a) Un défi relevé

Ces éleveurs ne sont pas réellement inquiets et préoccupés, ni par l’état actuel de l’élevage qu’ils considèrent plutôt satisfaisant, ni par l’avenir de leur situation professionnelle. Leur force réside dans la capacité qu’ils ont à maîtriser toujours plus finement ce qu’ils font. Ils présentent l’intérêt de la réflexion qui doit précéder toute nouvelle prise de décision importante. A travers la nouvelle réforme de la pac telle qu’elle est annoncée au moment de l’enquête, il apparaît, par exemple, pour ces éleveurs que rien ne doit être laissé au hasard, s’ils veulent être sûr de garder la maîtriser de la situation.

  • Encadré 44 : exemple d’anticipation, comment s’assurer de ne rien laisser au hasard (E07)
    « Moi, je m’aperçois qu’on s’adapte, et c’est quand même une des particularités du monde agricole,. A chaque fois qu’on va nous sortir une nouvelle pac, je dirais, une nouvelle sauce à laquelle on va nous manger, on s’adapte. On gueule fort toujours, mais on adapte, et ça c’est la puissance je dirais de l’agriculture en France qui fait ça. On a un pouvoir d’adaptation (et) il y a peu de corporations, à mon avis, qui sont capables de faire ce genre d’adaptation».
    Enquêtrice : « Alors, cette capacité d’adaptation elle vient de quoi ? ».
    Enquêté : « Quelque part [l’agriculteur] pense que (..) rien n’est définitif. Même s’il y a des acquis on peut admettre que tout peut être remis en cause à chaque instant. C’est vrai que nous là, le Paquet Santer II 176 qui peut sortir, on a déjà fait des simulations par rapport à ça, pour voir comment on s’organise, comment on va optimiser au mieux. Mais je dirais que le Paquet Santer II va éliminer toutes les petites exploitations, tel qu’il est sorti aujourd’hui. Et le gars qui ne saura pas adapter son exploitation à cette nouvelle PAC , il est foutu. Et c’est pour ça qu’on est conscient qu’au niveau du Paquet Santer II, il ne faut pas qu’on baisse notre moyen de production. Et notre force elle est là. Ne serait-ce que de dire d’acheter de l’engrais en sacs de cinquante kilos ou de l’acheter par semi-remorque en vrac. C’est exactement ça. Et on a quand même plus de pouvoir de dire, attendez nous c’est tel prix, pour un semi-remorque, que le gars qui va aller acheter cinquante sacs de cinquante kilos. Donc c’est ça la puissance qu’il faut savoir dégager aujourd’hui. Disons que ça nous a permis de poser la question de savoir si on maintient notre moyen de production, ou si on maintien notre capacité à faire de l’argent. Oui. Est-ce qu’on est capable de baisser notre revenu (d’après ce qui est annoncé au niveau du) Paquet Santer II , pour faire 20% en moins. Ou alors, est-ce qu’on décide de maintenir notre puissance financière, je dirais, et on adapte par rapport à ça. Alors c’est peut-être reprendre 30 hectares de prés, pour pouvoir diluer notre chargement, pour rentrer dans le créneau pour pouvoir percuter telle prime et tout ça. On a déjà préparé ça, mais aujourd’hui, on a rien de lancé, sachant que le Paquet Santer II n’est pas encore sorti, ce ne sont que des prémisses».
    Enquêtrice : «  Mais vous avez fait des hypothèses sur toutes les possibilités ? »
    Enquêté : « Voilà. Alors on s’aperçoit que les vaches supplémentaires, est-ce qu’il faut les garder ou pas ? Au-delà des primes, on a 95,5 primes, aujourd’hui on fait vêler, 105-110 vaches, est-ce que ces vaches supplémentaires on les garde. Comment on les raisonne ? Effectivement elles n’ont pas de primes, mais elles font partie quand même de l’économie de l’ensemble».
    Enquêtrice : « Et au niveau de la réforme de la PAC de 1992, vous aviez déjà fait ce genre de calculs ? ».
    Enquêté : « Ça a été encore plus compliqué que ça parce que c’était l’année ou on a repris le plateau de culture de quarante hectares, qui est dans l’Yonne. Donc les calculs ont encore été plus loin, sachant qu’on était en période de jachère, imaginez l’Yonne, c’est pas les mêmes références que la Nièvre, donc il faut gérer la surface de l’Yonne avec des pourcentages par rapport à des quintaux de récoltes, et la Nièvre c’est différent et on fait un mixe de tout ça, donc c’est vrai que ça a été une année très compliquée pour nous».

