L’insistance mise par les éleveurs de ce premier groupe sur le fait que c’est avant tout un ’savoir pratique’ qui définit un éleveur se retrouve dans la manière dont ils décrivent leur entrée dans le métier et dans l’importance qu’ils accordent au thème de l’accumulation d’un savoir-faire transmis par les générations antérieures.
L’idée que c’est avant tout en travaillant qu’ils ont appris et apprennent toujours le métier est ainsi récurrente dans leurs propos. L’école est souvent vécue comme un passage obligé, qui ne leur saurait en aucun cas suffire à lui seul pour apprendre le métier, cet apprentissage repose avant tout sur la transmission d’un héritage. Même si cet aspect n’est pas toujours très explicite, il ressort des nombreuses références faites par ces éleveurs à leur père. Celui-ci est en effet fréquemment évoqué, qu’il soit ou non encore en activité, lorsque les enquêtés s’expliquent, par exemple sur telle ou telle décision importante concernant l’orientation de la production ou les choix d’animaux à effectuer sur l’exploitation.
Encadré 75 : une transmission inter-générationnelle (E02)
« C’est certainement (mon père) qui m’a transmis tout ça. Il avait sa manière de travailler donc j’ai commencé à travailler quand même un petit peu avec sa manière de travailler et bizarrement dans le choix des animaux on se retrouvait sur les mêmes animaux. Alors pourquoi, je ne sais pas. Parce que c’est comme ça. »
Même s’il est déjà à la retraite, le ’cédant’ apparaît ainsi garder un rôle important dans les relations de l’exploitation avec son environnement, que ce soit par ses interventions dans la vent ou l’achat des animaux ou par certaines responsabilités professionnelles assurant la position de la famille dans le monde de l’élevage. Il peut également conserver une part d’implication dans le fonctionnement même de l’exploitation familiale.
Encadré 76 : un détachement du monde professionnel relativement difficile pour le cédant (E12)
Enquêté : « Les responsabilités je n’en ai pratiquement pas, je fais partie d’un syndicat agricole, la fdsea. Autrement je n’ai pas de responsabilités, mon père n’est plus dans le gaec, mais il en a encore alors que moi non. »
Enquêtrice : « Votre père en a ? »
Enquêté :
« Oui, (au niveau du) comité agricole, alors peut-être que j’en aurai dans les années à venir, je ne sais pas, mais pour l’instant non. (...). Il est président, alors. Il a continué malgré tout. »
Enquêtrice : « C’est quelque chose qu’il fait depuis longtemps ? »
Enquêté :
« Il en faisait partie avant, il n’était pas président, mais (...) depuis une quinzaine d’années, même peut-être plus, vingt ans. »
Il faut dire que plus que la seule transmission des savoir-faire, c’est aussi et avant tout la transmission du patrimoine génétique du troupeau que les éleveurs se voient ainsi confier par leur père. En référence à la présentation de l’exploitation agricole comme ’patrimoine à transmettre’ [Jacques-Jouvenot, 1997], on notera plus généralement pour ce premier groupe d’éleveurs, l’importance qu’a la génération antérieure dans l’accompagnement ou encore la définition de ce qu’il faut faire, à la fois comme référence mais également par obligation.
Encadré 77 : le poids du père dans la transmission de l’exploitation (E15)
Je préfère faire ce que je fais et le faire bien. Non, mais je ne regrette pas la décision que j’ai prise. Je me suis basé sur personne pour prendre la décision, avec mon père, parce que bien qu’il ne soit plus installé, la décision du père a compté dans beaucoup de cas de figures.
Pour une partie des éleveurs de ce groupe, la transmission se fait progressivement sur une période pendant laquelle l’installation n’est pas discutée ouvertement par les membres actifs de l’exploitation. Le jeune ayant choisi ou ayant été contraint de s’installer, souvent considéré comme venant simplement « remplacer » un départ, prend place dans l’exploitation sans vraiment faire de propositions sur la manière dont il envisage son fonctionnement. Ce mode de reprise ou plutôt d’entrée dans le cercle restreint de décisions à prendre dans le cadre du fonctionnement caractérise la quasi totalité des éleveurs ici concernés pour lesquels il s’agissait avant tout de « continuer dans ce qui était commencé », en cherchant à pérenniser, sous le contrôle du cédant, une orientation cohérente avec la définition du métier d’éleveur charolais telle que transmise depuis des générations. Moins que l’aspiration personnelle de ceux qui reprennent l’exploitation c’est ainsi cette logique de transmission familiale qui commande l’installation.
