La question du fonctionnement de l’exploitation agricole apparaît dès la phase d’installation par l’engagement d’une réflexion élargie sur l’orientation des activités de production. Contrairement au profil précédent, dans lequel le père reste pendant un laps de temps généralement assez considérable la référence à suivre, on observe dans ce deuxième cas, une implication plus forte du ou des successeurs dans la définition de ces orientations, moyennant une prise en main plus nette de la direction de l’exploitation.
Il ne s’agit pas pour autant, pour ces éleveurs, de faire une croix sur tout ce qui a été entrepris jusqu’alors. Ce qui a été engagé précédemment reste en effet le point de départ de la réflexion à laquelle leur installation a donné lieu pour redéfinir les activités de l’exploitation. Mais les mouvements de sortie et d’entrée des individus qui participent au fonctionnement de l’exploitation correspondent là à une véritable réorganisation de ce fonctionnement.
Encadré 85 : Une réflexion engendrée par l’installation d’un jeune (E05)
Enquêté : « Quand je suis revenu, on a regardé un peu tous les postes. C’est vrai que quand il y a un jeune qui arrive, ça apporte une réflexion (parce que) quand le père arrive à cinquante ans, il voit ça différemment s’il n’a pas de succession. Il va plutôt supprimer un peu de boulot, faire ça plus simplement et puis diminuer un peu de tous les côtés, ça à dix ans de la retraite, ça l’emmène au bout. Tandis que là, on a fait l’inverse, parce qu’on a trouvé que c’était un peu juste, donc on a regardé comment on pouvait améliorer un peu tous les postes. (...). On avait un cheptel inscrit et c’est ça qui a démarré la réflexion. (...). Donc, étant donné qu’on était en train d’éplucher tous les postes, toutes les charges, je disais soit il faut que ça nous serve à revendre des reproducteurs, puisqu’on avait quand même des vaches correctes mais on ne soignait pas de veaux pour en revendre en reproducteur. On en soignait quatre à cinq, mon père il en vendait mais plutôt par hasard. Il avait fait ça en début de carrière, un peu ce métier là et puis après il s’est lancé dans l’engraissement de taurillons puis c’était l’époque où les taurillons se vendaient bien donc il faisait sa vie avec son atelier de taurillons, (...), mais après moi quand je suis revenu c’était déjà autre chose, les taurillons s’étaient déjà cassés la figure et on se disait et bien si on pouvait en revendre quelques-uns en reproducteurs, ça changerait quand même le prix. Donc, on a essayé de se lancer là dedans ».
Pour la plupart de ces éleveurs, l’installation se traduit par une révision du statut juridique de l’exploitation, en vue d’assurer son adéquation avec le collectif effectif qui en assure la conduite. Les mouvements de main d’oeuvre qui l’accompagnent apparaissent alors marqués par un souci de reconnaissance de chacun des membres de l’exploitation, la prise en compte de l’avis de tous lors des discussions relatives aux grandes orientations à prendre étant une préoccupation centrale.
Encadré 86 : l’installation, une occasion de revoir le fonctionnement global de l’exploitation (E19)
« On a commencé relativement rapidement, je suis revenu après le BAC, à 18 ans, mon père était tout seul sur l’exploitation, alors je me suis mis aide familial, ensuite mon année de service militaire et j’ai refait un an après, et à 22 ans je me suis installé en gaec avec mes parents. (...) On a investi un peu dans du matériel, on s’est modernisé, on a fait ce qu’il fallait pour arriver à sortir deux salaires, enfin pour deux ménages, sur l’exploitation. En fait, le but c’est ça. On avait relativement longtemps à être deux ménages sur l’exploitation donc il fallait qu’on trouve deux revenus. Ce n’était pas comme un système transitoire, qu’on sait qu’il y en a un qui va quitter, donc on sait que ça sert à rien de s’agrandir parce que l’autre va s’en aller, donc c’est pas la peine non plus. Tandis que nous ce n’était pas du tout ça, c’était un besoin de faire vivre deux ménages. Donc on s’est agrandi comme ça jusqu’en 94 (...). Et en 94, mon père a pris sa retraite, et donc on a commencé à réfléchir, vu que ma mère ne suit pas longtemps derrière, il fallait penser aussi à la suite de l’exploitation. Et donc il y avait Philippe qui était dans son exploitation, lui, donc l’autre associé du gaec qui est rentré depuis. Il avait eu des difficultés à un certain moment, il était ouvrier dans son ancienne ferme, et il cherchait à la quitter et a été intéressé par notre proposition. Donc il est venu travailler un an à la maison, on faisait les deux exploitations ensemble, lui, il lui restait 70 hectares sur son ancienne exploitation qu’il louait, mais il n’avait plus de bâtiments et donc il est venu, on a fait un échange de travail, moi je lui prêtais du matériel, il m’en prêtait, il venait travailler là, avec en plus un petit complément de revenu pour lui. Comme on faisait plus de travail là, en vu de lui faire intégrer le gaec en 96. (...) On se connaissait déjà de très longue date. C’est un voisin à quinze kilomètres mais avec qui j’ai fait toutes mes études. Depuis l’âge de cinq ans, depuis tout petit quoi, donc on se connaissait relativement bien, mais il faut au moins ça ».
