1.1 - Un premier groupe d’éleveurs porteurs d’une vision très pessimiste de l’évolution du monde de l’élevage.

Les éleveurs qui appartiennent au groupe que définit l’intersection de notre premier récit et de notre première forme identitaire se caractérisent par l’importance qu’occupe chez eux le thème d’une perte d’identité. Ces éleveurs, qui font principalement référence à ’ce qui se faisait dans le temps’, se sentent comme condamnés du fait même de l’évolution ’insensée’ dans laquelle l’élevage est engagé depuis les années quatre-vingt. Nostalgiques, ils mettent en avant une argumentation qui repose essentiellement sur ce qui faisait la valeur passée du métier d’éleveur.

La description qu’il donnent de leur monde est marquée par le poids donné à la transmission, de savoirs hérités et au respect nécessaire qui en résulte des générations précédentes. Cette transmission, supposant un parcours et un rythme d’apprentissage particulier, est aussi celle du cheptel lui même, condensant en quelque sorte ces savoirs accumulés. Fortement imprégnés par une conception très hiérarchisée de l’élevage charolais tel qu’il était incarné par certaines grandes figures professionnelles, leur vision de ce monde est organisée à partir de la distinction opérée entre différents ’métiers’ de l’élevage correspondant chacun à des types d’activités spécifiques (naisseur, emboucheur, sélectionneur...) à exercer avec le souci à la fois de rester à sa place et de tenir son rang. Cette référence au passé ne s’est pas trouvée bousculée mais a été, au contraire, renforcée par la modernisation des années soixante, telle qu’ils l’interprètent, sur le mode, là encore, d’un ’âge d’or’. En leur proposant des normes de référence, de surface de production, d’organisation du travail tout en appuyant sur le caractère familial de l’agriculture, celle-ci s’est simplement traduite par l’introduction d’une nouvelle façon d’appréhender la notion, pour eux centrale, de performance technique, fondée sur la conduite rationnellement maîtrisée de l’élevage charolais et, surtout, du travail ’bien fait’.

C’est donc l’idée d’un monde bien établi et stabilisé qui structure le récit des éleveurs de ce premier groupe. Attachés à un modèle professionnel ’traditionnel’ de l’élevage, ils constatent que ce monde est aujourd’hui révolu et se voient condamnés à vivre dans un univers qui se trouve à l’opposé de leur conception de métier, marqué par une forte instabilité, par des prises de décisions qu’ils jugent irrationnelles, et où tout va désormais trop vite. Face à ces nouvelles règles du jeu, ils sont sur la défensive et rejettent en bloc ce qui leur apparaît comme venant mettre en danger cette conception. Même si ces éleveurs ont, en effet, une idée assez précise de ce que devrait être le monde de l’élevage, ils ne croient pas en la possiblité d’opérer un retour en arrière et ils ne voient pas comment cette idée pourrait conserver ou reprendre du sens dans l’avenir.

Cette difficulté à traduire leur point de vue sur le cours pris par l’évolution de l’élevage en termes d’avenir souhaitable apparaît assez bien dans leur façon même de se présenter. Sur ce plan, nous avons vu, dans le Chapitre 8, que si ces éleveurs faisaient état d’une certaine attirance pour un métier dans lequel ils étaient pour la plupart ’nés’, ils ont souvent repris en fait l’exploitation suite à de fortes pressions familiales, qu’on leur ait fait comprendre qu’il serait dommage qu’ils ne reprennent pas l’exploitation ou qu’ils se soient trouvés dans une situation telle qu’il n’était tout simplement ’pas pensable’ de souhaiter vouloir faire autre chose, compte tenu notamment des difficultés scolaires qu’ils avaient pu rencontrer. Par ailleurs, on a pu noter que, lorsque ces éleveurs font le bilan de leur parcours, ils mettent assez fréquemment en avant l’idée qu’ils ne sont pas parvenus à maintenir le capital économique dont ils avaient hérité. Certains présentent ainsi comment, alors que leurs parents avaient de ’grosses exploitations’, ils ont du mal à transmettre une exploitation en bon état à leur fils, ou encore - contre-exemple significatif par le caractère de scandale qu’il représente à leurs yeux - comment, au sein d’une fratrie, c’est celui qui était considéré comme le moins compétent en élevage et comme celui qui aimait le moins le métier qui s’en est finalement le mieux sorti et a assuré la meilleure situation à ses descendants. Au total, la plupart de ces éleveurs semblent donc plutôt amers.

Cette amertume ressort particulièrement du jeu des comparaisons qu’ils établissent entre leur situation et celle des autres membres de leur famille ou de leurs voisins. Fascinés par les éleveurs qui ont réussi dans leur entourage, ils sont en même temps déçus de ne pas faire partie de ces éleveurs. S’ils racontent ainsi comment ils ne peuvent être jaloux d’un jeune voisin qui a de ’l’or dans les mains’ ou expriment le respect qu’ils ont, par exemple, pour des familles de sélectionneurs qui sont parvenues, elles, à rester au ’top niveau’, ils sont en même temps un peu aigris de faire maintenant partie des ’petits’, de ceux que l’on ne ’regarde’ même pas, et de n’avoir pas pu conserver la reconnaissance que leur père avait, de son temps, dans le milieu charolais, alors même qu’ils ont cherché à donner le meilleur d’eux même.

Ce sentiment d’échec personnel est donc redoublé par le regard des autres éleveurs. Repliés sur eux-même et sur le travail de leur exploitation ils ne s’intéressent plus au monde de l’élevage puisque ils n’ont plus l’impression d’y avoir encore leur place. La manière dont ils évoquent la ’fin d’un métier’ peut être alors directement associée à l’éventualité de leur propre disparition. Considérant qu’ils ne font ou ne feront jamais plus partie des ’bons éleveurs’, peu d’entre eux ont ainsi envisagé leur succession, que ce soit parce qu’ils sont célibataires ou parce qu’ils ont dissuadé leurs enfants de prendre leur suite.

Constituant un monde relativement fermé sur lui-même, et dans lequel il est difficile d’envisager une meilleur situation, ces éleveurs semblent peu préoccupés par le fait de savoir si leur modèle de référence pourrait être actualisable. Du fait d’une évolution sur laquelle ils ne cherchent pas vraiment à intervenir, leur univers de référence a alors tendance à s’effriter au fur et à mesure que s’effacent les lieux de manifestations autour desquels cet univers s’était historiquement constitué et les occasions de rencontre et de possible reconnaissance sociale auxquelles ils pourraient participer. Au regard des problèmes auxquels se trouve actuellement confronté l’élevage charolais, le point de vue qu’ils expriment quant à ce que devrait être le métier d’éleveur, point de vue s’appuyant sur une certaine ’culture de l’élevage’ renvoyant à certains savoir-faire, à un rapport particulier à l’animal et à une attention aigüe à la dialectique entre tradition et modernité, ne manque pourtant pas d’une certaine pertinence. Mais l’affirmation de ce point de vue et la ’reconquête’ par ces éleveurs d’une légitimité supposerait une conviction et des appuis qui semblent, pour l’instant en tout cas, leur faire défaut.