Encadré 78 : l’exemple d’une succession ’forcée’ par trois générations d’éleveurs (E15)
« Je ne sais pas la route que j’aurais eue, non, mais j’ai estimé au retour du service militaire, ... on m’a proposé de faire une carrière militaire, j’aurais pu la faire parce que je suis militariste. Mais, on m’a fait comprendre aussi un peu qu’il y avait deux, trois générations derrière et que ça serait bête d’arrêter. C’est pour ça qu’au début, bon j’ai toujours aimé les vaches. Mais peut-être pas à fond comme certains les aiment quand ils sont vraiment tout petit, je suis assez évasif comme ça, mais maintenant je ne changerais pour rien au monde. »
Pour ce groupe d’éleveurs, les informations relatives à leur installation montrent que, dans la plupart des cas, leur installation officielle a souvent été effectuée à la même période que leur mariage et a été précédé par une phase d’entrée dans le métier sur l’exploitation, en tant qu’aide familial. Il ressort également de l’analyse que l’idée selon laquelle ces éleveurs auraient « ça dans le sang depuis tout petit » n’est pas exclusive d’une entrée de ces éleveurs dans le métier progressivement préparée. Ainsi, même si on trouve chez certains de ces éleveurs une très forte attirance pour ce métier dès le plus jeune âge, cette ’vocation’ est le produit d’un apprentissage, d’une mise en contact progressive avec le métier d’éleveur qui commence dès le plus jeune âge et qui renvoie à la nécessité d’assurer la succession181.
Encadré 79 : la question (de s’installer / ou faire autre chose) ne s’est pas posée (E16)
Enquêtrice : « Vous aviez décidé de reprendre ? »
Enquêté : « Automatique, oui, j’ai toujours aimé ça moi. »
Enquêtrice : « Vous ne vous êtes pas posé la question de faire un autre métier ? »
Enquêté : « Non. On était quatre, j’avais un frère également et puis bon, il y avait une autre exploitation. »
Enquêtrice : « La ferme de la Ronce ? »
Enquêté : « Oui, et puis encore une autre. Mes parents avaient trois fermes, trois grosses fermes même. Alors, il n’y avait aucun problème, on faisait tous ça, alors la question ne s’est pas posée. »
Enquêtrice : « Pour eux c’était normal. ? »
Enquêté : « Oui, oui, c’était normal. »
Enquêtrice : « Et vous, vous aviez envie de reprendre. Mais est-ce que vous avez eu des frères qui auraient préféré faire autre chose ? »
Enquêté : « Et bien mon autre frère, il avait moyennement envie mais il a bien fallu qu’il reprenne, comme les autres, il a repris mais ce n’était pas un cultivateur, il faisait ça comme ça. Mais enfin il a fait sa petite vie quand même. »
Enquêtrice : « Il faisait les vaches aussi ? »
Enquêté : « Non. Ca ne lui plaisait pas. Il était plus cultivateur et puis il essayait tout. Il a fait des chèvres, il a fait des moutons, voyez ce n’était pas le vrai cultivateur, enfin, le vrai. Il aimait bien mieux..., disons que c’est dur les vaches à veaux, c’est vraiment dur, il n’était pas assez mordu de ça. Il en a fait une année ou deux, trois je ne sais plus, et puis ça n’a pas marché, il a balancé, il a arrêté. Il avait un petit truc familial, il avait trente à cinquante chèvres, je ne sais pas quoi, il faisait les fromages, il allait les vendre. »
Enquêtrice : « C’était fréquent des gens qui faisait des chèvres ? »
Enquêté : « Non, pas du tout. Mais ça creusait là dedans, il cherchait à innover. Et puis ma fois, enfin, il n’aurait pas fallu que ça dure trop, c’était quand même pas d’un gros rapport. »
Enquêtrice (en parlant au fils de l’enquêté) : « Et vous ? »
Fils de l’enquêté : « Je n’y ai pas vraiment pensé [à faire autre chose], j’étais lié à la ferme depuis tout petit, et je voyais beaucoup que par ça, et puis j’ai arrêté l’école et puis j’ai fait ça. Je suis resté à Avallon, jusqu’en terminale et puis j’ai fait un an de BTS comptabilité, et ça me servira toujours. Et puis j’en ai eu marre et là j’ai arrêté après la première année de BTS »
Selon les éleveurs de ce profil, les parents cherchent à faciliter cette reprise et restent largement impliqués dans le travail de l’exploitation. L’accent est d’ailleurs mis par ces derniers (quand ils participent à l’entretien) sur l’importance de l’aide qu’ils apportent pour faciliter l’installation - même s’ils y étaient opposés - de celui qui parmi les enfants a ’décidé’ de reprendre l’exploitation familial et qu’il justifie relativement à divers critères (échec scolaire, aptitudes au travail avec les animaux, souhaits, etc.,).