Il s’agit d’éleveurs qui envisagent la question de la main d’oeuvre selon un autre point de vue que celui du premier groupe. Ils jugent plutôt indispensable d’investir au maximum dès l’installation, de développer des projets qui peuvent être réalisés à l’aide des personnes en âge de prendre leur retraite avant qu’ils ne « baissent », c’est-à-dire que leur force de travail ne se réduise. Parallèlement à leur investissement dans une perspective de développement importante et rapide de l’exploitation, ces éleveurs veillent au renouvellement, voire à l’accroissement de la main d’oeuvre sur l’exploitation, que ce soit par l’installation future d’un autre membre de la famille (frère cadet, fils ou neveu), par la création d’un poste de salarié ou par la recherche d’un associé. On a donc plutôt à faire à des éleveurs qui projettent d’agrandir leur exploitation en introduisant une main d’oeuvre jeune lors du départ des cédants, et cet agrandissement ils l’envisagent bien souvent dès leur installation.
Ces éleveurs mettent donc l’accent sur la nécessité de revoir l’orientation de la production en fonction des évolutions concernant le nombre de personnes à intégrer dans l’exploitation. Si cette réorientation s’appuie sur le fait que les exploitations d’élevage restent des entreprises ’familiales’, la mobilisation de ce type de collectifs étant encore la seule manière de pérenniser, selon eux, les exploitations dans ce secteur, la participation de la famille au fonctionnement de l’exploitation est conçue, à la différence du premier groupe, suivant une logique commandée par les impératifs de développement de ’l’entreprise’ considérée en tant que telle. C’est donc selon une autre logique que le premier groupe que s’effectue la transmission du patrimoine de l’exploitation même si là encore la famille joue un rôle essentiel dans la continuité de l’exploitation comme le montre l’extrait suivant.
Encadré 87 : la reconnaissance de la famille dans la définition de ces ’entreprises’ agricoles (E05)
« Non, mais tout ça, ça veut dire que c’est des entreprises familiales et puis il n’y a que ça qui les fait continuer sinon la période qu’on vient de passer là, ça serait tout arrêté. Tous les départs en retraite si ça n’avait pas été des entreprises familiales... Le fait que ce soit une entreprise familiale, ça permet de faire durer au niveau rachat de capital parce que, c’est jamais vendu à sa vraie valeur et puis au niveau travail, c’est ce qui fait tourner la boutique bien souvent parce que c’est le tonton parce que c’est le père qui est en retraite parce que c’est tout le monde qui vient aider et qui participe aussi bien les vieux que les jeunes. Les entreprises agricoles déjà ça tourne, enfin nous en élevage, c’est ça, c’est clair. Peut-être que dans les céréaliers, je veux dire où ils sont plus stricts, où la famille ne participe pas du tout..., mais là quand on veut changer un lot de vaches, c’est toute la famille qui est mise à contribution. Quand on dit entreprise familiale, c’est vraiment au vrai sens du terme. Au niveau du capital, c’est des affaires qu’il devient impossible à reprendre ou alors il faudrait..., bon bien sûr quand il y a des sous qui viennent, mais je parle d’une situation normale, un jeune qui s’installe, on démarre avec rien. Et au niveau boulot, bien souvent, le travail qu’il y a à faire, à fournir pour faire tourner une exploitation viable, pour un ménage, ça nécessite plus qu’une uth donc si ce n’était pas familial ça ne pourrai pas tourner non plus ».
Mais pour l’ensemble des enquêtés de ce profil c’est le fait que l’élevage implique l’existence d’un collectif de travail qui ressort, que ce soit sous la forme de gaec ou à travers le recours à une main d’oeuvre salariée, (souvent en vue, d’ailleurs, d’une future association en gaec). On a donc là à faire à des personnes qui ont toutes privilégié une forme juridique d’exploitation agricole qui permet la reconnaissance d’une telle organisation collective, que celle-ci soit ou non familiale. Ces éleveurs précisent comment, par cette forme d’association, ils réorganisent leur temps de travail, gagnent en efficacité, entreprennent des projets qu’ils ne pourraient jamais réaliser en étant seuls. En travaillant collectivement, ils ne sont plus astreints à une permanence aussi forte sur leur exploitation et peuvent augmenter leur temps de loisirs ou participer plus facilement aux diverses réunions professionnelles sans nuire au fonctionnement de l’exploitation.
