a) L’étonnement face à des actions qui vont à l’encontre du ’bon sens’

Pour présenter comment les éleveurs réagissent au cours nouveau pris par leur métier, nous partirons de la manière dont ils se positionnent à l’égard de la réforme de la PAC de 1992. Celle-ci incarne en effet pour eux le tournant pris par l’élevage, tournant proprement insensé. Comment en effet, alors que la conception qu’ils ont de leur métier est essentiellement fondée sur des notions comme la simplification du travail, l’ajustement de la taille des exploitations à la main d’oeuvre disponible, peuvent-ils s’y retrouver dans une politique qui ne prend plus en compte ces dimensions essentielles ?

  • Encadré 15 : des éleveurs étonnés par un retournement de situation tellement inattendu (E16)
    « Comment prévoir une chose pareille ! Nous ici, on avait une centaine d’hectares de cultures et puis dans les années, je ne sais pas 75-80, ça ne payait pas la culture, j’ai dit allez hop, je m’embête de rien. Fallait du matériel pour faire si peu, on a tout semé, tout mis en herbe et puis c’est resté en herbe et puis en 92, on a mis tout herbage, voyez, on ne s’est pas cassé la tête. J’aurais pu à la rigueur dire, on va se réserver des terres, mais non, on ne pensait pas à un tour pareil. Je pensais que dans cinq ans, on en prenait à l’époque pour cinq ans, j’ai dit que peut-être que dans cinq ans, on changera ça, on reviendra en arrière mais pas du tout ! ».

La tournure qu’a pris leur métier était impensable et reste en grande partie incompréhensible pour ces éleveurs. S’ils n’ont pas pu saisir les nouvelles règles, c’est tout simplement parce que celles-ci ne correspondaient en rien, à l’époque, à leur conception du métier. Du coup, ils ont l’impression de rentrer progressivement et malgré eux dans un système où ils perdent la maîtrise de leur outil de travail.

  • Encadré 16 : la perte de décision (E02)
    « Aujourd’hui il me faudrait quasiment vingt hectares (de plus) avec le cheptel que j’ai pour correspondre un petit peu, enfin comment dire ça, je ne sais pas comment dire ça mais, pour être dans ce qu’on nous a tracé un petit peu parce qu’en fait on nous dit quoi faire. Parce qu’on nous dit qu’on est libre mais on nous met des barrières sur le chargement pour avoir droit aux primes, on nous met des barrières sur les quotas de primes, au niveau vente de boeufs ça ne se vend plus mais on nous dit qu’il faut faire des boeufs mais comme ça ne se vend plus on n’en fait pas quoi. On nous dicte un petit peu notre système de production, même si ce n’est pas dicté comme ça si on ne nous dit pas il faut faire ça, bon les mesures qui sont prises nous obligent à aller plutôt dans une direction que dans une autre».

On retrouve chez cet éleveur, la question de l’inadéquation entre sa vision du métier et ce qui lui est imposé. C’est, en effet lors, du départ de sa mère à la retraite dans le début des années quatre-vingt-dix, qu’il décide de revendre une partie de ses terres, afin de réajuster la taille de son exploitation au nombre d’unités de travail disponibles, ce qui par la suite, lui posera des problèmes au vu de la loi sur le taux de chargement170. L’écart existant entre la tendance à l’agrandissement induite par cette loi et son souci de limiter ses surfaces pour faire son travail dans des conditions acceptables s’accompagne ainsi d’un sentiment de ne plus se sentir libre d’entreprendre comme il l’entend. Et le constat d’un décalage entre ce qu’’on’ lui affirme qu’il faut faire et ce qu’il en est réellement sur le terrain vient renforcer pour lui le caractère incompréhensible de la situation dans laquelle se trouve l’élevage aujourd’hui.

Plus généralement, ce qui est dénoncé dans le cours nouveau pris par l’élevage c’est un renforcement des ’contrôles’ et une ’déprofessionnalisation’ de leur métier. La nouvelle PAC s’accompagne en effet de changements dans la gestion même de la production. S’ils tiennent aux effets du régime d’aides mis en place, comme on vient de le voir, ces changements se traduisent aussi par la proposition de systèmes de production plus ’intégrés’, moyennant un renforcement du rôle attribué aux groupements au détriment de celui du négoce privé et des marchés locaux.

