Conclusion du troisième récit

Ce troisième récit est constitué à partir des propos d’un nombre restreint d’éleveurs, qui ont un statut quelque peu marginal dans l’élevage allaitant (éleveur biologique, emboucheur, porteur de projet d’une aoc viande,...) et pour qui il s’agit de faire ressortir, en s’appuyant sur l’histoire de l’élevage allaitant, les valeurs ’authentiques’ présentes dans la culture de l’élevage charolais, sans pour autant défendre l’idée d’un ’retour en arrière’.

Il s’agit d’éleveurs qui ont effectué une véritable reconversion suscitée par leur implication dans les débats et clivages de la profession. Porteurs de conceptions originales du métier et généralement assez fortement impliqués dans le monde professionnel qui est le leur, ils sont assez critiques à l’égard des orientations politiques quant au développement de l’élevage allaitant et à l’avenir des éleveurs sur l’ensemble de la région. Cependant, les réorientations des politiques à l’égard des dimensions sociales et environnementales du métier qui émergent depuis le début des années quatre-vingt-dix et les perturbations récemment rencontrées par la filière bovine, les amènent à s’interroger sur le début de reconnaissance dont ils font l’objet. Cette reconnaissance, même si elle est partielle, est la preuve pour ces éleveurs ’minoritaires’ que l’agriculture commence à s’engager massivement vers une agriculture plus ’raisonnable’.

Cette évolution pose, du coup, de nouvelles questions sur la position à prendre par ces éleveurs. Comment peuvent-ils garder la maîtrise de leurs démarches sans quelles ne soient ’récupérées’ par certains organismes professionnels ou commerciaux ? Pourquoi les éleveurs n’arrivent-ils toujours pas pour autant à se rassembler derrière une même conception de métier tirer par la valorisation de ’filières de qualité’ ? Quelles conséquences les démarches engagées peuvent-elles avoir en terme d’accroissement des inégalités aussi bien du côté des producteurs que des consommateurs ?

L’élaboration des récits-types avait comme principal objectif de mettre en lumière la manière dont les éleveurs appréhendent la crise de la profession. A partir des dimensions de l’analyse constitutives du rapport au changement, trois récits ont été produits afin de faire ressortir les différents modes de justifications des éleveurs enquêtés relevés lors des entretiens et appréhender comment ils ’expérimentent’ les transformations du monde professionnel qui est le leur.

Le premier récit caractérise 6 enquêtés (E02 ; E03 ; E12 ; E15 ; E16 ; E20) soucieux de continuer à exercer leur métier en référence à ce qui se faisait autrefois. Fortement imprégnés par une conception hiérarchisée du monde de l’élevage charolais, tel qu’il était incarné par certaines figures professionnelles, la situation actuelle qu’ils considèrent ’insensée’ annonce, selon eux, la ’fin d’un métier’. C’est alors, en essayant de se tenir à l’écart des évolutions en cours de l’élevage qu’ils cherchent à préserver leur indépendance.

Le deuxième récit renvoie à 7 enquêtés (E04 ; E05 ; E07 ; E10 ; E17 ; E18 ; E19) pour qui la crise actuelle du secteur allaitant est une occasion de rattraper le retard caractérisant à leurs yeux le monde de l’élevage charolais qu’ils jugent dépassé. Ce qui leur importe, c’est de faire la preuve qu’ils s’inscrivent dans cette évolution, montrant comment ils sont les piliers de l’organisation ’professionnelle’ du monde de l’élevage. S’accommodant des primes issues de la politique agricole et s’adaptant aux réalités des marchés, ils montrent comment ils maîtrisent la gestion de leur exploitation. Plutôt confiants, vis-à-vis de l’avenir de leur profession, ces éleveurs se désignent comme des ’modèles’ de l’évolution en cours de l’élevage charolais.

Le troisième récit est élaboré à partir d’un nombre restreint d’éleveurs (E08 ; E09 ; E11 ; E14) qui défendent l’idée d’une revalorisation de valeurs plus ’authentiques’ du métier, en référence à l’histoire de l’élevage charolais. Ces éleveurs s’appuient sur leur propre expérience, qu’ils inscrivent dans les grands débats et clivages du développement de l’élevage charolais, pour expliciter la ’reconversion’ qu’ils ont effectué, plus ou moins récemment, afin de sortir d’une conception productiviste de l’agriculture et s’engager dans une agriculture plus ’raisonnable’. Pour autant, la situation actuelle de la filière est à la base de nouveaux débats quant aux formes nouvelles d’exercice du métier. Ils s’interrogent ainsi sur les nouvelles contradictions qui peuvent émerger des initiatives dont ils sont porteurs.

Au final, les représentations que les éleveurs enquêtés ont de leur situation actuelle et de ce qu’il conviendrait de faire pour sortir des difficultés qui la caractérisent se révèlent très contrastées. Lorsque l’on se centre sur la manière dont ces récits présentent les conditions de changement possible du métier, deux positions sont envisagées. D’un coté, les mises en cause dont les éleveurs sont l’objet sont vécues sur un mode totalement négatif, sans que les incitations au changement auxquelles ils sont invités parviennent à acquérir de signification véritable tant est fort leur sentiment que ’rien ne va plus’. De l’autre, ces mises en causes donnent lieu à des discours qui en appellent à une transformation de l’ordre des choses établi dans ce monde professionnel, mais suivant des directions qui divergent sensiblement et au nom de justifications qui apparaissent marquées par certaines ambivalences. Pour certains éleveurs, l’idée d’un effort de modernisation supplémentaire pour aller vers une réelle professionnalisation se traduit par certaines interrogations portées sur les capacités de la filière à rendre compte de leur professionnalisme. Pour d’autres éleveurs davantage marqués par l’idée de rompre avec le modèle productiviste et de proposer des possibilités ’renouvelées’ d’exercice du métier, l’articulation entre ces nouvelles formes d’exercice du métier et les nouvelles demandes qui leur sont adressées génère de nouvelles contradictions.

Dans tous les cas, c’est de la façon dont ces points de vue peuvent trouver à s’exprimer et à se confronter que dépend, selon nos hypothèses, le cours des évolutions effectif dans lesquelles le monde de l’élevage est susceptible de s’engager. Au delà du relevé de ces différents points de vue, et avant d’examiner les combinaisons possibles entre ces mondes, il importe alors de préciser ’par qui’ ils sont portés, ce qui suppose de caractériser les différents types sociaux entre lesquels se distribuent aujourd’hui les éleveurs. C’est donc la présentation de cette deuxième phase d’analyse des entretiens que nous allons effectuer maintenant ainsi que nous l’avions indiqué.