8.1.1 Une description fine de la mise en pratique du travail de l’éleveur sur son exploitation

Les éleveurs ici concernés insistent tous, dès le début de l’enquête, sur le type d’orientation de production qu’ils ont décidé de prendre ou de poursuivre en lien avec ce que faisaient leurs parents : « ‘La production est essentiellement tournée vers les reproducteurs, on fait en priorité les veaux reproducteurs. Bon ensuite le reste c’est tourné vers le maigre, pour ainsi dire » (E12) ; « C’est axé à fond sur l’élevage charolais et puis c’est tout » (E02) ; « je suis encore un des rares qui fait du boeuf’ » (E03).

C’est donc d’abord en spécifiant le type d’élevage pratiqué qu’ils se définissent en s’identifiant socialement à un groupe particulier d’éleveurs. Ce type de présentation s’accompagne également d’une description souvent assez détaillée des tâches particulières que cette ’spécialisation’ engendre. Se dégagent ainsi un certain nombre d’informations sur ce qui, selon eux, est au coeur de leur métier.

Les activités valorisées par ces éleveurs sont très largement et prioritairement celles qui touchent au travail avec les animaux. Même si, dans l’ensemble, les vingt et un éleveurs rencontrés mettent en avant l’intérêt qu’ils portent à ce travail, la plupart cherchant à se dégager des activités concernant la culture, que ce soit en les déléguant à un salarié, à un associé ou à leur père, ceux qui correspondent à cette première forme identitaire insistent ainsi beaucoup plus fortement que les autres sur leur attachement à l’animal et sur le soin qu’ils lui portent.

Mais si tous privilégient de la sorte les tâches qui relèvent directement de l’activité ’d’élevage’, les raisons qui justifient la moindre importance qu’ils accordent à ce qui est seulement ’annexe’ à ces tâches sont variables. Ces raisons peuvent être exprimées tout d’abord en termes de préférences, comme on le voit dans l’extrait d’entretien suivant.

  • Encadré 65 : la culture, une activité déléguée (E02)
    Femme de l’enquêté : « C’est ton papa qui fait les labours ».
    Enquêté : « Oui, ça lui plaît, mais labourer quinze hectares par an, ça ne l’occupe pas bien des journées. Ça, je lui laisse faire parce que lui ça lui plaît et moi ça me barbe ».
    Enquêtrice : « Vous n’aimeriez pas être céréalier ?  »
    Enquêté : « Non, ça ne me plairait pas, pourtant économiquement c’est plus rentable ».

Mais elles peuvent aussi tenir à certaines nécessités qui s’imposent à des éleveurs dont les exploitations sont, pour la plupart d’entre eux, situées sur des sols qui ne leur permettent guère de faire autre chose que de l’herbe, même s’ils le regrettent parfois.

  • Encadré 66 : avoir le plus de vaches à défaut d’autre chose (E20)
    « Au village c’est moi qui ai le plus de vaches. N’importe comment, comme j’ai beaucoup de prés en coteaux, je ne pourrais guère aller labourer. Ça serait tout plat, peut-être qu’on aurait fait comme les autres. Bien que l’on aime les vaches, on aurait fait de la culture ».

En fait, autant que les contraintes ’naturelles’ auxquelles ils sont soumis, on notera que c’est ici surtout la définition sociale de ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire sur certains types de sols, en fonction de la ’région agricole’ sur laquelle ils se trouvent, qui est invoquée pour justifier la focalisation de leur activité sur le seul élevage bovin, vouloir proposer y faire autre chose étant considéré comme proprement ’impensable’.

  • Encadré 67 : la transgression d’une définition sociale de la vocation d’une zone d’élevage (E16)
    Enquêté : « Mes neveux ont tout culbuté en céréales, et ils ont bien fait. Ils ont labouré les prés avant 92. On les critiquait, moi le premier et puis heureusement que c’est venu parce que ce n’est pas un coin à céréales. Ils inquiétaient tout le monde, ils ont labouré une ferme vers Avallon qu’on avait et puis les gens me disaient essaye donc de les arrêter. Voyez, leur père était mort.... (...). C’était une ferme qui ne convenait pas aux cultures, des prés de première par contre, des herbages, c’était un scandale de labourer ça, mais aujourd’hui ils sont bien, ils s’en portent bien ».

