a) Des ’porte-paroles’ minoritaires, la mise en oeuvre d’un changement de perspective

Les éleveurs de ce troisième récit-type ont, lors de l’enquête, tous exposé la manière dont ils ont pris la décision, à un moment donné, de prendre le contre-pied des modèles ’conventionnels’ et cela même s’ils y avaient, pour certains, adhéré. Dans l’ensemble, le discours de ces éleveurs contient une reprise historique de ce que l’on pourrait appeler les grands débats du monde de l’élevage qui sont ici mis au coeur de la dynamique participant à la reconstruction du métier. Dans ce troisième récit, la plupart des éleveurs sont devenus des porte paroles d’une opposition à l’agriculture ’conventionnelle’, défendant, chacun à leur manière, une autre idée de l’élevage allaitant ou de l’agriculture. Ils prennent en compte le fait que c’est collectivement qu’ont été débattus à un moment ou à un autre de l’histoire les orientations à prendre par l’élevage allaitant, et c’est alors à ce niveau là, que certains éleveurs ou plutôt groupes d’éleveurs ont décidé d’opérer une scission avec le modèle de référence sur lequel ils s’appuyaient jusqu’alors. Ils ont en quelque sorte fait le constat d’un échec collectif qui ne pouvait selon eux se régler qu’en s’interrogeant sur les éléments les plus marquants de ces désaccords. Sans aboutir pour autant, dans la situation actuelle, à une rédéfinition stabilisée du métier, puisque la dynamique des débats concernant ce qu’il faudrait faire ne s’est pas atténuée et se trouve même renforcée par une forte pression exercée par la société, ils s’interrogent toujours sur les formes possibles de cette redéfinition. En conséquence, s’ils ont pu opérer une certaine scission avec un modèle plus ’conventionnel’ du métier d’éleveur, en s’appuyant sur leur expérience et les erreurs produites par le passé au niveau de la profession pour avancer une nouvelle conception du métier, celle-ci plus ou moins radicale et récente selon les éleveurs de ce récit reste provisoire. Ainsi, il est important pour ces éleveurs de mettre en avant dans leur discours le fait que le monde de l’élevage allaitant, voire le monde agricole, ne s’est pas construit à partir d’un consensus. On a alors, par exemple, une reprise des débats opposant l’agriculture intensive à l’extensification ou encore à l’agriculture biologique. Il est également fait état de la manière dont l’effort exclusivement centré sur la sélection de la race (permettant d’obtenir une renommée internationale) a eu certains effets négatifs sur d’autres types de valorisation de l’élevage allaitant et notamment la production d’une viande de qualité ’supérieure’. D’autres exemples sont pris pour évoquer la manière dont on a cherché à développer une ’rentabilité à court terme’, par l’augmentation de la production de jeunes animaux maigres destinés à l’exportation, tendance encouragée par la logique même des primes. Ainsi, c’est bien à partir de la mise en évidence d’erreurs répétées au regard de ce qu’ils pensent aujourd’hui avec recul quant à ce qu’il aurait fallu faire, que ces éleveurs s’efforcent de tirer les enseignements de l’histoire à laquelle ils ont participé.

L’encadré suivant permet de saisir la trame des discours proposés par les éleveurs de ce récit quant à l’évolution du cours de l’histoire. Considérant que l’élevage avait fait fausse route, l’éleveur change de ton quant à ce qu’il faut faire selon lui, marquant comment il s’était trompé de voie.

