, c’est aussi à toute une organisation de l’élevage que ces éleveurs font référence à travers la reconnaissance des différentes figures ’traditionnelles’ de l’élevage.

Une référence forte aux anciennes élites du monde de l’élevage charolais est ainsi proposée dans cet exemple. C’est bien à ces ’figures’ fortes que sont, encore aujourd’hui, associées certaines compétences comme l’achat des animaux à engraisser (emboucheur du Brionnais) ou la production et la vente d’animaux maigres (éleveurs du Charolais). Si cette reconnaissance est marquée dans cet exemple par l’idée d’un monde bien établi et clairement identifiable par cet éleveur, la ’masse paysanne’ cherchant à s’affirmer contribuera à remettre en cause cette définition (et à brouiller l’image de ce ’dessin animé’) en participant à un changement dans le rapport à la propriété et dans la conception même du développement agricole de la région à partir de l’achat par les métayers des domaines, comme l’explicitera dans la suite de l’entretien cet éleveur. Cependant, la description de la répartition hiérarchique des activités d’élevage reste une référence forte pour ces éleveurs.

Ainsi, il est primordial pour ces éleveurs de pouvoir justifier qu’ils ont acquis une certaine reconnaissance sociale dans ce monde-là. Plusieurs symboles de cette puissance peuvent être affichés pour rendre compte de son rang social. La taille de l’exploitation peut, par exemple, être un élément sur lequel ces éleveurs s’appuient pour prouver leur place dans le monde de l’élevage charolais.

Au-delà de la taille de l’exploitation (liée ici à la défense du système extensif), être costaud signifie dans cet exemple avoir réussi mais également avoir résister à certaines formes de développement. Il ressort ainsi de cet exemple, d’abord que cet éleveur, qui explique auparavant dans l’enquête qu’il a commencé à travailler avec seulement quelques prés d’embouche, comment il a réussi à s’agrandir jusqu’à ce que la taille de son exploitation soit supérieure à la moyenne et s’imposer dans le monde des éleveurs de ’grands domaines’. La reconnaissance de son appartenance a ce monde est ensuite articulé à la défense d’une certaine idée du type de développement de l’élevage charolais qui, opposé au modèle d’intensification de la production développé dans les années soixante, a depuis trouvé une certaine crédibilité et doit, selon cet éleveur, continuer à être défendu aujourd’hui.

Pour autant, la valorisation d’un système extensif de la production n’est pas incompatible pour cet éleveur avec certaines formes d’intensification de la production telles qu’elles ont été développées par le passé et qui permettaient d’assurer l’autosuffisance alimentaire, comme le montre pour le même entretien l’extrait qui suit concernant l’intérêt de l’utilisation des hormones.

Cet extrait d’entretien rend compte de l’organisation de l’élevage et de la position adoptée par l’éleveur dont nous rapportons les propos face à la remise en cause actuelle de cette organisation économique et sociale. Valorisant la logique de standardisation qui avait cours avant que les marchés ne ’s’écroulent’, rappelant qu’il s’agissait alors de produire des biens destinés à la vente sur un marché perçu comme reposant effectivement sur les prix (et non soutenu par les aides), il montre la reconnaissance accordée par cet éleveur à ceux qui, du fait de leur poids économique, politique et social, avaient un rôle moteur dans un système auquel il reste attaché. Il permet de voir plus précisément, comment selon une telle conception, le monde de l’élevage est essentiellement assimilé à ceux qui avaient du tempérament, les grosses exploitations, les ateliers d’engraissement qui étaient capables de satisfaire à la demande, même s’il fallait pour cela oser passer par des pratiques devenues aujourd’hui illicites mais qui étaient alors tolérées voire valorisées socialement. Bien qu’il ne soit pas directement impliqué dans ces ’combines’, l’éleveur qui s’exprime ici refuse ainsi de dénigrer un type de fonctionnement qui fut pendant longtemps considéré comme un modèle de référence.

A partir de la mobilisation de ces deux objets principalement (référence au développement technique et référence aux figures traditionnelles), les éleveurs de ce premier récit construisent leur point de vue sur le métier d’éleveur à partir d’un recadrage de leur expérience mais aussi à partir de l’interprétation qu’ils donnent, plus globalement, de l’histoire de l’élevage allaitant et de l’agriculture des cinquante dernières années. Ils mettent notamment l’accent d’une part, sur la manière dont les agriculteurs ont pris en main la question du développement agricole dans les années soixante même s’ils affichent également ce qui les différencie en tant qu’éleveurs et d’autre part, sur la façon dont ils se sont positionnés dans les années soixante-dix en tant qu’ils appartenaient à un monde professionnel agricole singulier, celui de l’élevage charolais, même si ce positionnement passe par la reconnaissance de figures traditionnelles et de pratiques qui ne sont plus jugées convenables à l’heure actuelle.