Encadré 80 : une transmission de l’exploitation qui va de soi (E20)
Enquêté
: « Non, on est trois [parle des garçons uniquement]. Il n’y avait pas la place pour tout le monde ».
Enquêtrice :
« Mais est-ce qu’ils auraient aimé reprendre et ne l’ont pas fait ? »
Enquêté : « Il y en a un qui a fait veto, l’autre qui a fait docteur, ma petite soeur qui est médecin aussi. Puis le toubib, il vient le week-end, il aime bien la mécanique, la mécanique et les foins, les vaches pas de trop, mais il a toujours un peu ça dans la peau quand même ».
Enquêtrice : « Et qu’est ce qui a fait que c’est vous qui avez repris la ferme ? »
Enquêté : « C’est moi qui voulais, depuis tout petit ».
Mère de l’enquêté : « Il était tout le temps avec les vaches quand il était petit » (...)
Enquêté : « J’aime les vaches, mais bon, après il faut être réaliste des fois, on a les vaches dans le sang, mais bon il aurait fallu faire de la culture ou faire autre chose ».
Enquêtrice : « Vous aviez envisagé de faire autre chose lors de votre scolarité ? »
Enquêté : « Non, c’était les vaches. Autrement les eaux et forêts, je n’aime pas la ville ».
Mère de l’enquêté : « Un doctorat d’économie ».
Enquêté : « Oui, j’aurais bien voulu allez à l’idrea, l’Institut des Hautes Etudes Economiques et Droit Rural. C’était à Paris, ça coûtait une brique par trimestre !»
Mère de l’enquêté : « Ça se faisait quand même ».
Enquêté : « C’était cher ! Sans compter la piaule tout ça ».
Mère de l’enquêté : « Papa a toujours dit, des fois, il faut mieux faire,... »
Enquêté : « ...oui, oh, ben je ne veux pas recommencer ! »
Mère de l’enquêté (plus loin, à propos de la transmission de l’exploitation) : « Ton papa il t’a donné ce qu’on possédait ».
Enquêté : « Oui, au départ une quarantaine d’hectares, donc je me suis mis au nom de ces quarante hectares. Et puis après quand mon père a été en retraite, ma mère a repris ces quarante hectares, j’étais quand même associé à la ferme du château et on faisait tout ensemble, au niveau des paperasses. Maintenant j’ai tout ».
Enquêtrice :
« Et de s’arranger comme ça, vous savez si c’est encore possible aujourd’hui ? »
Enquêté : « Ça dépend des parents, ça dépend des frères et soeur, ça dépend oui, de beaucoup de facteurs ».
Mère de l’enquêté : « Comme ses frères et soeurs ont une situation, ils ne réclament pas, »
Enquêté : « Puis ils ne sont pas au courant si papa me les a vendus ».
Enquêtrice :
« Ce n’était pas une préoccupation, il n’y a pas de conflit là-dessus ? »
Enquêté :
« Non. Mais bon dans toutes les familles ce n’est pas pareil, il y en a, ils veulent leur part tout de suite ».
L’accompagnement dans le processus d’installation ne se résume pas uniquement dans les termes d’une installation d’un jeune mais aussi dans sa relation à l’ensemble des héritiers et en prévision du départ à la retraite du cédant. Pour ce qui concerne cette première forme identitaire, nous avons à faire à des éleveurs proches de la retraite ou des éleveurs plus jeunes (voire qui viennent de s’installer) et qui sont marqués par la part d’héritage qu’ils ont reçu. Ils restent, pour la plupart, dans une logique de continuité de l’exploitation « telle qu’elle est », sans envisager pour l’instant de grosses transformations dans les orientations de leur activité, ou sans savoir quelle forme lui donner. On trouve en majorité, des éleveurs qui bien qu’ils peuvent faire quelques investissements dans le cadre de la mise aux normes des bâtiments par exemple, ne sont pas dans une logique d’agrandissement de leur système de production. Ils s’interrogent sur le remplacement de leurs parents, qui bien souvent sont déjà à la retraite, ou n’en sont pas loin, mais sont jugés pour l’instant « irremplaçables » (main d’oeuvre gratuite et sans laquelle on ne sait pas comment on pourrait s’en sortir). Et si leur installation a pu donner lieu momentanément à la production d’un nouveau cadre juridique par la création d’un GAEC familial (ce qui a été le cas pour quatre d’entre eux), ils n’envisagent pas de s’associer avec d’autres éleveurs à l’avenir. Ce problème de perte de main d’oeuvre est soulevé dans quatre cas sur les six, les parents retraités faisant alors encore office de la force vive de l’exploitation.
Sur la transmission des savoirs et du patrimoine de l’exploitation agricole, on pourra se référer à J. Delbos et P. Jorion (1984) et D. Jacques-Jouvenot (1997).