Bien que ces éleveurs se sentent de plus en plus contraints à se plier à une nouvelle réglementation, à ’subir’ la nouvelle politique agricole, ils s’efforcent aussi de montrer qu’ils ne sont pas prêts à faire tout et n’importe quoi pour entrer dans ce cadre établi. Ils tiennent à marquer la différence entre ce qu’il est recommandé de faire et ce qu’ils jugent raisonnable de faire. Ils ajustent alors leur conduite, en fonction de la ’réalité’, c’est-à-dire des éléments sur lesquels ils s’appuient pour orienter leur action professionnelle.
Encadré 21 : entre discours et réalité (E03)
« C’est un système traditionnel, on fait du boeuf qu’on appelle ça de trente mois, c’est-à-dire qu’on vend, que quand je finis mes boeufs, je ne vends que de la viande à boeuf quoi, en principe. Je ne fais pas de jeunes, j’en fais, je suis obligé, parce que je ne peux pas faire sur tout le volume, parce qu’en plus sur le boeuf, le débouché, entre le discours et la réalité c’est tout un monde. D’un côté, on nous dit faites des bons produits, faites de la bonne viande. Mais il n’y a pas de débouchés en réalité. Tout ce qui est grandes surfaces où les revendeurs préfèrent vendre de la vache sous l’appellation boeuf ».
Cet ajustement est marqué par une référence notamment à la notion de ’prudence’, comme le montre l’extrait de l’entretien suivant, dans lequel un éleveur dénonce ’l’engrenage’ dans lequel sont pris les jeunes.
Encadré 22 : rester prudent pour ne pas tomber dans un engrenage (E16)
« Et puis alors, s’ils en font plus, ils passent au réel172, chose qu’il faut éviter. Nous on l’a évité tant qu’on a pu, (...) alors lui (le fils installé depuis 1996), c’est pareil, il est sur la tangente. S’il y passe, c’est la catastrophe, après il est obligé d’en faire encore plus pour s’en sortir. (Les impôts), ils en prennent la moitié. Ils prennent la moitié du bénéfice ou à peu près. Alors la moitié coupée en deux, il ne reste pas (grand chose)..., ou alors il faut qu’il investisse sans arrêt, sans arrêt. C’est ça le problème du réel. Alors, il y en a quelques-uns qui y sont, justement, qui se sont laissés prendre. Ils étaient sur la balance et ils n’ont même pas vu arriver,. (...) ils sont dans un engrenage ».
Ainsi, ces éleveurs sont largement opposés à l’ensemble des mesures d’orientation d’aide à l’installation des jeunes, qui les met dans des situations impossibles. Ce qu’ils reprochent à la politique agricole actuelle s’est de les priver d’une certaine souplesse dans la définition de la gestion de leur exploitation lors de l’installation et de les inciter à investir des sommes jugées considérables, voire de décider à leur place des pratiques culturales à mettre en oeuvre sur les exploitations.
Encadré 23 : des arrangements devenus impossibles devant la rigidité du système PAC (E16)
« Par rapport à avant la PAC, avant la PAC, on était heureux. Heureux, dans le sens qu’on avait notre liberté, on pouvait soit labourer un pré, on en avait marre, on réduisait une chose et on en augmentait une autre, il y avait tout de même des arrangements. Il n’y en a plus. »
Tant qu’ils en ont la possibilité, ils évitent donc de créer des situations dans lesquelles ils risquent de perdre le peu de liberté qu’ils ont l’impression qu’il leur reste aujourd’hui. C’est ainsi que s’inscrivant dans une conception ’patrimoniale’ de leur exploitation173, ils peuvent refuser certaines aides (aides à l’installation des jeunes agriculteurs, aides à la construction d’un bâtiment) ou retarder certains projets afin de préserver cet espace de liberté et de se défendre de l’empiétement d’un appareil agricole qu’ils jugent trop contraignant. Revendiquer cette position de retrait tient aussi cependant au fait qu’au regard des contraintes des systèmes de production dans lesquels ils se trouvent engagés (depuis la réforme de la PAC notamment) ils ne voient pas comment ils pourraient faire ’autrement’.
Encadré 24 : la justification de la valeur d’un système de production traditionnel du boeuf (E03)
« C’est-à-dire que je suis encore un des rares qui fait du boeuf, qui croit encore au boeuf. (...) Et disons qu’avec le système des quotas, quand j’ai opté au départ pour les boeufs, je me suis un petit peu coincé dedans parce que si j’arrête les boeufs je n’aurai pas d’autres quotas supplémentaires. Dans mon système, si j’arrête mes boeufs donc j’ai 25 boeufs d’une année, 25 de l’autre, ça me fait 50 produits donc il faut au moins que j’augmente de 25 vaches. Je n’aurai jamais 25 quotas supplémentaires, c’est ce qui faut voir, donc je suis un peu enfermé dans mon truc là.
(...)Alors, en même temps, je crois que moi par tradition, j’ai eu l’habitude de faire ça et je m’aperçois que je ne sais pas pourquoi on s’est amusé à faire autrement. On a tout déstructuré le système de la viande avec ça et de toute façon, comme j’ai toujours dit, ceux qui font du broutard repoussé qui les font vêler au mois de novembre n’auront pas la retraite avant moi. Ils n’iront pas plus vite que moi. C’est un petit peu ce qui a fait manquer le consommateur avec la viande.
Si, à partir de la production de boeuf traditionnel, cet éleveur peut se sentir en phase avec certaines demandes des consommateurs, en affichant une volonté de valoriser la qualité des produits, d’autres types de productions, qu’il juge insuffisantes pour répondre à cette demande de qualité, ont remplacé cette production plus ’traditionnelle’ mais ne permettent pas pour autant de revaloriser son système de production. Il explique dans la suite de l’entretien qu’il ne comprend toujours pas pourquoi on a préféré passer à une production dont on ne tire par directement les bénéfices puisque les animaux sont pour la plupart destinés à l’exportation, plutôt que de continuer à produire du boeuf sans tromper le consommateur sur l’origine du produit, de valoriser toute une région d’élevage et de production de ’boeufs’. Mais plus globalement, ce que dénonce la plupart des éleveurs regroupés dans ce premier récit, c’est que le changement d’orientation qu’ils ont été contraints d’opérer (en passant par exemple de la production d’animaux maigres à la production de broutards, les empêche de concevoir la transmission même de leur exploitation comme nous allons le voir maintenant.
L’assujettissement à l’impôt distingue deux cas de figure : les agriculteurs soumis à l’impôt forfaitaire à l’hectare, pour les exploitations agricoles dont le chiffre d’affaire n’excède pas 300 000 francs par an, et le régime d’imposition sur les bénéfices réels pour les autres.
Nous reprenons ici la distinction opérée par D Jacques-Jouvenot (1997) en référence à D Segrestin (1992) entre le caractère patrimonial de l’exploitation, qui renvoie à une logique de transmission des biens familiaux de génération en génération, et le caractère entrepreneurial de l’exploitation, fondé sur une logique d’optimisation du capital [Jacques-Jouvenot, 1997, 29].