Pour les éleveurs de ce premier groupe, la réforme de la PAC vient bouleverser la définition de ce qu’il est jugé raisonnable de faire. On retrouve donc ici des éleveurs qui, d’une part, pourraient faire un peu plus de culture sur des zones de polyculture élevage, mais estiment que l’essentiel de leur travail doit être orienté vers l’élevage, la culture n’ayant qu’un intérêt restreint, et, d’autre part, des éleveurs qui de toute façon se trouvent contraints, de par leur région et les représentations qu’ils en ont, de limiter le retournement des prés en terres labourables.

  • Encadré 68 : des régions d’élevage difficiles d’entretien (E02)
    «  [Dans] les régions difficiles d’entretien, les gens sont plutôt pour dire qu’il faudrait plafonner [les aides que reçoivent ceux qui exploitent dans des zones plus favorisées]. C’est vrai que nous, ici, on défend cette position là, parce qu’on ne peut guère faire autrement. Chacun défend un petit peu son point de vue. Nous, on est tenu par la surface, par le nombre d’animaux. En élevage allaitant, et puis en laitier aussi de toute façon, il y a quand même un nombre d’animaux qui est limité, pour bien faire. Je sais bien que ceux qui sont partis sur des grandes surfaces, ils n’en ont rien à faire. Mais ici, il y a quand même un problème d’entretien donc il y a quand même un problème de limite de surface. (...). Mais à partir du moment où on descend de l’Avallonnais et où on arrive sur le plat, où les parcelles sont plus grandes, où l’entretien occupe beaucoup moins, les gens sont moins limités au niveau superficie. Et puis c’est un pays qui est limite entre la culture et l’élevage, alors bon c’est vrai que c’est moins prenant de faire de la culture que de faire de l’élevage ».

L’exemple présenté ci-dessus illustre bien le point de vue dominant dans ce groupe d’éleveurs qui justifient leur attachement à l’élevage mais également à des pratiques d’éleveurs et à des normes concernant la taille de l’exploitation ’raisonnable’ par le fait qu’ils se trouvent sur des régions agricoles difficiles d’entretien, par opposition aux éleveurs d’autres régions dans lesquelles il est possible de faire un peu plus de culture et où l’entretien des parcelles est moins important.

Une distinction forte est également proposée entre l’élevage (allaitant ou laitier) et les autres secteurs d’activité agricoles. Que les éleveurs rencontrés ici présentent le détail de leur activité en fonction de leur répartition annuelle ou saisonnière, de ce qu’ils ont à faire ou en fonction d’une classification selon l’importance qu’ils leur donnent, ils commencent tous par décrire la période de vêlages.

  • Encadré 69 : une description des activités sur l’année qui met en avant la période des vêlages (E12)
    « Un travail qui est quotidien c’est le soin des animaux, ça c’est pratiquement un travail de toute l’année. Il y a des périodes plus ou moins creuses. L’été est une période plus calme, l’hiver est une période avec les vêlages plus prenante. Mais autrement bon, c’est vrai qu’il y a des pointes de travail. En cette saison c’est plus calme ».

En dehors des informations relatives à la variation du temps de travail selon les saisons, le peu d’éléments de description que donne cet éleveur sur son activité et les tâches de travail, qui s’y rapportent, est relatif au soin donné aux animaux et à la période de vêlage notamment. Cette activité est primordiale puisqu’elle concentre une grande partie des efforts mais aussi des résultats de toute une année de travail. Il s’agit, en effet, pour ces éleveurs d’être vigilants pour éviter de perdre des veaux, principal fruit du travail de l’année à la naissance. Mais c’est aussi à la naissance des veaux que l’éleveur visualise et évalue le travail effectué tout au long de l’année, en fonction des choix de ’sélection’ qu’il a opéré, choix dont il peut comparer le résultat avec l’idée qu’il s’en était faite. Cette évaluation permet de mesurer s’il a plus ou moins réussi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés en matière de conformation des animaux, de facilité de vêlage, de qualité laitière des vaches reproductrices, etc., et qu’il cherche sans cesse à améliorer.

  • Encadré 70 : l’évaluation du travail de l’éleveur (E12)
    « Comme chaque année on change de taureau, on a le plaisir de voir les animaux qui vont naître. Les descendants des taureaux, voir si on a fait le bon choix. Ça aussi c’est quelque chose d’intéressant, de voir si on ne s’est pas trompé quand on a acheté un taureau ».