  • Encadré 47 : entre continuité et rupture ou comment réintroduire de l’ordre dans l’image de l’élevage allaitant : l’exemple de la construction d’un label dans le berceau de la race (E14)
    « Nous on est dans un pays d’engraissement à l’herbe dont je referai un peu le retracé. L’engraissement à l’herbe, c’était la continuité du pays du charolais (qui est le) berceau de la race, (et qui) s’étend (du) bas du Morvan, Toulon sur Auroux, pour aller finir un petit peu sur Roanne. Je vous parle de ça il y a cent ans, c’était ça le charolais. Et puis avec des vallées d’engraissement, il y avait des cheptels naisseurs-engraisseurs, et c’est eux qui produisent la viande, qui aujourd’hui s’est produite chez nous [dans le Brionnais]. Et dans le pays, vous avez entendu parlé des hormones, c’est autorisé, c’est interdit, c’est autorisé c’est interdit. Il y a eu toutes les péripéties liées aux réglementations et le pays qui était engagé il y a vingt à trente ans(dans la production de viande aux hormones a connue) une cassure. Il y en a qui se sont dit, nous on maintient nos élevages de production de qualité et puis il y en a qui on dit, non je pense que la viande de qualité d’abord c’est ce que le consommateur demande, c’est de la viande pas grasse, c’est de la viande pas chère. Donc il y a eu une cassure avec les producteurs, j’en fais parti. On a des techniques de productions qui étaient mises à notre dispositions, les hormones, enfin les activateurs de croissance et compagnie, et donc on a baissé le prix de la viande. C’était une façon d’augmenter les carcasses, (...) parce qu’il faut dire aussi, (que) la génétique ne s’occupait guère des rendements à ce moment là. Alors les rendements il fallait les apporter par des méthodes techniques. Vous me suivez. Et ça, ça a été pendant dix ans, quinze ans, et puis avec une course un peu à l’armement finalement, quand le (marché) des hormones étaient ouvert, il y avait des rentrée (d’animaux à engraisser). Mais ce que je dis, et ce que je persiste à dire, c’est jamais un éleveur qui a fait la recherche là-dessus ! Bon il y avait les laboratoires, c’était à celui qui était le meilleur, on était arrivé dans les années 85-86 à des taux de croissance assez élevés. On doublait les taux de croissance du naturel, et donc on gagnait sur le prix de revient. Et aujourd’hui encore le discours de la filière est partagé. (..) Il y a (par exemple) le président directeur [d’un abattoir] qui (récemment), à je ne sais pas plus qu’elle réunion dans un discours à Paris, ne parle pas du tout de filière de qualité, il parle de prix. Donc en disant que les gens cherchent le prix. Mais, nous c’est là qu’on s’est rendu compte, quand même, que à force de faire du prix, on faisait de la viande basique, on faisait du muscle, on faisait des protéines pour l’agro-alimentaire, on s’en est rendu compte, et au niveau de notre produit on était descendu. C’est sûr, qu’au niveau de coup de production, aujourd’hui on est à vingt-cinq francs, mais on était descendu sûr à dix-huit / vingt francs, avec les techniques qui étaient autorisées, et puis qui étaient mises sur le marché par les laboratoires, et puis même des vétérinaires, et puis, malheureusement, on en a encore les traces. Mais on en était arrivé là. Et là, je voyais quand même moi, j’ai dit, on fait fausse route. On fait fausse route, parce qu’on se rendait compte que le consommateur ne voulait pas de ce produit là. Et donc, après il y a eu des organisations de consommateurs qui se sont créés, qui on dit on ne veut plus de cette viande là, on veut de la viande de qualité. Je sais pas si vous le sentez, c’était scandale sur scandale, quoique les hormones étaient autorisées. Bon il y a eu l’interdiction des hormones du décret européen qui est venu, qui est arrivé et qui a été mis en application en 89. Et là nous on a réfléchi, et on a dit, bon ben là il faut que l’on change notre fusil d’épaule, parce qu’on voyait que l’on vendait du produit mais contre l’insatisfaction du consommateur quoique qu’il y a des fois on ne savait plus où on en était, on ne savait plus. Pour la grande distribution, ça allait bien, pour le boucher distributeur, ça n’allait pas. Et on avait quand même des atouts, on sentait quand même les gens, et il faut quand même sentir le courant, aujourd’hui, on se tourne vers le bio. Donc on sentait le courant que les gens voulaient quand même revenir sur quelque chose d’un peu plus naturel et qu’on avait les atouts pour jouer dans la région, le naturel, alors c’est là que l’on a développé le label. Et on a créé un label, on a commencé avec une quinzaine de producteurs dans le berceau de race là, autour de St Christophe ».

Nous pouvons voir, à partir de cet exemple, comment cet éleveur présente les tensions relatives au monde de l’élevage allaitant dans le temps, mettant en avant la continuité de l’élevage, puis la cassure du métier et enfin la recherche d’un retour vers une continuité. Multipliant les allers retours entre le passé et le présent, le métier ne se définit pas à partir d’une vision figée de ce qu’il convient de faire. Selon cet éleveur, une première rupture est opérée entre ceux qui ont cherché à rester sur une production plus ’naturelle’ et ceux qui se sont engagés dans une production plus intensive. Une deuxième rupture s’est ensuite opérée entre ceux qui, après s’être engagés dans une telle intensification ont changé d’avis ou ’de fusil d’épaule’ et ceux qui sont restés sur l’idée que le prix est plus important que la qualité. C’est donc de ces avis partagés, des incertitudes par rapport à ce qu’il aurait alors été intéressant de faire, au fil du temps, que ces éleveurs tirent les enseignements à partir desquels par la création d’un label régional, ils ont cherché à revenir sur quelque chose de plus naturel, à restaurer une image de l’élevage allaitant qui avait été mise à mal par la profession du fait de la voie de développement qui avait été suivie en oubliant ce qui faisait la spécificité de l’élevage allaitant.

D’autres exemples présentent, de manière similaire, une lecture critique de l’histoire de l’élevage allaitant ou de l’agriculture, révélant les insuffisances d’une modernisation de l’élevage à tout prix, qui ne tient pas compte de toutes les potentialités ni des particularités de ce système de production. Ces éleveurs sont alors autant de ’portes parole’ de ces échecs et de ces écarts plus ou moins marqués à une agriculture ’conventionnelle’ dont ils ont, à partir de là, cherché à se détacher. Ces scissions plus ou moins fortes servent ainsi de tremplin vers la définition de nouveaux types d’agricultures possibles.