Encadré 88 : la reconnaissance du travail en commun (E19)
Enquêté :
« Voilà, en gros les grands traits de l’évolution des personnes au sein du gaec et les superficies. Tout ça s’est soldé par un résultat plutôt positif parce que c’est vrai qu’au niveau travail bon ça va bien, on est relativement cool, c’est moderne, bon, on peut prendre des vacances, on a des week-ends, on fait des journées correctes, ça va bien quoi ».
Père de l’enquêté : « Oui, c’est un système qui a beaucoup changé le métier d’agriculteur ».
Enquêté : « Qui va très bien, et au niveau résultat économique aussi quoi. On sent qu’il y a eu de la main d’oeuvre jeune performante de réintégrée, parce que c’est vrai que mon père avait beaucoup de responsabilités à l’extérieur donc j’étais en fait tout seul, à faire beaucoup de gros travaux. Donc bon 170 hectares ça me suffisait largement et en augmentant si j’étais resté seul jeune, je n’aurais pas pu quoi parce que tout seul sur une exploitation, il n’en faut pas beaucoup ».
Structurés en gaec familial ou associatif ils peuvent ainsi modifier considérablement le travail sur l’exploitation ainsi que leur articulation avec l’ensemble des activités ’extra-professionnelles’ (familiales, culturelles, sportives, etc., ). Comme le montre l’extrait d’entretien qui suit, une installation en gaec avec l’introduction d’un associé lors du départ à la retraite du père est ainsi vécue par l’éleveur concerné comme un moyen d’obtenir des conditions de vie similaires à celles qu’existent dans les autres secteurs d’activités professionnelles.
Encadré 89 : la recherche de parité avec les autres secteurs d’activités (E19)
Enquêté : « Et puis bon, c’est vrai qu’à vingt ans on n’est pas forcément prêt à se prendre cinquante millions d’emprunts sur le dos parce qu’on se voit des annuités énormes et puis on voudrait bien sortir et puis avoir une voiture, et puis bon ben ça (...) Mais le contexte s’y prête un petit peu, l’aspect de s’installer en famille change quand même pas mal de choses, parce que c’est sécurisant. Lancer un jeune tout seul comme ça dans une exploitation, moralement... ».
Père de l’enquêté : « Il faisait un choix aussi. S’il voulait développer son capital c’était au détriment de ses loisirs».
Enquêté :
« Oui, mais malgré tout la société c’est plus comme de votre temps, la société est une société de loisirs et de sorties ».
Père de l’enquêté : « Voilà, si on veut faire des comparaisons, oui,... » .
Enquêté :
« Non mais il n’y a pas de raison que les jeunes qui veulent s’installer en agriculture... »
Père de l’enquêté : « ... ce n’était non plus pas dans les moeurs de l’agriculture mais bon... ».
Enquêté :
« ...ne puissent pas avoir une jeunesse, je dirais un peu normale, un peu de vacances, et puis tout ça, il y en a beaucoup qui font fi de tout ça ! »..
Enfin, on notera une particularité propre à ce groupe qui est, en partie, liée au fait que la population est plus jeune et que la question de l’installation y reste encore très prégnante. Il s’agit de la réflexion qu’ils portent sur ce qui les a conduit à s’installer et sur les conditions mêmes de leur installation. Si l’entrée dans le métier d’éleveur reste sensiblement différent à leurs yeux de la socialisation professionnelle de la plupart des autres métiers, ils s’interrogent sur les possibilités qui leur sont donnés, par exemple par le biais de l’école de réduire cet écart.
Encadré 90 : l’école comme une occasion de prendre du recul (E05)
Enquêté : « J’ai fait un bac d’ et puis après un bts acse182. Mais bon, moi j’ai fait le bac au Lycée agricole de Moulins. Et puis après je suis parti deux ans à Carcassonne, donc là il n’y pas plus de vaches, mais en fait c’est mieux. Moi, c’est le conseil que j’aurais à donner à n’importe quel jeune. Et puis même de ne pas faire des études agricoles pour reprendre une ferme. De faire des études normales, juste un truc à la fin, de spécialisation. Il n’y a pas besoin. Le métier, on l’apprend sur le terrain, ce qui est de la technique. Moi quand je suis revenu, je ne savais rien. Bon, je savais parce que je travaillais là pendant les vacances et puis les week-ends, j’ai tout le temps donné des coups de main mais je ne savais pas ce qu’il y avait à faire comme boulot et tout. Ca, ça s’apprend sur place. On n’apprend rien de tout ça à l’école ».
