La description qu’ils font de la manière dont il est, selon eux, jugé ’raisonnable’ de s’installer, permet d’approcher comment est vécu le passage entre deux périodes du développement agricole bien distinctes, avec d’un côté, celle qui renvoient à leur propre installation qu’ils jugent prudente, lente, progressive, et de l’autre celle des jeunes qui, selon eux, s’installent aujourd’hui de manière trop rapide, imprudente. Elle montre, plus généralement, pourquoi ils restent attachés à certaines valeurs définies par le modèle de l’exploitation familiale.
Encadré 7 : comparaison entre installations d’hier et d’aujourd’hui (E02)
« Pour un jeune qui s’installe aujourd’hui, et puis c’est vrai que dans les mentalités c’est un peu ça aussi, les jeunes veulent tout maintenant.. (...) A l’époque, les jeunes s’installaient sur des petites surfaces. C’est vrai qu’en face le montant des prêts [jeunes agriculteurs] était moins important 350 000 francs, je crois [contre] 700 000 francs maintenant. Disons qu’au niveau endettement, on partait moins serré. Aujourd’hui (...) le jeune part avec des grandes surfaces, [donc] le risque est plus grand. Au niveau de la trésorerie, ils sont serrés beaucoup plus longtemps. Mais je vois aussi que les jeunes qui s’installent, c’est vrai qu’on est pas encore vieux, mais ils voient qu’on construit des stabulations, qu’on est reparti dans un autre investissement c’est-à-dire que le capital d’exploitation est acquis maintenant quinze ans après, donc on repart dans d’autres tranches d’investissement, donc ils réalisent pas qu’eux, ils n’en sont qu’à la première tranche, alors ils voudraient aller aussi vite. Donc je vois comme je suis administrateur au Crédit Agricole, je suis même président de la caisse locale, on constate que les jeunes, ils n’ont pas le temps, et puis pourquoi ça marcherait pas ! Ils n’arrivent pas à faire la différence entre une exploitation qui fait des investissements en ayant acquis une sécurité au niveau trésorerie que eux ne peuvent pas avoir en démarrant, parce que quand on démarre la trésorerie les 5 premières années on est serré. Ça a toujours été et puis, même que les surfaces soient plus grandes, les premières années la trésorerie elle n’est pas là, il n’y a rien à faire. C’est-à-dire que quand on fait des prêts pour financer du moyen terme, ce n’est pas grave mais si on prend des risques sur du court terme, là, la trésorerie on l’aura jamais, et si on a pas la trésorerie c’est pas la peine, on est tout le temps coincé. (...) C’est un petit peu le défaut du système qui pousse à installer sur des grandes surfaces».
Dans l’exemple ci-dessus, l’éleveur décrit la manière dont il appréhende la transformation du métier, en partant de sa propre installation, avant d’opérer une comparaison avec la manière dont il observe l’installation à l’heure actuelle. D’autres exemples soulignent de manière similaire comment les éleveurs de ce premier récit distinguent d’une part ce qui appartient au passé et d’autre part, la situation actuelle de l’élevage allaitant. Ils font notamment référence à certaines pratiques (liées à l’installation, à la valorisation de la production, au rythme de travail...) qu’ils assimilent à une conception du métier basée sur une certaine sécurité et une certaine stabilité renvoyant aux savoir-faire, à l’expérience, à l’acquis et qu’ils incarnent. A l’opposé de cette première conception ils décrivent la transformation du monde de l’élevage et la conception du métier telle qu’elle est portée par les jeunes éleveurs en phase d’installation. Ils montrent comment les jeunes s’engagent, selon eux, de manière trop rapide dans le métier en s’installant dès le départ sur de grandes surfaces et avec un capital considérable. Ils exposent comment ils s’opposent également aux incitations d’agrandissement économique des exploitations proposées par certains techniciens agricoles qui selon eux poussent les jeunes à investir trop rapidement et de manière démesurée. Ainsi, ils s’indignent devant les suggestions faites aux jeunes éleveurs de développer un système de production intégrée169 afin de faciliter leur installation, c’est parce qu’ils jugent ces systèmes incompatibles avec la conception qu’ils ont de l’élevage charolais et telle qu’ils l’ont défendu dans la période de modernisation de l’élevage charolais.
Encadré 8 : le développement des systèmes intégrés comme signe de la mauvaise situation de l’élevage (E15)
« Il y a des choses qui m’ont un petit peu surpris c’est que, je pensais qu’en élevage charolais là, dans la région, on devait vivre que d’élevage, et j’ai vu se profiler plein d’élevages avicoles, des productions hors sol, qui aujourd’hui entachent, je dis bien entachent notre profession d’éleveur. Et (au départ ça concernait) des gens qui ne sont pas éleveurs, qui vivent d’une production autre que l’élevage, mais (aujourd’hui, ça concerne également) l’élevage (charolais) qui pour s’en sortir a en finalité recours à une production autre que l’élevage».
