La deuxième phase d’analyse du corpus éleveur avait pour objectif d’appréhender plus finement comment les types de discours concernant ce qui est en jeu dans la transformation du métier, peuvent être référés à certaines ’positions sociales’. Dans ce chapitre, nous allons donc rendre compte de la façon dont les éleveurs enquêtés sont caractérisés par une certaine diversité de formes identitaires 177.
Nous procéderons pour cela, à l’analyse du double processus biographique et structurel178 en jeu dans l’élaboration de ces formes identitaires en cherchant à articuler la façon dont l’éleveur propose une présentation de soi (présentation renvoyant à la transaction biographique) avec la reconstitution que l’on peut faire de sa position sociale (reconstitution renvoyant à la transaction relationnelle) à partir des éléments objectifs / subjectifs contenus dans nos entretiens.
Pour produire cette analyse, nous sommes partie de l’inventaire des informations que nous avons recueillies au regard des thèmes de notre guide d’entretien concernant le récit de vie, les réseaux de relation, et les ’caractéristiques’ relatives à la structure de l’exploitation des éleveurs enquêtés, tels que nous les avons explicités dans notre chapitre 3. Les informations recouvrent aussi bien des éléments ’factuels’ que des éléments de jugement mis en avant par l’éleveur pour expliquer sa situation et son cheminement professionnel compte tenu de ce qui, pour lui, participe à son expérience d’éleveur et à la définition qu’il donne de son métier.
Dans un premier temps, nous avons cherché à analyser comment et en quoi certaines conceptions de travail, certains types de pratiques et certaines relations professionnelles pouvaient conditionner la manière dont les transformations qu’ils vivent sont prises en compte et investies par les éleveurs. Dit autrement nous avons cherché à appréhender comment les transformations étaient diversement interprétées en fonction des types de savoir, des mondes de référence et des pratiques agricoles spécifiques que les éleveurs sont amenés à combiner.
Dans un deuxième temps, nous avons cherché à situer les types de ’présentation de soi’ des éleveurs au regard des différents ’habitus’ que l’on peut associer à la description des positions qu’ils occupent dans leur champ professionnel. En empruntant à Pierre Bourdieu la notion de ’stratégie objective’ telle que formulée dans sa théorie générale des champs179, nous avons ainsi cherché à associer les différentes espèces de capital (capital économique, capital social, capital culturel) aux différents aspects de présentation de soi des éleveurs présentés en termes ’d’espaces de relations’, de ’parcours professionnels’ et de ’formes d’exploitations agricoles’.
L’analyse que nous proposons ici résulte alors du croisement entre ces deux entrées. Ainsi, à chaque entrée spécifique en termes de ’dimensions du métier’ peut être associé un élément de ’position sociale’ suivant les combinaisons suivantes :
la dimension biographique de l’enquêté est associée à des éléments assimilables au ’capital culturel’ notamment à travers la question de l’entrée dans le métier (références à la formation, à l’installation et à la transmission de l’exploitation et des savoirs professionnels) ;
la dimension pratique du métier est liée à la saisie d’éléments constituant le ’capital économique’ renvoyant à des jugements portant sur la structure de l’entreprise (références à la taille de l’entreprise, à sa forme juridique, à sa situation géographique) ;
la dimension relationnelle du métier est reliée à des éléments du ’capital social’ à travers la description par les enquêtés de leurs liens professionnels et de leur appartenance à des mondes particuliers (mise en évidence des collectifs auxquels ils s’identifient, desquels ils se distinguent ou auxquels ils s’opposent).
Au total, ce sont trois formes identitaires que nous avons pu dégager à partir de cette analyse et ce sont ces trois formes que nous allons maintenant présenter. Pour chacune d’entre elles, on s’efforcera de montrer comment elle se caractérise au regard des trois dimensions précédemment énoncées (dimension biographique, dimension pratique et dimension relationnelle), complétées par les éléments de positions qui peuvent leur être associés. Dans cet exposé, on commencera par celle de ces dimensions qui nous est apparue la plus centrale pour la compréhension de la forme identitaire considérée. On insistera ici cependant sur le fait qu’un tel découpage et une telle hiérarchie tient, pour une part, à des raisons de commodité. Les différentes dimensions que nous distinguons sont en effet, dans la réalité, étroitement imbriquées et il n’est pas toujours évident de les démêler. Par ailleurs, une telle façon de procéder, privilégiant délibérément la manière dont les éleveurs se présentent, aboutit à un certain éclatement du relevé des caractéristiques de position des enquêtés correspondant à chaque type identifié. Pour remédier à cette difficulté, on proposera donc, en conclusion de chacune des sections qui vont suivre une synthèse de ces caractéristiques (dont un récapitulatif systématique sera fourni en Annexe n°III-2)
Comme dans le chapitre qui précède, nous procéderons ici encore une fois en utilisant de nombreux extraits de nos entretiens. Cependant, à la différence de l’analyse effectuée des ’récits’ du changement, ils seront bien plus souvent mobilisés sous la forme de dialogues, dialogues entre l’enquêté et l’enquêtrice, mais aussi dialogues avec d’autres interlocuteurs qui ont pu intervenir, suivant des modalités variées, dans nos entretiens. Il nous a semblé en effet qu’un tel choix pouvait aider à la reconstitution et à la compréhension du genre d’histoires que nous entendons rapporter180.
En référence à Claude Dubar (1998) les formes identitaires sont définies comme ’des schèmes construits à partir [du corpus des entretiens recueillis qui] permet de dégager, de manière inductive, des types d’argumentation, des agencements typiques, des configurations significatives de catégories’ [Dubar, 1998, 79].
Dit autrement, nous veillerons à articuler ’le processus identitaire ’individuel’ et les cadres sociaux d’identification’ [Kaufmann, 1994, 302].
’Les stratégies des agents dépendent de leur positon dans le champ, c’est-à-dire de la distribution du capital spécifique, et de la perception qu’ils ont du champ, c’est-à-dire de leur point de vue sur le champ en tant que vue prise à partir d’un point dans le champ’ [Bourdieu, 1992, 78].
On trouvera en annexe III-3 une fiche descriptive de chaque éleveur enquêté.