8.3.1 Un investissement dans la profession agricole quelque peu original

Comme nous venons de l’indiquer, ces enquêtés se distinguent par l’insistance qu’ils mettent sur leur investissement dans certains réseaux professionnels particuliers. Contrairement au profil décrit précédemment, il ne s’agit pas en effet d’une inscription dans les instances professionnelles ’ordinaires’, mais d’un engagement dans la défense de groupes explicitement présentés comme marginaux. Ces enquêtés ont tous souligné le caractère assez singulier de leur ’insertion professionnelle’. Pour ces éleveurs, qui se définissent plus souvent en tant que paysans plutôt qu’en tant qu’exploitants agricoles, il est important de marquer leur appartenance à des collectifs particuliers qui se distinguent de ’l’ensemble’ de l’élevage ou de l’agriculture par une identité collective spécifique et revendiquée (agriculteurs biologiques, paysans de la confédération paysanne, emboucheurs du Brionnais, etc.). Caractérisés par une position idéologique singulière, on retrouve également chez ces éleveurs, de la même manière que pour ceux du premier profil identitaire, une référence fortes à certaines aires géographiques ou à certaines activités de production très précises. Cependant, à la différence du premier groupe, ils se présentent en tant que porte paroles de telles entités professionnelles (géographiques et/ou correspondant à un segment professionnel particulier). Se sentant investis d’une mission ou d’un rôle spécifiques, ils mettent ainsi en avant l’importance de leur implication dans la défense d’un collectif dont ils se veulent les représentants.

  • Encadré 108 : le caractère indispensable de l’investissement personnel dans la profession (E09)
    « Disons que j’ai pris beaucoup de responsabilités que ce soit au niveau régional et au niveau national aussi mais tout en regardant ça comme une condition de développement. Si je ne m’applique pas, il y a des choses qui ne se font pas forcément dans le développement ou qui ne se font pas forcément dans le bon sens de durabilité du système donc au niveau de la région Bourgogne je suis (un des représentant) du syndicat bourguignon des éleveurs et des agriculteurs bio, et puis je suis (un des principaux) gérant de la structure de viande (biologique) de Bourgogne et au niveau national je m’occupe de la commission viande en tant qu’un des responsables de la Fédération Nationale des Agriculteurs Bio ».

Ces éleveurs donnent un sens bien spécifique à la fonction de responsable qu’ils ont décidé d’endosser. C’est un devoir qu’ils accomplissent et qu’ils jugent indispensable à la bonne marche de certaines initiatives collectives et à la défense de leur point de vue professionnel.

  • Encadré 109 : la représentation d’une autre profession (E14)
    Enquêté : « le syndicat des emboucheurs, ça doit être un des premiers syndicats de Saône-et-Loire ou de la région à avoir été mis en place. Mais ce n’est pas moi qui l’ai mis en place. Je ne vais même pas pouvoir vous dire sa date de création, mais ça date de vieux les syndicats, ils avaient peut-être même plus ou moins le droit d’exister. Ce syndicat il a été fait pour faire reconnaître la profession, et puis c’était pour pouvoir discuter pendant la guerre de quatorze, je crois, parce que comme c’était des gens qui changeaient de zones pour acheter leur bétail, et bien il fallait qu’ils aient des cartes pour passer dans les zones franches donc il fallait qu’il y ai un regroupement de la profession pour pouvoir démarcher, c’est là qu’est né, (...) avant le syndicalisme pur, notre fédération ».
    Enquêtrice : « Et aujourd’hui qu’elle est sa principale mission ? »
    Enquêté : « Aujourd’hui, au syndicat, on a une centaine d’adhérents qui sont des éleveurs, des engraisseurs, des emboucheurs forcément, (puisqu’on) représente un volume quand même de production assez important, parce que sans trop vouloir se grossir, une trentaine de mille bêtes par an, ça représente un chiffre d’affaire assez important. Mais, je discute plus dans la philosophe de défendre une région et une production. Franchement, j’aurais voulu faire du syndicalisme pur et dur et un affrontement avec la Fédération Nationale Bovine ou la fédération section bovine de Saône-et-Loire, non. Certains de mes prédécesseurs l’on fait. Au contraire, moi je siège à la section bovine, je siège à la fédération, on siège à la fédération nationale bovine, c’est pour représenter le microcosme qui est le Brionnais, l’engraissement du Brionnais, le microcosme du charolais, je représente un peu les éleveurs engraisseurs, et je voudrais être leur voix, à travers les autres, la fédération des syndicats agricoles ».
    Enquêtrice : « Donc vous êtes en quelque sorte le porte-parole des engraisseurs, du Brionnais ?  ».
    Enquêté : « Voilà. Le préfet (a organisé) une rencontre avec les gens de la filière, j’y suis invité. C’est souvent qu’on vient me rencontrer ou qu’on m’invite, justement, parce qu’on a des idées différentes des autres quoi. On représente une autre profession différente des autres ».