  • Encadré 17 : les interrogations liées à la baisse de l’activité sur les marchés locaux (E12)
    Ce qu’il y a maintenant, je ne sais pas si c’est une bonne chose, mais de plus en plus le commerce se fait à la maison, parce que les exploitations sont de plus en plus grandes, il y a de moins en moins de main d’oeuvre et les gens n’ont plus le temps d’emmener les bêtes sur le marché. D’ailleurs les marchés, enfin on en entend parler, ils ont une grosse difficulté à tourner. Saint Christophe, c’est un marché qui a perdu beaucoup d’animaux, par rapport à une quinzaine d’années. Ce n’est peut-être pas une bonne chose non plus.

Certains éleveurs manifestant ainsi une forte opposition à la fermeture de ces marchés, souhaitent conserver un système de vente qu’ils jugent plus libre. Dans la même logique, reprochant aux groupements de producteurs de réduire la maîtrise que pouvaient avoir les éleveurs sur la commercialisation de leurs animaux, ils se font les défenseurs de la constitution d’associations d’éleveurs qui soient à même de contre-balancer le ’monopole’ de ces groupements. Pour eux, en effet, l’acte de commercialisation de leurs animaux est jugé primordial dans l’exercice de leur métier et cela d’autant plus qu’il représente la principale source de reconnaissance et de légitimation du travail qu’ils peuvent effectuer sur leur exploitation. C’est ce que montre bien l’extrait d’entretien suivant dans lequel l’éleveur exprime comment il lui était impossible d’accepter une forme d’organisation qui le coupe d’une part essentielle de son travail, son opposition aux groupements tenant très directement à une conception de son métier dans laquelle la commercialisation ’traditionnelle’ occupe une place centrale.

  • Encadré 18 : quand la liberté de commercialiser ses animaux est au coeur du métier (E15)
    « On l’a montée (l’association) parce que déjà, ce n’est pas un concurrent, c’est pour des éleveurs qui n’ont pas voulu entrer dans un groupement de producteurs et qui voulaient garder toute leur liberté de commercialiser leurs animaux par les moyens de leur convenance et bénéficier aussi des aides qui, aujourd’hui, semblent vouloir être attribuées qu’aux groupements de producteurs171, avec quand même beaucoup moins de contraintes que d’adhérer à un groupement de producteur. Pour moi le groupement de producteur, c’est les pieds et les mains liées. Nous, on a encore la liberté de vendre nos animaux où on veut, comme on veut, et c’est le moyen de défendre le prix encore. Ce n’est pas qu’on les vend beaucoup plus cher (et) c’est vrai que c’est du temps à y consacrer. Il faut se déplacer, il faut aller aux foires, il faut s’investir, [mais] est-ce que ce n’est pas encore le dernier atout de liberté ça ? On est en train de casser notre outil de travail là. Moi, tant que je pourrai le faire, je le ferai. Je ne vous dis pas que je ne vends pas des animaux sur l’exploitation, mais, le dernier atout de liberté, c’est de pouvoir aller sur un marché et d’avoir de la concurrence, parce qu’il y a de la concurrence, ça fait monter les prix un petit peu ».

Un autre exemple de la manière dont ces éleveurs cherchent à contrer ce qu’ils considèrent inacceptable du point de vue de la définition de leur métier est leur refus de la pluri-activité. Pour ces éleveurs, la valorisation de leur travail passe, en effet, par la reconnaissance de leur activité en tant qu’activité à part entière. Ainsi, ils s’opposent à la prolifération d’ateliers hors sol, alors que ceux-ci sont souvent considérés comme une condition de survie de l’élevage allaitant. Ils pensent que si on en est arrivé là, c’est parce que l’on s’est trompé de voie, et ils refusent d’adhérer à ce qu’ils considèrent comme une ’industrialisation’ de l’élevage qui à terme aboutira à la disparition des systèmes allaitants.

Plus généralement, cette dénonciation de l’industrialisation de la filière se traduit par la constatation du poids pris dans son orientation par son secteur aval (industrie agroalimentaire, grande distribution) au détriment des producteurs. Ceux-ci se trouvent de plus en plus mis sous contrôle, et c’est, selon eux, vers une véritable ’dé-professionnalisation’ que l’on se dirige. Ils opposent finalement leur souci d’indépendance au droit de regard, de plus en plus pesant, exercé par leurs organisations professionnelles ou pire encore, par l’administration, qu’ils estiment abusif et qu’ils refusent donc d’accepter.

