a) Une vision controversée de la reconnaissance d’une logique de démarcation

Nous avons montré dans la première partie de cette section (7.3.1) comment les éleveurs de ce troisième groupe avaient dû, lors de leur reconversion, faire face à un dénigrement. Nous pouvons nous intéresser maintenant à la manière dont ils font le bilan de cette reconversion dans la situation d’instabilité actuelle. Si les propositions, qui soutenaient la reconversion qu’ils ont effectuée, étaient en décalage avec des modèles alors dominants, qu’en est-il aujourd’hui ? Ont-ils trouvé les moyens de faire la preuve du sérieux de leur entreprise ? Si on reprend les principaux commentaires de ces éleveurs à ce propos, il apparaît que bien qu’ils soient dans l’ensemble parvenus à démontrer l’intérêt de leur démarche, ils restent cependant partagés sur la manière dont la prise en compte de ces démarches engendrent certains changements de pratiques, pour l’ensemble de la profession.

  • Encadré 59 : une démonstration enfin possible du sérieux de l’affaire (E09)
    « Au niveau des chambres d’agriculture, à l’époque, c’était plus un blocage agriculture conventionnelle, agriculture biologique toujours avec une image soixante-huidarde des agriculteurs bio et puis d’un micro marché. Au départ l’agriculture bio était considérée comme une agriculture faisant partie d’une diversification possible, sachant que ça correspondait comme le foie gras etc., pour l’agriculteur conventionnel. Alors que nous, en tant qu’agriculteur bio, on se considérait comme une part de l’agriculture conventionnelle. (...) Et donc par rapport à ça, il y a eu une évolution des mentalités de l’agriculture conventionnelle qui bon s’est vraiment faîtes à partir (...) des mesures agri-environnementales, il y a eu tout ça, qui a fait que l’agriculture bio a été prise plus au sérieux. (...) Et donc, il y a une évolution quand même de l’agriculture conventionnelle à travers les idées générales qui sont véhiculées que se soit par les médias ou que se soit par les gens qui viennent en vacances dans nos régions et qui commencent à dire à l’agriculteur, je vous vois souvent avec la tonne à traiter, qu’est ce que vous faites, et donc qui commencent à se poser des questions. L’agriculteur veut quand même garder l’image positive qu’il avait au niveau territoire quoi. (...) . Il faut de tout pour faire un monde, mais quelques fois, on avance en disant des vérités, c’est à dire que le contribuable qui à l’heure actuelle donne des prîmes au travers de la PAC, il se rendra compte que ces primes jouent un rôle dans la pollution de l’eau. Ils diront, il faut peut-être diminuer ces prîmes et en donner plus à l’agriculteur qui ne pollue pas, voilà».

Pour ces éleveurs, l’appui qu’ils ont obtenu dans les années quatre-vingt-dix, au niveau de la politique agricole d’une part, à travers la mise en place de nouvelles mesures destinées à inciter les éleveurs à s’engager dans des pratiques plus respectueuses de l’environnement, et par un soutien et une évolution des demandes mêmes adressées par la société au secteur d’activité agricole, d’autre part, que ce soit à travers la demande d’un respect de la nature, du bien-être animal ou de la qualité et sécurité alimentaire, est une preuve d’une reconnaissance de leurs démarches en marge d’une agriculture ’conventionnelle’. La manière dont la grande distribution a entrepris de développer certaines filières qualités (produits biologiques, produits labellisés et fermiers) est significative de ce changement de position vis-à-vis de ces démarches.

  • Encadré 60 : la crise de la vache folle, un détonateur de ce nouveau contexte (E09)
    « Il y a eu aussi l’évolution du marché, la consommation du produit bio avec les grandes enseignes d’hypermarchés, style Carrefour, Auchan et autres qui se sont intéressés à l’agriculture bio d’une façon professionnelle, c’est-à-dire qui ont voulu avoir un potentiel important de commercialisation de produits bios avec création de marques spécifiques ou autres. Il y a eu cette affaire de marché et puis il y a eu aussi un peu la crise de la vache folle qui a mis en avant l’agriculture bio, mais je pense qu’elle se serait retrouvée au niveau où elle est à l’heure actuelle mais avec peut-être 6 mois ou 1 an de décalage. Je pense que petit à petit on faisait déjà notre chemin sachant que les grandes surfaces étaient intéressées à la filière bio avant le problème de la crise de la vache folle. Elles avaient déjà commencé à développer la filière viande bio avant que ne se déclenche le problème de la vache folle».

Si la situation d’instabilité de la filière a ainsi accéléré le processus de reconnaissance des différents ’signes de qualités’, pour ces éleveurs, ce processus avait été engagé avant la crise et présente bien comment ils avaient déjà dans l’ensemble réussi à convaincre de l’intérêt de leur démarche, même si l’initiative du développement de ’filières de qualité’ a pu alors leur échapper en partie au profit de la grande distribution.

