b) La prise de conscience de nouveaux impératifs de production qui exclut un ’retour en arrière’

Témoignant donc de fortes inquiétudes pour l’avenir, ces éleveurs font part des difficultés qu’ils rencontrent pour maintenir le fonctionnement de leur exploitation tel qu’ils l’entendent. C’est notamment à partir du changement de la production qu’ils expriment un certain regret du temps passé. C’est alors dans l’ensemble de manière négative et avec nostalgie que ces éleveurs appréhendent les nouveaux impératifs de production. Certaines pratiques ont été abandonnées par la plupart des éleveurs dans le but de pérenniser leur activité et se traduisent par d’importantes modifications dans la manière de produire qui ne résolvent cependant pas, à long terme, les difficultés de l’élevage allaitant, voire ne font que retarder les difficultés de trésoreries, de surcharge de travail, etc., connues par certains de ces éleveurs, même si ce qui pourrait être perçu comme l’espoir d’un retour en arrière possible, vers une situation plus ’stable’, s’évanouit vite par la démonstration du caractère irréversible de cette nouvelle situation.

Le cas présenté ci-dessous est ainsi significatif du pessimisme de ces éleveurs quant au devenir possible d’un certain nombre d’exploitations. Selon cet éleveur, seules les structures les plus solides, c’est-à-dire celles qui ont une taille et un capital assez conséquents, les ’costauds’, comme il les appelle, pourront faire face. Largement déçu par le cours pris par l’évolution, même s’il pense qu’il pourra lui s’en sortir, il évoque avec nostalgie un univers social qui s’est effondré et avec lequel ont été englouties certaines valeurs auxquelles il tenait et qui donnaient sens à son activité. C’est ce que montre la discussion qui s’établit, au cours de l’entretien, entre sa femme et lui, discussion portant sur la conversion effectuée par un grand nombre d’éleveurs, dans l’optique de rétablir leur situation, de la production de boeufs vers la production de broutards.

Bien qu’il pense pouvoir personnellement se sortir de cette situation, il montre, à travers cet exemple, comment il est devenu difficile de réhabiliter un système de production qu’il s’est attaché à préserver.

Il expose d’abord pourquoi il n’a pas suivi les éleveurs qui se sont lancés dans ce qu’il nomme la ’mode du broutard’. Il reconnaît que ce type de production est un moyen de ne pas immobiliser autant de capitaux qu’un système plus ’traditionnel’, mais il explique comment la production de broutards, qui s’est développée dans les années quatre-vingt, se traduit par un renforcement des crises de surproduction et aboutit à un échec alors que celle de boeuf correspondait, selon lui, à un système qui permettait à l’éleveur de dégager une marge intéressante et d’assurer un approvisionnement régulier du marché. Il montre ensuite, pourquoi il est trop tard pour réagir, les éleveurs qui se sont lancés dans la mode du broutard, n’ayant plus les moyens financiers suffisants pour revenir à une situation plus stable.

Parallèlement, d’autres éleveurs font part des difficultés qu’ils rencontrent pour ’s’adapter’ aux nouvelles conditions d’exercice du métier en passant, par exemple du fait de la conjoncture, d’un besoin pressant de trésorerie, etc., d’une production d’animaux maigres divers à la production de seuls broutards.

Pour la plupart de ces exploitations, c’est souvent faute d’une autre solution que les éleveurs s’orientent vers une production qui leur permet, au moins dans un premier temps de ’voir venir’. Et c’est le plus souvent à contre coeur qu’ils effectuent le passage ’forcé’, de la production de maigre à la production de broutards, cette réticence s’exprimant dans la présentation qu’ils font des changements liés aux nouvelles logiques de commercialisation développées par l’aval de la filière.

Scandalisés par une orientation de la production qui remet en cause ce qu’ils considèrent faire la spécificité de l’élevage allaitant, l’engraissement, celui-ci passant de plus en plus aux mains de céréaliers-engraisseurs pour lesquels il n’est qu’un simple appoint financier, ils se sentent cependant pris dans une situation de dépendance vis-à-vis de cette nouvelle orientation. C’est donc de la dévalorisation de leur métier qu’ils font part à travers la présentation de changements qu’ils sont obligés d’effectuer pour répondre à des évolutions conjoncturelles et structurelles.

Finalement, on peut voir, à partir de cette première mise en récit, en quoi la définition du métier portée par les éleveurs ici concernés ’tenait’, avait du sens, à travers certains éléments structurants du métier que sont la référence à une installation progressive et à l’organisation traditionnelle de la production. Les éleveurs mettent alors l’accent sur les incidences ’regrettables’ que provoque la redéfinition de leur métier. A travers ce mode d’expression, caractéristique de ce premier récit, s’exprime l’espoir plus ou moins affirmé, que certains modèles ’traditionnels’ puissent, cependant, resurgir en tant qu’expériences à prendre en compte dans une situation de forte incertitude quant à ce que doit être l’élevage. Si certains vivent comme un échec, l’histoire qu’a connue l’élevage charolais - échec dont ils déplorent que les leçons n’aient pas été tirées - d’autres s’attachent toujours à défendre les valeurs traditionnelles du métier, comme ’croire au boeuf’ malgré tout, même s’ils deviennent de plus en plus sceptiques quant à l’issue de ce combat. On peut alors se demander comment, à partir de ce genre de conception, ces éleveurs sont en mesure de se positionner par rapport aux propositions faites aujourd’hui pour faire face à cette situation de crise ?