Cette activité est également évoquée de manière privilégiée parce qu’elle est celle qui demande le plus d’efforts aussi bien physiques que mentaux. Préoccupés par le souci « d’éviter la casse », redoutant les possibles épidémies, « la maladie qui vient se mettre là-dedans », ces éleveurs vivent la période de vêlage comme une sorte d’astreinte continue, qui ne laisse aucun répit. Elle est décrite comme la plus « prenante », c’est-à-dire à la fois la plus intéressante, la plus passionnante et la plus harassante, la plus exigeante en temps). Ainsi la présence permanente requise sur l’exploitation de jour comme de nuit pendant au moins trois mois d’hiver, l’obligation de sortir la nuit dans le froid, la difficulté de se rendormir quand on sait qu’il faut se relever toutes les trois heures, la hantise de ne pas se réveiller à temps et de perdre un veau font partie des éléments centraux de description que ces éleveurs donnent de leur activité.

  • Encadré 71 : les vêlages, une activité déterminante et contraignante (E02)
    Enquêté : « C’est complexe [de décrire le travail de l’éleveur] et ça fait un tout. Moi je ne sais pas comment commencer. Le gros, le plus déterminant du travail pour le résultat de l’exploitation et en même temps le plus dur, c’est la période de l’hiver, c’est-à-dire de la fin janvier jusqu’au lâcher des animaux. Alors ça, c’est la période qui est la plus pénible du point de vue du travail, la plus contraignante et la plus déterminante à la fois. C’est la période des vêlages et de la mise à l’herbe des animaux. Alors là dans le métier, par contre, il ne faut pas travailler avec une montre. Je sais qu’il y en a qui disent il faut que je sois rentré [à telle heure] (...), mais c’est vrai que la période de vêlage, de toute façon, on sait que, jour ou nuit, c’est un petit peu comme les pompiers, on sait qu’il faut être là, pour pallier aux besoins. C’est une astreinte, et puis là on la prend tout le temps. Il n’y a jamais deux (veaux) qui se présentent de la même manière, on apprend tous les ans quelque chose de nouveau, et puis c’est le démarrage des petits veaux, donc c’est la période où ils sont plus fragiles, donc c’est la période de travail intense en fait. Au niveau du temps à passer, c’est de la fatigue et puis aussi de la surveillance, c’est là qu’il y en a le plus quoi. Et c’est lié à la production allaitante, vous allez chez un laitier ce n’est pas la même chose ».

Suivant cette description, la période de travail intense que représentent les vêlages se prolonge, à la sortie de l’hiver, par une attention et des soins particuliers à apporter aux animaux. La mise à l’herbe des animaux au printemps et la surveillance de leur comportement au pré, afin de déceler toute anomalie, prennent la relève de la présence permanente qu’ils requièrent en hiver. Ainsi, c’est sur le fait qu’ils travaillent sur du vivant, avec la nécessité d’intervenir très rapidement au moindre signe d’alerte, de s’adapter à des situations toujours nouvelles (les animaux ne se comportant jamais de la même manière), en prenant appui pour cela sur une observation continue, qu’insistent ces éleveurs pour mettre en avant les aptitudes particulières que nécessite leur métier. C’est ainsi qu’ils distinguent ce qui est ’calculable’ d’un côté et que l’on peut donc mettre en application tel quel, ce qui ne pose pas a priori de problème dans la mesure où cela n’a ni une grande incidence sur la conduite de leur activité ni un grand intérêt, et ce qui relève, de l’autre, des connaissances ’intuitives’ qui participent à la réalisation des objectifs que chacun se définit, connaissances qui s’apprennent au fur à mesure et demandent une attention particulière, une observation du comportement des animaux qui ne peut être efficace que si l’éleveur est capable de donner assez d’importance à certaines choses qui paraissent insignifiantes et s’il sait observer ses animaux.