On voit bien comment, dans cet extrait, il s’agit de représenter un collectif singulier, l’appartenance à une ’autre profession’, marquant ainsi leur singularité vis-à-vis d’une définition plus répandue de l’élevage charolais.

La manière dont ces éleveurs affichent leur différence, en prenant possession de leur ’rôle’ de porte paroles, s’exprime également à partir de la critique qu’ils font de ’l’agriculture conventionnelle’. C’est, pour la plupart d’entre eux, sur la base d’un cheminement personnel en opposition aux courants agricoles majoritaires qu’ils se définissent. La manière dont l’un d’entre eux rapporte, par exemple, sa rencontre avec une organisation minoritaire qui lui semble répondre à des convictions personnelles qu’il avait vainement cherché auparavant à faire reconnaître au sein du syndicat ’officiel’ est de ce point de vue éloquente.

  • Encadré 110 : la découverte d’une idéologie en adéquation avec ses convictions personnelles (E08)
    « Enfin moi j’ai un peu suivi ce chemin parce que j’ai été pendant dix-huit ans à la FDSEA avant de découvrir la Confédération Paysanne. En Saône-et-Loire, il n’y avait pas de Confédération Paysanne, il n’y a pas longtemps que ça a été créé. Et je m’y suis vraiment retrouvé parce que c’est une idéologie que j’ai. Et donc aujourd’hui je suis porte-parole de la Confédération Paysanne de Saône-et-Loire, je pourrais avoir aussi des responsabilités nationales ou régionales, je n’ai pas le temps, mais ça me plairait. Il y a des articles de nos journaux que j’aurais aimé écrire, c’est exactement ce que je pense.
    Donc j’étais président communal de la FDSEA dans le village de « So ». J’étais secrétaire cantonal de l’union..., j’étais président de l’arrondissement de Mâcon nord et j’étais surtout, ce qui me plaisait le plus, j’étais vice-président de la section Bovine de la FDSEA de Saône-et-Loire. Il y a un président qui s’appelait « S », que je connais bien, qui est toujours un bon copain pour moi, bien qu’on ne soit pas du tout de la même tendance, et il y avait 5 vice-présidents, un par arrondissement. Donc moi j’étais de ceux-là, et j’étais élu démocratiquement, c’est-à-dire je n’ai pas trempé dans n’importe quelle magouille, je n’ai pas accepté des compromis ou quoi que ce soit, et j’étais élu parce que quand j’allais aux réunions, j’avais préparé le dossier. Parce que la plupart des responsables de la FDSEA, c’est des bêtes de réunion, ils vont de réunion en réunion sans même savoir à quelle réunion ils vont, ils n’ont pas préparé ni un ordre du jour, ni une actualité, même une activité locale, ils y vont spontanément comme ça, en général ils passent leur temps à raconter des plaisanteries, manger au restaurant, bien boire. Disons que moi quand j’arrivais, j’avais préparé des dossiers sur des points précis. C’est-à-dire, on avait une convocation avec un ordre du jour, et en regardant la presse, parce que j’étais abonné à plusieurs journaux, en interrogeant d’autres agriculteurs, en voyant toutes les tendances, tout ce qui se disait, j’arrivais avec quelque chose à dire, mais quelque chose de concret, c’est ce qui m’a valu d’être élu (...).Alors je les avais intéressés quand même, parce que je n’y allais pas les mains vides, donc j’étais élu. Mais vite, ils ont remarqué que je n’avais pas du tout la même tendance politique qu’eux. Et puis, je ne suis pas ce que j’appelle un béni-oui-oui. C’est-à-dire qu’il y avait des décisions importantes à prendre où j’ai soit voté non, soit je me suis abstenu soit j’ai carrément boycotté la réunion. Et c’est vrai que j’ai été des fois très désagréable. (...). Et quand il y a eu le cinquantième anniversaire de la FDSEA, c’est pour moi une date historique, c’est cinquante ans de compromission et de ce que j’appelle la cogestion c’est-à-dire que les responsables de la FDSEA sont sans arrêt en copinage avec les responsables politiques et en fait ils trahissent le monde paysan. Et le jour de l’anniversaire des cinquante ans, j’y suis allé, c’était un repas du tonnerre de dieu, j’aurais bien été bête de ne pas y aller parce qu’il y avait un spectacle, des chanteurs, un orchestre, bon c’est vrai, quand on voit le budget qu’ils ont c’est impressionnant, et j’ai dit c’est terminé vous me reverrez plus jamais. Ce jour là, c’est fini. Et maintenant on se revoit dans les mêmes réunions, avec mon copain « B », souvent même on mange ensemble, on est toujours bien copain, mais on a des positions complètement différentes, et maintenant je peux les afficher puisqu’il y a une organisation en Saône-et-Loire qui s’appelle la Confédération Paysanne de Saône-et-Loire qui est représentative ».

