8.3.3 L’exploitation, un lieu d’expérimentation de la conception idéologique du métier

La manière dont ces éleveurs parlent de la ’mise en pratique’ de leur conception de métier ne se traduit pas par une description détaillée de ce qu’ils font concrètement sur leur exploitation. Elle est plutôt fortement imbriquée, dans leur discours, avec les dimensions relationnelles et biographiques présentées ci-dessus. Ce qu’ils mettent en avant, du fait de leur rôle de porte paroles, c’est surtout ce que font les éleveurs charolais (plus que ce qu’ils font eux-mêmes). Ils parlent alors du savoir-faire des éleveurs charolais et de l’intuition à partir de laquelle ils réorganisent au fur et à mesure du temps leur métier. Leur position de responsables de groupes jugés le plus souvent comme ’marginaux’ amène ces enquêtés fréquemment lors de l’entretien à parler ’du’ monde de l’élevage allaitant ou ’de’ l’agriculture sans s’y inclure. Ils cherchent à décrire ce monde professionnel pour mieux le comprendre à partir d’une prise de distance parfois assez similaire à la posture adoptée par les éleveurs enquêtés en tant qu’informateurs privilégiés dans la phase exploratoire de cette recherche. Leurs propos comportent ainsi beaucoup de considérations politiques sur ’les’ éleveurs allaitants, ’les’ agriculteurs ou ’la’ profession appréhendés en général.

On peut cependant y relever quelques éléments relatifs à la dimension pratique de leur métier, même si ceux-ci sont surtout mobilisés par ces éleveurs pour argumenter ce qui fit la singularité de leur position dans le monde de l’élevage charolais. Sur ce plan, ce qui marque la description de leurs ’pratiques matérielles’ c’est l’insistance qu’ils mettent sur le rapport au travail et le rapport à la nature.

En ce qui concerne le premier point, ce qui est à souligner c’est la manière dont ils se présentent comme des « paysans chercheurs », ou encore « leurs propres expérimentateurs ».

Si cette idée ’d’expérimentation’ apparaît, dans cet extrait, spécifiquement associé au cadre particulier de l’agriculture biologique, elle est également présente, même si c’est de manière plus discrète, dans les autres cas. La question de la labellisation régionale, ou celle de la production de boeufs en A.O.C, par exemple, sont également présentées par les éleveurs comme l’occasion d’explorer de nouvelles façons de faire sur leur exploitation. Cette démarche ’d’exploration’ recouvre ainsi plusieurs aspects que l’on peut présenter en les situant au regard du rapport à la pratique qui caractérise les deux formes identitaires précédemment analysées.

Pour ces enquêtés, il semble indispensable de se distinguer d’une vision productiviste de l’agriculture. Ce qui les intéresse « c’est d’agir aussi sur les développements de l’agriculture », leur souci étant de faire en sorte que leur conception du métier puisse se traduire au niveau de l’ensemble des exploitations dont ils sont les représentants. Rejetant les conceptions issues du modèle d’agriculture intensive, ils cherchent alors à mettre au point des techniques ’nouvelles’ et à les améliorer dans l’objectif de proposer des systèmes d’exploitation viables économiquement et qui répondent à leurs exigences en matière de conditions de travail.

Dans ce cadre ils cherchent d’abord à démontrer la spécificité de l’élevage charolais qui, selon ces éleveurs, a su se préserver des tentations et des méfaits de l’agriculture productiviste par rapport à d’autres régions, mettant en avant le ’sens pratique’ des éleveurs charolais qui ’savent gérer leur exploitation’ en ayant une grande capacité à décider des choix à opérer sur l’exploitation par rapport à la diversité d’animaux qui y sont produits. Ils sont attentifs ensuite, à la gestion du temps de travail sur l’exploitation se rapprochant sur ce point des éleveurs du deuxième groupe, et cela d’autant plus que leurs exploitations présentent des caractéristiques assez semblables de celles de ces éleveurs. Organisés pour l’essentiel en gaec, ils accordent la même importance que les polyculteurs-éleveurs précédemment analysés à la question de la disponibilité de la main d’oeuvre. Mais cette question est abordée en des termes différents, en référence avant tout à la volonté de dégager du temps sur les tâches de travail sur l’exploitation, pour développer notamment leur rôle de porte paroles, sans qu’il soit envisagé pour autant d’accroître la dimension économique de l’exploitation. Par ailleurs, le temps qu’ils passent à travailler (que ce soit sur leur exploitation ou en participant à des réunions etc.) peut être considérable, mais ce qui leur importe avant tout c’est de limiter le stress afin de ’bien vivre’ leur métier. L’attention à une certaine idée de conditions de travail ’raisonnables’, en opposition à des systèmes dans lesquels les éleveurs sont soumis à de lourdes contraintes financières, une obligation forte de résultats, etc., est donc un aspect important dans leur démarche d’expérimentation.

Un autre aspect de cette démarche est plus directement lié aux pratiques mises en oeuvre en rapport à la nature et à l’environnement. La prise en compte du bien-être animal, que nous avons déjà abordé en partie dans la sous section précédente à partir de l’exemple des conceptions contradictoires qu’avaient en la matière un père et son fils est ainsi pour certains de ces éleveurs une préoccupation centrale qui se traduit notamment jusque dans la façon dont ils décrivent le rapport qu’ils ont à l’abattage de leurs bêtes.

Associée à une forme de production qui donne une grande importance au bien être animal, la contractualisation avec l’aval diffère également de celle des éleveurs du deuxième groupe. Si elle est, en effet, essentielle, dans la reconnaissance de leur métier, elle n’est pas déléguée à une structure établie qui sert d’intermédiaire, ces éleveurs cherchant plutôt à établir des liens directs avec la distribution pour faire reconnaître leur spécificité, avec par exemple le montage d’une filière biologique régionale indépendante des organisations économiques pré-existantes où le rapport de l’homme à l’animal est fortement exprimé. De plus, si la majorité d’entre eux vendent en dehors des groupements, ceux qui passent par leur intermédiaire continuent à poursuivre des initiatives en dehors de ceux-ci avec l’objectif de valoriser la spécificité de l’élevage charolais (développement d’un label régional en association avec des négociants privés, de la défense d’une aoc charolaise, etc.).

Le troisième groupe renvoie, au même titre le groupe précédent à des polyculteurs-éleveurs. Cependant, avec des troupeaux et des surfaces d’exploitation moins importants, ils ont une orientation de la production qui n’est pas totalement identique puisque la moitié d’entre eux sont des engraisseurs spécialisés. Ils se distinguent donc du groupe précédent dans la forme d’engraissement, il s’agit plus souvent d’animaux ’biologiques’, ou de génisses et de boeufs et non pas exclusivement d’engraissement de taurillons.

Finalement, si ces éleveurs parlent peu de leur travail quotidien, la référence à ce qu’ils font est principalement utilisée pour appuyer ce qu’ils jugent important : l’élaboration idéologique de leur métier, ou le respect d’une certaine éthique, qui bien qu’elle soit contenue dans l’exercice pratique de leur activité n’est pas énoncé de la même manière que pour les deux autres profils identitaires.