  • Encadré 72 : l’importance accordée aux choses qui paraissent insignifiantes (E02)
    Enquêté : « Il y a énormément de paramètres qui rentrent en ligne de compte dans notre métier, mais c’est sûr que ces paramètres là ce n’est pas des calculs, et puis c’est une intuition, ça ne s’explique pas vraiment, c’est ou on connaît le phénomène ou on ne le connaît pas ».
    Enquêtrice : « Mais ça joue à quel niveau, au niveau des vêlages, du choix des taureaux ?  »
    Enquêté : « Ça joue au niveau de la sélection en partie. Disons qu’il y a deux choses qui sont faciles à maîtriser. L’alimentation qui peut être une qualité. Bon sur ces choses là, il y a des chercheurs qui nous sortent des plantes plus nutritives, plus digestives et (...) ça se calcule, c’est quelque chose qui s’apprend si on veut. Alors qu’au niveau de la sélection, quand on pense que pour un critère musculaire d’un animal il y a, je ne sais combien de gènes qui rentrent en ligne de compte, quand on voit l’insémination comment ils travaillent et comment ils se mettent le doigt dans l’oeil au niveau choix avec tous les outils qu’ils ont en main, c’est là qu’on se rend compte qu’il y a l’intuition, (et), c’est quelque chose qui se sent, qui ne s’explique pas vraiment. Il y a des fois des choix, [qui sont] difficiles à expliquer et puis il y a aussi un suivi, un suivi du troupeau qui se fait, il y en a qui suivent ça tel animal, tel numéro d’animal à produit telle chose, mais quand on est bercé dans la chose et qu’on est imprégné, on ne regarde pas sur les papiers, ah oui cette vache là elle sort de celle là, celle là elle produit ça, on l’a en soi. Si on est obligé d’aller chercher ça dans les papiers ! (...)  c’est-à-dire qu’on essayera de se fixer quelque chose, on essayera d’atteindre un but alors qu’on l’a jamais atteint. Et il faut toujours se remettre en cause. Il faut toujours penser de toute façon qu’il y a moyen d’améliorer. Même si on ne peut pas améliorer individuellement, on peut améliorer au niveau homogénéité du troupeau, on peut améliorer certains points, mais il y a toujours des choses à améliorer. Mais sur les papiers on marque des choses, c’est sûr, mais rien ne remplace l’observation. Au niveau sélection et choix, moi je pense que tout est dans l’observation.  »
    Femme de l’enquêté : «  Mais l’éleveur a peut être perdu un peu ça, cette notion de sélection. ».
    Enquêté : « ...non, non, les bons n’ont pas perdu ça, de toute façon, ceux qui travaillent le mieux c’est grâce à ça qu’ils travaillent bien. Il y a des observations je ne sais pas moi, des choses qui pourraient paraître insignifiantes des fois, je n’ai pas d’exemple qui me viennent en tête mais des choses qui paraissent être rien du tout et puis en définitif, quand on y fait attention, et bien au niveau résultat c’est très important. (...) Enfin, c’est une multitude de petits trucs qui font que souvent comme dans tout, c’est les petits trucs qui font la décision souvent. (...) Mais ça c’est l’expérience, c’est à force d’observer, de toute façon moi on ne m’enlèvera pas l’idée que la réussite, quelqu’un qui réussit en élevage c’est quelqu’un qui passe du temps à observer ses animaux, à observer le comportement ».

La sélection des animaux est également très présente dans cette description, que ce soit lors de la présentation de la période des vêlages, lorsque l’éleveur évalue les résultats liés aux choix qu’il a effectués antérieurement, ou que se soit directement, telle qu’elle peut être appréhendée au travers de la production de quelques veaux reproducteurs par an. A partir de la description du résultat de leur travail, c’est plus globalement sur l’évaluation de la ’bonne sélection’ des taureaux et vaches reproductrices de leur exploitation que ces éleveurs insistent.

L’intérêt porté à un petit nombre d’animaux reproducteurs, qui exigent beaucoup de temps de préparation aux concours et une forte implication dans le monde de la sélection, s’explique en partie, par la valeur que symbolisent ces animaux qui représentent l’exploitation agricole et le travail de l’éleveur. La reconnaissance de la qualité de tels animaux se répercute sur la réputation de l’éleveur, de son cheptel et ses aptitudes d’éleveur, même si cette réputation est toujours menacée, puisqu’il est nécessaire de faire régulièrement la preuve de sa compétence en la matière afin d’assurer sa position dans le monde du charolais. Ainsi, la récompense obtenue dans les plus grands concours comme, par exemple, le Salon International de l’Agriculture de Paris (SIA), peut être considérée, même si elle est temporaire, comme une manifestation de ce que l’on fait partie des ’bons’ éleveurs. Du coup, l’énergie déployée pour trouver le taureau exceptionnel, l’investissement mis dans la préparation aux concours s’explique par le fait qu’ils renvoient aux objectifs - et à la part de rêve- qui animent ces éleveurs visant à atteindre le ’summum’ de la sélection et à intégrer le cercle « des grands, des caïds de la sélection ».

L’importance accordée par ce type d’éleveurs à la capacité de savoir juger un taureau, ’par soi même’, sans trop prendre en compte les ’papiers’ donnant des indications sur les origines de l’animal, mais aussi sur ses aptitudes physiques, demande des dispositions visuelles et tactiles spécifiques. La construction de ce qui est considéré comme un ’bel animal’ renvoie à la nécessité de reconnaître et sélectionner de visu ces animaux qui doivent correspondre à certains critères particuliers.