Ce type de révélation personnelle n’est pas commun à l’ensemble des enquêtés composant cette troisième forme identitaire. Mais la plupart ont bien souvent dû affirmer leur position en s’opposant à un modèle plus ’conventionnel’ que, dans l’extrait qui précède, l’éleveur considère comme anti-démocratique. Pour un autre aussi, cela s’est traduit par une démission momentanée d’instances professionnelles au sein desquelles il se sentait mis à l’écart, retrait qu’il a saisi comme une opportunité pour s’interroger sur sa place au sein de telles structures et sur la cohérence entre sa conception de métier et sa position de responsable professionnel.

  • Encadré 111 : un retour dans les organisations professionnelles (E11)
    Enquêté : « Je suis membre du bureau de la FDSEA, je suis aussi au conseil d’administration du centre de gestion. Et puis bon les gros trucs, un des responsables de ce projet A.O.C. boeuf de Charolles ».
    Enquêtrice : « Et est-ce que vous avez eu d’autres responsabilités que vous avez dû abandonner en cours de route ?  »
    Enquêté : « Oui, puisque j’étais président du cdja. Mais j’ai eu une période ou j’étais très impliqué au cdja et même à la Chambre d’Agriculture tout ça, et il y a eu une coupure à un moment donné importante qui a duré (...) parce que j’étais en désaccord avec les équipes qui étaient en place. Il y a eu une coupure importante, qui était très prononcée, je ne militais plus dans les organisations agricoles et puis il y a eu un changement d’équipe alors peut-être que je me fais des illusions, peut-être que la ligne était la même, mais bon toujours est-il que je fais un retour dans les organisations agricoles, depuis quatre ans».
    Enquêtrice : « C’étaient des désaccords d’ordre politique ?  ».
    Enquêté : « Oui, plutôt d’ordre politique et aussi de fonctionnements internes, et puis peut-être aussi une histoire de personnes, (...) peut-être que ce n’était pas vraiment sur le fond, mais sur l’image que l’on donnait, enfin je trouvais qu’il y avait eu une dérive importante au niveau des organisations agricoles où les responsables donnaient une image de ne plus trop s’intéresser à l’agriculture mais de s’intéresser à leur carrière personnelle voilà ».

Pour ces éleveurs, il est essentiel de garder un esprit critique par rapport à l’organisation collective de leur profession. Ils montrent ainsi comment, du fait même de leur position particulière, ils dérangent’ un monde bien établi.