  • Encadré 19 : un métier de plus en plus contrôlé (E20)
    Enquêté : «  (...)Il fallait faire partie d’un groupement ou d’une association d’éleveurs, donc il a fallu que je cotise à une association d’éleveurs, pour avoir droit à la subvention, autrement, si vous êtes privé, un gars tout seul, vous n’avez droit à rien ».
    Mère de l’enquêté : « Ils font tout pour que les gens s’associent ».
    Enquêté : «  Non, c’est pour être plus contrôlé ».
    Enquêtrice : « Vous avez l’impression d’avoir moins de liberté ?  »
    Enquêté : « Oui, beaucoup moins. Ils feraient mieux de nous mettre carrément fonctionnaires. Avec les paperasses, ils savent mieux que nous ce qu’on a maintenant ».
    Enquêtrice : « Et c’est récent ?  »
    Enquêté : « Depuis la PAC, c’est de pire en pire, ... Et depuis la vache folle, il faut baguer, il faut ci, il faut ça, et on vend de moins en moins cher alors !  »
    Enquêtrice : « Alors vous avez l’impression d’être un fonctionnaire ?  »
    Enquêté : « Oui. Tout le monde en a marre de la paperasse. Bon ceux qui sont plusieurs, (quand il) y en a un qui fait que les paperasses, qui a à peu près, pas que ça à faire, mais ou (quand la) femme fait ça, ça va. Mais autrement ceux qui sont tout seuls, il y a d’autres boulots pressants à faire. (...) il y a plein de travail à faire qui n’est pas fait, ou vite fait, ou mal fait. On a des clôtures à faire, à cette époque là, bon ben, maintenant pour gagner du temps bon, on met une clôture électrique devant la vieille clôture comme ça, ça va plus vite ».
    Enquêtrice : « Et vous pensez que ça va évoluer comment ça ?  »
    Enquêté : «  Ça va être de pire en pire. Quand ils parlent de simplifier, vous êtes sûr d’avoir deux feuilles de plus à remplir. Je crois que l’Europe et puis la vache folle à bon dos pour nous contrôler au maximum, c’était le bon truc pour nous contrôler, je ne sais pas ».
    Enquêtrice : « La vache folle ça leur a permis de,...  ».
    Enquêté : « ...de nous mettre un peu plus le grappin dessus, à notre avis ».
    Enquêtrice : « Donc vous préfériez comme c’était avant ?  »
    Enquêté : « Les gens ils préféraient tous leur produit le prix que ça valait, bien et puis moins de subventions quoi, moins être assistés quoi ».
    Mère de l’enquêté : « Oui qui payent le prix ».
    Enquêté : « Oui le prix que ça vaut. Mais bon, c’est foutu ça !  »

Ils s’opposent donc aussi bien à la constitution des groupements de producteurs, qu’à la gestion de la production telle qu’elle a été définie à partir du passage d’une logique de prix à une logique de primes, ces différentes mesures et organismes ainsi constituées engendrant une accentuation des contrôles sur ce qu’ils doivent faire, alors qu’ils souhaiteraient prendre leur décision quant à la conduite de leur exploitation de manière plus autonome.

Ce que ces éleveurs mettent également en avant, c’est la sensation qu’ils ont que leur travail se voit de plus en plus dévalorisé. Ceci est particulièrement net dans les critiques qu’ils adressent au système des primes et à tout ce que recouvre sa mise en oeuvre. Ils considèrent en effet que celui-ci aboutit à un « nivellement par le bas », à une « uniformisation » du métier ou la possibilité étant en quelque sorte donnée à n’importe qui de l’exercer.

  • Encadré 20 : l’opposition à une uniformisation du métier (E02)
    « On avait compris que de toute façon ils voulaient assister un petit peu plus, ils voulaient soutenir par des primes (plutôt) que de soutenir les prix. Ça on l’avait compris! Bon moi j’appelle ça le nivellement par le bas, parce qu’en travaillant comme ça on uniformise. Bon quand vous avez les prix qui font la différence, celui qui travaille bien réussit beaucoup mieux que celui qui ne fait rien. Avec les primes qui sont données à la surface ou à l’animal, on ne tient plus compte de la qualité du travail ou de toutes ces choses là, donc, plus on met une part importante de primes dans le produit, plus on uniformise. »

Toutefois, les éleveurs de ce premier récit ne remettent pas en cause toutes les bases sur lesquelles a été fondée leur profession et luttent pour redonner un sens à leur métier comme nous allons le décrire maintenant.

Notes
170.

Le taux de chargement exige de ne pas dépasser un certain nombre d’animaux par hectare pour bénéficier de la prime à l’extensification.

171.

Jusqu’à la création, dans les années quatre-vingt, des associations de producteurs, seuls les groupements de producteurs (institué par la loi d’orientation agricole complémentaire de 1962 afin de favoriser la mise en marché d’un produit et de réguler la production) étaient autorisés à reverser à leurs adhérents certaines aides octroyées par l’Office national interprofessionnel des viandes, de l’élevage et de l’aviculture (OFIVAL), cf. l’annexe du chapitre 5 sur l’organisation de la filière).