  • Encadré 73 : être capable de ne pas trop s’appuyer sur les papiers de l’animal (E12)
    Enquêtrice : « Comment faites-vous pour choisir un taureau ?».
    Enquêté : « Je choisis en fonction de ses qualités à l’oeil comme ça. Je ne choisis peut-être, pas trop ..., je ne sais pas si c’est bien mais, en fonction des notes sur les papiers, on n’y regarde pas trop, on suit quand même mais bon ».
    Enquêtrice : « Pourquoi, selon vous ce n’est pas très fiable ?  »
    Enquêté : « Non, mais un taureau qui a des chiffres sur un papier, ce n’est pas toujours qu’après au niveau des résultats, c’est pas fait d’avance ».
    Enquêtrice : « Ce n’est pas une garantie ?  »
    Enquêté : « Ce n’est pas une garantie ».
    Enquêtrice : « Et à l’oeil, c’est plus une garantie ?  »
    Enquêté : « A l’oeil oui ».
    Enquêtrice : « En fonction de quoi vous vous fiez, à la tête qu’il a ? à sa démarche ? Qu’est ce qui vous renseigne ?  »
    Enquêté : « En fonction de la marche, de ses aplombs, aussi ce qu’on appelle la tendreté de son cuir, ça, ça ne s’explique pas bien par les chiffres, je ne pense pas. Les aplombs, sa ligne, sa tête aussi, si dans sa tête il a bien le type de la race charolaise ».
    Enquêtrice : « parce qu’il y a un type de race charolaise bien particulier ?  »
    Enquêté : « Oui il faut qu’il ait quand même une tête, je ne sais pas trop comment expliquer ça mais, qui ressemble un peu à la race quoi, que ça reste au niveau des cornes, tout ça ».

Mais plus encore, le fait de ne pas trop s’appuyer sur les papiers de l’animal signifie l’intérêt porté par l’éleveur à l’ascendance de ses taureaux. Certains éleveurs présentent ainsi comment pour connaître les élevages auxquels s’adresser, ils sont amenés à effectuer régulièrement des visites d’exploitations non seulement pour découvrir de nouveaux cheptels susceptibles de trouver la perle rare, mais aussi pour tester en permanence la réputation des élevages renommés, celle-ci ne devant jamais être considérée comme assurée.

  • Encadré 74 : une clé de lecture de la sélection, apprendre à connaître les élevages (E02)
    « Ah! ça, ce n’est pas toujours le plus facile [de choisir un taureau], il faut voyager, il faut apprendre à connaître les élevages. Déjà pour acheter un taureau moi je choisis l’élevage, je ne choisi pas un taureau. Il faut déjà que l’élevage me plaise, après s’il me plaît j’essaye de voir si je peux trouver un veau dedans. Et puis j’essaye d’en découvrir toutes les années de nouveaux »

Ce qui ressort finalement, au terme de cette présentation, c’est une référence forte à la mise en pratique de savoir-faire propres à ces éleveurs, ces ’savoirs pratiques’ demandant un travail sans cesse renouvelé au gré des observations faites sur les animaux et leur comportement. Cette description renvoie très directement à la notion de mimesis telle que décrite par Bernard Lahire (1988). ‘« La forme que prend la relation sociale d’apprentissage du travail (plus que de savoirs, puisqu’il n’y a pas de savoirs constitués comme tels et enseignés comme tels) est fondamentalement liée à l’état incorporé du travail. Lorsque les savoirs et les savoir-faire ne sont quasiment pas objectivés mais, au contraire, indissociables des hommes (des corps) – les anciens – qui les mettent en oeuvre, l’apprentissage ne peut se faire que sous la forme d’une mimesis (....). Dans ces mondes mimétiques d’appropriation du poste, les sanctions sont des sanction pratiques (...). Toutes ces micro-sanctions pratiques immédiates forcent au changement, à l’amélioration pratique des gestes ou à une meilleure attention par rapport à ce qu’on fait. A force, avec l’habitude, peu à peu le travail que l’on voyait exécuté de l’extérieur s’incorpore, s’intériorise, on se familiarise. C’est cela la logique d’acquisition par mimesis : l’apprentissage se fait peu à peu, imperceptiblement, tout seul. Il s’agit de modes pratiques d’apprentissage par le voir et surtout par le faire, l’attention et la présence’ » [Lahire, 1988, 40].Ainsi, s’ils ne négligent pas pour autant le travail sous-jacent au soin des animaux que l’on retrouve dans l’entretien des parcelles, dans la production de plantes fourragères, etc., c’est toujours à partir de ce que cela signifie au regard de l’animal.