  • Encadré 112 : la défense des pratiques des éleveurs charolais (E14)
    « On a un gros rôle mais (...) les gens ne comprennent pas tous ces aspects philosophiques de la chose. Des fois, je suis fortement critiqué, et puis des fois je dérange. Un jour on m’a dit, vous n’êtes pas organisé, et puis on nous comparait à la Bretagne, c’était un éleveur, il avait été en Bretagne. Il dit, tu sais en Bretagne, ils sont beaucoup plus responsables, ils sont beaucoup plus organisés que nous dans le charolais. Je lui ai dit écoute donc, je veux bien te croire, je n’ai pas été en Bretagne, mais simplement quand je vois les chiffres, quand je vois le taux d’endettement d’un breton, et puis le taux d’endettement d’un éleveur charolais, et bien je crois qu’on l’a plutôt organisé dans le sens ou on l’a maîtrisé. Il s’est fait lier dans une filière, c’est le cas chez les Bretons. Ils vont être obligés de foutre le feu à la boutique pour pouvoir couper les chaînes et s’en sortir. Mais quand je vois dans un rapport d’un ministre hier, qu’il disait qu’ils allaient revenir aux aides des éleveurs de porcs endettés à plus de 20 millions, et bien j’aime encore mieux être dans mes difficultés charolaises que les leurs. Alors quand on dit, parce que c’est ça, ils ont tellement bien été organisés qu’ils ne sont plus chez eux. Et puis l’organisation économique, c’est bien, il faut une organisation économique des choses, mais il faut des études de marché. Mais il ne faut pas que le paysan devienne un outil d’une filière ou d’un marchand ou d’un marchandage. Il y a un marché, il doit être diversifié. (Chez) nous il était porteur, le marché le plus porteur, c’était le marché national. Il n’y a rien à faire, vous faites tous les pays du monde, c’est le marché français qui est le marché le plus porteur en élevage allaitant ».

Ces éleveurs s’inscrivent dans un monde de type conflictuel, dans lequel il leur importe d’affirmer et de faire reconnaître leur point de vue en opposition à une agriculture ’conventionnelle’. Cette opposition au nom d’une conception plus égalitaire du développement de l’agriculture apparaît bien dans la présentation par un éleveur de la nécessité de redistribuer les subventions en tenant compte des disparités régionales et des types de production. Et l’extrait qui suit montre bien comment il utilise même la situation d’entreient pour promouvoir ’un autre tuype d’agriculture’ dont il se réclame.

  • Encadré 113 : la valorisation d’un autre type d’agriculture (E08)
    « Mais ce qu’il faut comprendre dans la Confédération Paysanne, c’est carrément un autre type d’agriculture. Moi j’estime que tous les paysans doivent vivre, quelle que soit la taille de leur exploitation, parce qu’il y a des disparités énormes dans les sols, dans les races, dans les méthodes de travailler. Mais tous ont le droit de vivre. Ça n’a rien à voir avec l’industrie, comme par exemple le pain, un grain de blé fait du pain, que le gars soit boulanger à Paris, à Perpignan ou à Nantes, il fera toujours du pain. En agriculture ce n’est pas pareil, parce que le contexte est différent, le climat, la période hivernale, l’ensoleillement, la pluviométrie, ce n’est pas possible d’imaginer un type d’agriculture. Mais tous doivent vivre. Donc la Confédération Paysanne propose un revenu minimal d’existence. C’est-à-dire qu’il faut que les premières quantités de produits agricoles produites aient un prix qui permette de vivre, mais un prix qui ne soit pas concurrentiel avec les autres agriculteurs. C’est facile à comprendre. Dans les Landes, cette année, on vient de battre le record du monde de surfaces labourées en vingt-quatre heures, cent quatre-vingt hectares et des poussières. Un type avec un tracteur et une charrue peut labourer cent quatre-vingt hectares en vingt-quatre heures, c’est une situation unique au monde puisqu’il a un record. Il y a des régions de France où le gars il ne va pas labourer un hectare huit dans la journée. Comment on peut justifier le même prix du blé entre le gars qui laboure cent quatre-vingt hectares et le gars qui ne laboure pas un hectare dans la journée, c’est absurde ! Donc, ce qu’il faut faire, c’est qu’il faut que par exemple sur une quantité donnée, par exemple vingt hectares de céréales, le type il ait un prix garanti. Au-delà, c’est l’incertitude, si les cours baissent, les prix baissent, mais il faut un prix garanti, c’est-à-dire que le type qui aura bien de la misère à labourer ses vingt hectares, il ne pourra pas se payer du matériel d’aplomb, il y a des cailloux, il faut qu’il ramasse les cailloux, il met plus de temps, chez moi je mets plus de temps à ramasser les cailloux avec ma famille que pour labourer, donc ça, ça doit se rémunérer ou alors on dit vous n’êtes pas rentables, c’est arrivé, c’est la friche, donc on abandonne une partie de la France quoi. Alors ça nous on n’en veut pas ».