La reconnaissance qu’ils ont obtenue vis-à-vis des différentes instances agricoles et professionnelles n’est cependant pas telle qu’ils l’espéraient. L’encadré suivant montre à ce propos comment les agriculteurs biologiques ont dû réviser leurs ambitions à la baisse, puisque, bien qu’il y ait une forte demande du type de produits générés par ce type d’agriculture, l’idée, que défendaient ces agriculteurs, d’une généralisation de leur démarche à l’ensemble des agriculteurs, semble, selon eux, s’évanouir doucement.

  • Encadré 61 : l’agriculture biologique, une idée qui reste marginale (E09)
    « Disons, qu’au départ je pensais que l’agriculture bio correspondait à un besoin plus important d’agriculteurs de la région mais les agriculteurs sont difficiles à bouger. Donc j’ai été un petit peu déçu là-dessus. Mais autrement, ce qui est positif, c’est que le marché est là et que les idées que j’avais au départ se révèlent exactes en majorité. Donc, on ne peut que se réjouir et puis l’expérience que j’ai montée sur la ferme tient la route ».

Ces éleveurs bio pensaient que les éleveurs allaitants s’engageraient de manière plus systématique dans ce type de démarche. Mais si leur conception du métier d’éleveur reste, selon eux, marginale, tous les éleveurs de ce récit ne font pas le même bilan des changements de pratiques qui peuvent résulter en partie d’une référence aux initiatives qu’ils ont développés. Leur avis sur ce que cela peut signifier au niveau de la filière bovine est plus ou moins partagé. Certains d’entre eux ont l’impression que l’on se dirige inévitablement aujourd’hui vers une plus grande prise en compte de ce qu’ils défendent, les nouvelles normes agricoles faisant enfin une place à des thèmes comme le respect de l’environnement et du bien-être animal. L’ensemble de la profession agricole s’oriente donc progressivement vers des formes d’exercice de l’activité plus ’raisonnables’ (encadré 59). Pour les autres, les éleveurs charolais n’ont pas su saisir les chances qui leur ont été données de se distinguer de l’agriculture ’conventionnelle’ et de faire ressortir les atouts du métier afin de faire reconnaître l’ensemble du monde de l’élevage charolais. Ils disent comment ils ont été déçus par les réactions des éleveurs, les réorientations qu’ils attentaient de leur part restant discrètes au sortir de la crise de l’esb. Ainsi, alors que certaines périodes de crises aiguës pouvaient selon eux constituer la base d’un nouveau départ pour la profession et leur permettre de valoriser l’expérience qu’ils ont dans ce domaine, ils ont l’impression d’essuyer un nouvel échec, notamment parce qu’ils sont à la merci des décisions politiques agricoles prises à l’échelle nationale ou européenne.

  • Encadré 62 : un nouvel échec pour la filière allaitante ? (E14)
    « Le problème de l’élevage par rapport à ce qu’on fait, et ça s’est mon regret, c’est qu’on a quand même connu une crise, la crise bovine, la vache folle, c’était une crise sans précèdent. On n’a pas fait augmenter le prix, les chiffres, il faut être serein, on a reconduit nos prix, mais on a ouvert des marchés. Personnellement, on a eu de la demande en label, et on a pas pu satisfaire la demande. Je vous mets ça au passé, c’est pas demain, c’était hier, avant hier plutôt au mois d’août, et c’était encore en 98, et l’éleveur, c’est ça qu’il faut se mettre en tête. Avec la politique de la prime, avec la politique de naisseur, et bien le marché de la viande en France, qui s’était re-nationalisé, grâce à la vache folle, avec les labels, avec les marques certifiées, on avait repris une grosse partie des parts du marché français. Et c’est pas la peine que l’on cherche à exporter la viande, on est pas compétitif, il faut être réaliste. Mais quand vous avez un marché français, qui est porteur, et puis qui vous apporte une plus value, il faut essayer de le conserver. On l’avait perdu, et la vache folle nous l’a fait reprendre, et à cause des primes, à cause de la politique de la vache allaitante, à cause de la politique de naissage par rapport à l’Europe, et bien on va échouer, on va ré-échouer, et on est en train de ré-échoué».

Finalement, on voit bien comment la reconnaissance que les éleveurs de ce troisième récit semblent acquérir à l’heure actuelle, reste fragile. Si elle se traduit pour certains éleveurs par l’idée que l’on s’oriente globalement vers des formes d’agricultures plus ’raisonnées’, pour d’autres elle correspond à un nouvel échec de l’ensemble des éleveurs charolais. Du coup, on peut s’interroger sur la manière dont ces éleveurs, au regard de ce bilan, perçoivent leur place et leur responsabilité dans les orientations possibles que peut prendre le monde de l’élevage charolais à l’avenir.