Ils considèrent également, en faisant notamment référence à l’expérience de leurs propres fils, que cette modification de l’installation des jeunes, conduit plus globalement à un changement dans le ’rythme’ même du métier, celui-ci étant devenu beaucoup plus difficile à tenir, du fait d’une augmentation du nombre de choses à faire et ceci malgré les progrès techniques développés dans la période de modernisation de l’agriculture et dont ces jeunes bénéficient aujourd’hui.
Encadré 9 : l’observation du changement de rythme chez les jeunes (E16)
« Bon alors c’est vrai que les jeunes aujourd’hui ils y arrivent, il faut dire que c’est des fous du boulot. On les voit toujours courir, (ils n’ont pas d’heure pour manger), il n’y a pas de femme d’abord, ils mangent quand ils ont temps et puis ils y arrivent comme ça, mais c’est pas une vie».
La comparaison qu’ils font entre leur ’époque’ et celle des ’jeunes d’aujourd’hui’ met ainsi en évidence toute une série d’aspects ’dérangeants’ de la redéfinition du métier comme le montre cet exemple dans lequel un éleveur s’adresse à son fils. Le changement de rythme du métier est présenté par cet éleveur à partir de la perte de points de repères qui rythmaient les journées (telle que l’heure des repas, les moments consacrés à la famille, etc.).
Encadré 10 : un métier où tout devient plus compliqué (E16)
« Ce qui fait que c’est dur pour toi, (que) c’est plus dur que nous c’est que tu es, [que les jeunes] ils sont surchargés, c’est pas spécial à toi, nous on avait moins de bêtes [donc], déjà on lâchait plus rapidement au printemps parce qu’il y en avait moins à mettre à la même place, même si c’était mouillé il y en avait moins, on répartissait mieux. Nous au premier mars il n’y avait plus rien là, j’étais content, on était content de se débarrasser, que là, s’il met tout dehors, un temps comme ça, actuellement il n’y a plus d’herbe, je ne vais pas y voir, mais tout est englouti je suis sûr, mouillé comme c’est. Alors après, il faut jongler, c’est vrai que c’est beaucoup plus compliqué »..
On voit bien ici comment l’évolution du métier touche au coeur de l’organisation du travail, et à ce qui avait été pensé dans le but de simplifier le travail, d’éviter d’être surchargé. Pour cet éleveur, pour qui ce qui importe avant tout c’est « d’éviter de se casser la tête », il considère que tout devient plus complexe, qu’il y a surcharge de travail et d’animaux sur l’exploitation. Il est clair que ce n’est pas ainsi que ces éleveurs concevaient cette évolution, puisque l’amélioration des conditions de travail devait permettre, selon eux à terme, à limiter le travail et rendre le travail moins dur aussi bien physiquement que moralement. Or ils s’aperçoivent, tout au contraire, d’une certaine régression de la situation qui les amène à s’interroger sur la possibilité pour ces jeunes de construire un jour une vie de famille. Le fait que les jeunes éleveurs soient absorbés en permanence par leur travail et qu’ils ont du mal à s’en sortir financièrement se traduit, selon eux, par une perte de passion dans l’exercice du métier d’éleveur, l’amour du travail bien fait étant remplacé par l’obligation de travailler plus vite et pour un volume de travail plus important.
Encadré 11 : le constat d’une perte de l’amour du métier (E15)
« Maintenant vu le nombre de bêtes, plus personne n’a vraiment en tête les bêtes. Dans le temps, le gars il avait quarante bêtes, cinquante bêtes, il connaissait ses bêtes par coeur. Mais aujourd’hui, c’est plus ça, c’est une machine, la bête, c’est comme..., des pots de fleurs. La vache elle fait un veau, pof il faut le vendre (...) il n’y a plus l’amour du métier, voilà. Il n’y a plus cet amour du métier, ce plaisir, c’est pour ça qu’en limitant le nombre on a encore le plaisir d’avoir une certaine satisfaction. Bien qu’aujourd’hui, il ne faut pas penser qu’à ça. Il faut en vivre de l’élevage. Mais à moins d’avoir..., parce que celui qui me dit qu’aujourd’hui avec trois cent, quatre cent bêtes à deux, il a le plaisir d’avoir des vaches. Là le vieux, j’en doute. Mais enfin, j’ai peut-être tort ».
Ainsi, que ce soit au niveau de la question de l’installation, de l’augmentation du stress, et plus généralement de la passion du métier, ces éleveurs considèrent que désormais certains problèmes propres à l’exercice de ce métier ne leur permettent plus de vivre comme ils l’entendaient en prenant le temps ’d’aimer ce qu’ils faisaient’ : « maintenant on fait les foins, il faut aller vite ; parce qu’il y a autre chose qui attend derrière, alors vous voyez, le problème est déplacé, ça va trop vite. Pour moi ça va trop vite. » et considèrent qu’ils n’arrivent plus ’à suivre’ du fait du changement de rythme.
Par atelier intégré, les éleveurs entendent l’investissement dans un bâtiment d’élevage hors sol (porcs, plein air, volailles, ..) dans des filières existantes localement et dont l’organisation de la production est contrôlée et organisée par la filière (que ce soit en ce qui concerne le type d’aliment, la période d’engraissement etc., ).