8.1.2 Un accord inter-générationnel tacite

L’insistance mise par les éleveurs de ce premier groupe sur le fait que c’est avant tout un ’savoir pratique’ qui définit un éleveur se retrouve dans la manière dont ils décrivent leur entrée dans le métier et dans l’importance qu’ils accordent au thème de l’accumulation d’un savoir-faire transmis par les générations antérieures.

L’idée que c’est avant tout en travaillant qu’ils ont appris et apprennent toujours le métier est ainsi récurrente dans leurs propos. L’école est souvent vécue comme un passage obligé, qui ne leur saurait en aucun cas suffire à lui seul pour apprendre le métier, cet apprentissage repose avant tout sur la transmission d’un héritage. Même si cet aspect n’est pas toujours très explicite, il ressort des nombreuses références faites par ces éleveurs à leur père. Celui-ci est en effet fréquemment évoqué, qu’il soit ou non encore en activité, lorsque les enquêtés s’expliquent, par exemple sur telle ou telle décision importante concernant l’orientation de la production ou les choix d’animaux à effectuer sur l’exploitation.

Même s’il est déjà à la retraite, le ’cédant’ apparaît ainsi garder un rôle important dans les relations de l’exploitation avec son environnement, que ce soit par ses interventions dans la vent ou l’achat des animaux ou par certaines responsabilités professionnelles assurant la position de la famille dans le monde de l’élevage. Il peut également conserver une part d’implication dans le fonctionnement même de l’exploitation familiale.

Il faut dire que plus que la seule transmission des savoir-faire, c’est aussi et avant tout la transmission du patrimoine génétique du troupeau que les éleveurs se voient ainsi confier par leur père. En référence à la présentation de l’exploitation agricole comme ’patrimoine à transmettre’ [Jacques-Jouvenot, 1997], on notera plus généralement pour ce premier groupe d’éleveurs, l’importance qu’a la génération antérieure dans l’accompagnement ou encore la définition de ce qu’il faut faire, à la fois comme référence mais également par obligation.

Pour une partie des éleveurs de ce groupe, la transmission se fait progressivement sur une période pendant laquelle l’installation n’est pas discutée ouvertement par les membres actifs de l’exploitation. Le jeune ayant choisi ou ayant été contraint de s’installer, souvent considéré comme venant simplement « remplacer » un départ, prend place dans l’exploitation sans vraiment faire de propositions sur la manière dont il envisage son fonctionnement. Ce mode de reprise ou plutôt d’entrée dans le cercle restreint de décisions à prendre dans le cadre du fonctionnement caractérise la quasi totalité des éleveurs ici concernés pour lesquels il s’agissait avant tout de « continuer dans ce qui était commencé », en cherchant à pérenniser, sous le contrôle du cédant, une orientation cohérente avec la définition du métier d’éleveur charolais telle que transmise depuis des générations. Moins que l’aspiration personnelle de ceux qui reprennent l’exploitation c’est ainsi cette logique de transmission familiale qui commande l’installation.

Pour ce groupe d’éleveurs, les informations relatives à leur installation montrent que, dans la plupart des cas, leur installation officielle a souvent été effectuée à la même période que leur mariage et a été précédé par une phase d’entrée dans le métier sur l’exploitation, en tant qu’aide familial. Il ressort également de l’analyse que l’idée selon laquelle ces éleveurs auraient « ça dans le sang depuis tout petit » n’est pas exclusive d’une entrée de ces éleveurs dans le métier progressivement préparée. Ainsi, même si on trouve chez certains de ces éleveurs une très forte attirance pour ce métier dès le plus jeune âge, cette ’vocation’ est le produit d’un apprentissage, d’une mise en contact progressive avec le métier d’éleveur qui commence dès le plus jeune âge et qui renvoie à la nécessité d’assurer la succession181.

Selon les éleveurs de ce profil, les parents cherchent à faciliter cette reprise et restent largement impliqués dans le travail de l’exploitation. L’accent est d’ailleurs mis par ces derniers (quand ils participent à l’entretien) sur l’importance de l’aide qu’ils apportent pour faciliter l’installation - même s’ils y étaient opposés - de celui qui parmi les enfants a ’décidé’ de reprendre l’exploitation familial et qu’il justifie relativement à divers critères (échec scolaire, aptitudes au travail avec les animaux, souhaits, etc.,).

L’accompagnement dans le processus d’installation ne se résume pas uniquement dans les termes d’une installation d’un jeune mais aussi dans sa relation à l’ensemble des héritiers et en prévision du départ à la retraite du cédant. Pour ce qui concerne cette première forme identitaire, nous avons à faire à des éleveurs proches de la retraite ou des éleveurs plus jeunes (voire qui viennent de s’installer) et qui sont marqués par la part d’héritage qu’ils ont reçu. Ils restent, pour la plupart, dans une logique de continuité de l’exploitation « telle qu’elle est », sans envisager pour l’instant de grosses transformations dans les orientations de leur activité, ou sans savoir quelle forme lui donner. On trouve en majorité, des éleveurs qui bien qu’ils peuvent faire quelques investissements dans le cadre de la mise aux normes des bâtiments par exemple, ne sont pas dans une logique d’agrandissement de leur système de production. Ils s’interrogent sur le remplacement de leurs parents, qui bien souvent sont déjà à la retraite, ou n’en sont pas loin, mais sont jugés pour l’instant « irremplaçables » (main d’oeuvre gratuite et sans laquelle on ne sait pas comment on pourrait s’en sortir). Et si leur installation a pu donner lieu momentanément à la production d’un nouveau cadre juridique par la création d’un GAEC familial (ce qui a été le cas pour quatre d’entre eux), ils n’envisagent pas de s’associer avec d’autres éleveurs à l’avenir. Ce problème de perte de main d’oeuvre est soulevé dans quatre cas sur les six, les parents retraités faisant alors encore office de la force vive de l’exploitation.

Notes
181.

Sur la transmission des savoirs et du patrimoine de l’exploitation agricole, on pourra se référer à J. Delbos et P. Jorion (1984) et D. Jacques-Jouvenot (1997).