Enquêtrice : « Donc c’était pour éviter d’avoir toujours à donner des coups de main que vous êtes parti à Carcassonne ? »
Enquêté : « Oui, c’était pour ne pas être obligé de rentrer là tous les week-ends. Oui, parce qu’autrement, c’était à côté. On rentre tous les week-ends et puis résultat..., non mais, il vaut mieux aller plus loin. Parce qu’on a le temps d’y être après, une fois qu’on est dedans. Après, c’est fini. Moi, j’aurais voulu avoir plus de temps encore mais bon c’était un peu prévu comme ça mais ça c’est précipité. A un moment donné, il a fallu revenir d’urgence pour des éléments autres. Sinon j’avais bien prévu d’attendre encore deux à trois ans. Il a fallu que je revienne et puis le voisin a pris sa retraite juste à ce moment là, il y a eu l’agrandissement qui s’est fait un peu trop vite. Mais bon, on ne pouvait pas laisser passer, c’était à côté ».
Ainsi, un allongement des études, un rapprochement avec le système d’enseignement général, un voyage à l’étranger, etc., font parties des nombreuses suggestions proposées par ces éleveurs pour assurer à leur métier un statut équivalent à celui des autres secteurs d’activités d’une part, et prendre du recul avant de s’engager officiellement dans leur future profession d’éleveur. Ils mettent ainsi tous en avant comment c’est après une mûre réflexion qu’ils ont décider de leur installation, mais ils font en même temps le constat que l’entrée dans la profession agricole n’est toujours pas équivalente à la plupart des autres métiers et demande beaucoup plus de sacrifices qu’ils ne l’auraient souhaité pour permettre d’assurer une installation solide.
Plus globalement, l’exemple suivant présente la manière dont deux frères associés en gaec discutent de leur installation et des choix qu’ils ont dû effectuer, ainsi que des difficultés qu’ils ont éprouvé lors de leur installation en comparaison avec leur situation actuelle.
Encadré 91 : avantage et inconvénients d’une installation précoce (E07)
[Le frère de l’enquêté vient d’arriver à la fin de l’entretien, il s’agit d’une discussion informelle. Nous discutons des avantages/inconvénients de s’installer jeune. Je relance le magnétophone alors que les deux frères précisent leur opinion sur le sujet, près de dix ans après leur installation].
Frère de l’enquêté
: « ... dix ans de galère, je veux dire, tu commences à mieux en vivre et tout, à trente, trente cinq ans, ça nous permet de voir un autre développement ou bien vivre cela. Tandis que le gars qui s’installe à trente ans, bon, il commence à avoir des enfants, des soucis d’argent, il y en a beaucoup plus dans la première période (...). Personnellement je trouve que de vingt à trente ans j’avais des besoins d’argent, mais ils étaient limités par rapport à ce que j’ai aujourd’hui. Aujourd’hui j’ai des enfants qui vont à l’école, il y a ceci, il y a cela, on est obligé, on n’a pas le choix ».
Enquêté :
« Oui, parce qu’on a quand même eu des années difficiles »
Frère de l’enquêté : « On a eu des années galères ».
Enquêté :
« Je dirais qu’on est dans le rythme depuis le début des années 90 ».
Frère de l’enquêté : « Depuis 92. Dix ans à galérer »
Enquêtrice :
« Le temps de monter le cheptel ? »
Enquêté :
« Oui, il y a eu toutes ces étapes. Je veux dire, dans le début de l’installation on dégageait 2000 francs par mois. J’imagine le gars à trente ans, s’il a une femme qui ne travaille pas, qu’il a des enfants, même à 5000 francs, ce n’est pas possible (...). Et puis faire soixante-dix heures par semaine, et puis gagner ça, il faut avoir la foi. Mais je pense que sincèrement pour faire ce métier il faut avoir la foi ».
Enquêtrice :
« Et en vue de quel type d’aboutissement ? »
Enquêté :
« une certaine fierté »
Frère de l’enquêté : « Moi je ne suis pas d’accord avec vous. L’aboutissement, pour moi c’est d’avoir une surface minimum et d’arriver à la mener en travaillant le moins possible et en peinant le moins possible. En y passant le moins de temps possible. Je dis que l’aboutissement au bout de dix ans c’est ça ».
Enquêté :
« Dégager du temps pour la famille».
Frère de l’enquêté : « Regarde quand on s’est installé de 82 à 85 et regarde de 92 à 95, le travail qu’on fait, le revenu comment il a fait, et le temps qu’on a de libre. De 82 à 85 on bossait tout le temps, on n’avait pas un sou, et encore on avait pas de famille. Aujourd’hui je trouve qu’on ne bosse pas plus qu’avant et on mène pas loin du double de surface, on travaille pas plus qu’avant, je dirais même plutôt moins ».
Des discussions entre ces deux frères, ressort bien l’épreuve que caractérise la phase d’installation en agriculture, se traduisant par dix années d’efforts avant de considérer qu’ils ont aujourd’hui fait leurs preuves.
Brevet de Technicien Supérieur option Analyse et Conduite de Systèmes d’Exploitation.