7.1.4 Vers la fin d’un métier ?

Pour l’ensemble de ces éleveurs, il est difficile d’accepter une ’complexification’ du métier, alors qu’ils avaient trouvé des moyens de valoriser le travail par la recherche d’une simplification du travail ou par une organisation ’traditionnelle’ de la production. Comment peut-on leur faire croire que c’est sur d’autres bases, et notamment à partir de la gestion des primes, que l’on peut organiser l’ensemble de l’activité de l’élevage ? S’ils entretiennent certaines réserves quant à la redéfinition actuelle de leur métier, c’est parce que les principaux repères selon lesquelles s’effectue, dans la situation actuelle, la transformation de leur métier, leur apparaissent ridicules.

L’analogie faite, par ailleurs par cet enquêté, entre son nouveau métier et ce qu’il appelle le ’bureaucrate’ est significative de la manière dont il appréhende certaines transformations du métier d’éleveur. Les nouveaux outils de l’agriculteur (représentés ici par une sacoche et un crayon), son nouveau lieu de travail (le bureau), renvoient, selon lui, plus à la figure du fonctionnaire dont l’essentiel du travail se passe à l’extérieur. Cependant l’effet d’exagération qu’il produit en invitant n’importe quel « rigolo », les « incapables » à exercer le métier tel qu’il le conçoit, montre qu’il n’est pas prêt à se résigner à endosser cette nouvelle identité, ni même qu’une telle conception soit possible, le métier d’éleveur ne pouvant se restreindre à une seule définition administrative qui ignorerait tout le socle sur lequel a été constitué leur métier.

On assiste ainsi, selon eux, à une déprofessionnalisation du métier qui est caractérisée par l’orientation vers un soutien de l’agriculture par les primes. Cependant, ces éleveurs ont certains doutes sur la position qu’ils ont prise à l’égard de cette nouvelle orientation, puisque finalement ils sont bien contraints de ’faire avec’, et n’ont pas d’autre alternative à proposer. Ils ont d’ailleurs bien souvent cherché à ’faire comme tout le monde’ en augmentent, par exemple, le nombre de vaches de leur exploitation afin de bénéficier des primes comme le montre l’exemple suivant.

Les éleveurs dont les propos peuvent être regroupés dans ce premier récit, ont à faire à un dilemme entre la conception qu’ils ont de leur métier et la possibilité qui, dans la situation actuelle, leur est donnée, de la mettre en application. Ils se demandent s’ils n’auraient pas mieux fait, compte tenu de l’orientation prise aujourd’hui par la politique agricole, de s’y prendre autrement. Peut-être qu’en augmentant la taille de leur SAU, en retournant une partie de leurs parcelles de prairie en culture..., ils seraient plus libres de faire ce qui leur plaît, d’autant plus qu’ils constatent que le passage au système de primes a permis dans l’ensemble une amélioration de la situation financière des exploitations d’élevage. Que finalement « financièrement, [les primes] ça a aidé les gens, c’est quelque chose de fixe qui tombe dans un métier qui est vraiment aléatoire selon les années » [fils de E16].

Mais bien que cette situation puisse être plus confortable, elle pose cependant des questions concernant l’image qu’ils peuvent donner de leur métier

On voit bien comment pour ces éleveurs, les références qu’ils ont en matière de ce qu’il est, selon eux, raisonnable de faire et la manière dont ils interprètent les changements de valeurs du métier, les amènent à s’interroger sur le devenir de leur profession. Ainsi, s’ils prennent à la lettre les nouvelles normes de définition du métier, essentiellement basées sur les primes à l’agriculture, ils craignent d’être amenés à terme ’à faire n’importe quoi’, c’est-à-dire tout autre chose que ce qui donnait un intérêt spécifique à leur activité professionnelle. Dans la suite de leur réflexion, ils s’interrogent également sur ce que les montants de la prime peuvent signifier aussi bien dans leur univers agricole qu’en dehors de celui-ci.

Quel seuil ne doivent-ils pas dépasser pour pouvoir garder une image convenable vis-à-vis de l’extérieur de la profession ? Partagés sur la manière dont ils peuvent envisager de continuer à exercer leur métier sans trop trahir leur image du métier, certains n’hésitant pas, par exemple, à développer des comportements d’auto-dénigrement, défendant par exemple des éleveurs mis en accusation dans certaines affaires de fraudes (utilisation de produits illicites, ou explicitant certaines astuces pour tricher sur les déclarations du nombre d’animaux ou de leur âge) afin de montrer leur opposition à un système de contrôle qui va selon eux à l’encontre de l’idée qu’ils se font de l’exercice de leur métier basée sur une relative indépendance. D’autres, on l’a vu, exagèrent la manière dont l’agriculture peut après tout, à partir d’une conformation aux exigences des organisations professionnelles et de l’administration être exercée par n’importe qui, ce qui est loin en fin de compte de correspondre à l’idée qu’ils se font de leur métier malgré ce qu’ils laissent entendre.

Pour ces éleveurs, conscients d’une instabilité de plus en plus forte de leur métier, il est cependant important de faire la preuve que leur système est cohérent, qu’ils ont un raisonnement qui tient la route et qu’ils ont su préserver une certaine autonomie de leur travail.

S’interroger pour ces éleveurs sur la manière de s’y prendre pour faire face à ces changements, c’est donc examiner comment ils entreprennent certains arrangements leur permettant de supporter cette transformation. On peut parler à cet égard d’adaptation à minima, comme si ces éleveurs cherchaient à s’assurer, par-là, un certain contrôle de leur activité. C’est toujours à partir du repositionnement des objectifs qui, dans la situation actuelle, sont les leurs qu’ils interprètent ce qu’il faut (ou non) accepter, au risque de paraître ’rester un peu en arrière’.