A travers la question de l’adaptation des exploitations agricoles, l’enquêté met en avant l’idée d’une opposition entre deux types d’éleveurs, ceux qui ont de petites exploitations et n’ont pas fait fructifier leur affaire, et les exploitations qui ont su optimiser leur exploitation, accroître leur moyens de production et obtenir un pouvoir, ’une puissance’ dans les négociations avec les différents organismes professionnels. L’intérêt qu’ils portent aux simulations économiques – et aussi l’absence de références faites à tout un tas d’éléments imprévisibles, comme si les termes de l’adaptation consistaient, pour eux, à minimiser les aléas - montre comment la stabilité du modèle dont ils sont porteurs et dont ils se font les promoteurs est assez directement liée aux revendications du syndicat agricole et à la place qui lui donne en tant qu’organisme de défense des intérêts des éleveurs.

  • Encadré 45 : des éleveurs représentants des organisations professionnelles agricoles
    Enquêté : Avec mon frère, on fait partie de la Fédération du syndicat agricole. Mon frère est même vice-président du département. Alors bon on est bien renseigné. Les gens qui sont adhérents bon il y a des journaux, il y a des courriers, ils ne le sont pas moins mais enfin.(...) et puis il y a des circulaires au niveau de la fédération. Je vois au niveau des aides, ils envoient une feuille avec le tableau, bon par exemple taurillon ou broutard, il y a toutes les aides sur l’année et tout. Donc c’est l’avantage quand même de tout ça, même si, bon puis quand même ils nous défendent parce que je vois la PAC là, s’il n’y avait pas eu la fédération, la FNSEA, au niveau national, pour bouger le Ministère, ça aurait été une catastrophe.
    Enquêtrice : en 92 ?
    Enquêté : Déjà en 92 et puis même là dernièrement, s’il n’y avait pas eu la fédération, je ne sais pas ce que ça aurait donné. Ça permet de se battre au niveau du Ministère qui lui, après, se défend au niveau de Bruxelles. Parce que s’il n’y a personne au niveau du Ministère, à Paris, qui leur dit ça va pas ou ça va chauffer si vous ne faites rien, bon ils font ce qu’ils veulent, alors que là, ils craignent quand même. Et puis il y a des propositions, aussi, parce que les technocrates ils connaissent quand même pas. Mais c’est vrai qu’au niveau de la profession, c’est difficile parce que, bon il y a les céréaliers qui tirent la couverture à eux, il y a les laitiers, il y a les éleveurs, et c’est vrai que quand il y a des enveloppes au niveau national, il faut les répartir, et après c’est la guéguerre entre tout ça. Même au niveau de la fédération, du bureau. Et les plus forts c’est les céréaliers. Après les laitiers, puis nous en dernier.
    Enquêtrice : Vous vous sentez marginalisés ?
    Enquêté : Surtout le troupeau allaitant, parce qu’ils n’ont pas besoin de nous. Si c’était des régions comme le Morvan, le Centre, ils n’ont pas besoin de l’élevage allaitant, bon ils ont peut-être besoin de nous pour les entretenir ces régions là.

Pour ces éleveurs, le syndicat comme les groupements de producteurs apparaît, un organisme de références et d’informations permettant d’accéder à cette logique ’d’adaptation’ et d’optimiser au mieux la production. Le monde agricole reste cependant, largement représenté par d’autres secteurs d’activités. Cela se manifeste, chez cet enquêté, par certaines interrogations sur la place que le secteur allaitant peut avoir dans le monde agricole puisqu’il n’est pas reconnu selon les mêmes critères que les secteurs d’activités agricoles ’dominants’. Cependant, si cet éleveur s’interroge sur la position de l’élevage allaitant par rapport au reste de ’l’agriculture’, cela ne remet pas pour autant en cause, la conception qu’il a de son métier et ne perturbe en rien la manière dont il voit l’avenir de son exploitation, ce qui n’est pas le cas d’autres éleveurs de ce récit, comme nous allons le voir ci-dessous.

Notes
176.

Il s’agit de la proposition de réforme de la Politique Agricole Commune présentée en mars 1998. Les conséquences de ce projet ont été examinées pour la filière viande bovine par l’Institut de l’Elevage.