1.2 - Un deuxième groupe correspondant à des éleveurs porteur d’une vision plutôt optimiste de l’avenir du monde de l’élevage

Ce qui caractérise le deuxième groupe qui se dégage du croisement de nos analyses, c’est la manière dont les éleveurs qui le composent affichent, à l’inverse des précédents, leur sentiment d’être enfin parvenus à se constituer comme de vrais professionnels de l’agriculture. Nous avons vu que, pour eux, la crise actuelle de leur secteur de production est vue comme une occasion de rattraper le retard de développement qui caractérise l’élevage charolais et de se débarrasser des valeurs archaïques qui restaient encore associées à l’exercice de leur métier. Envisageant avec confiance l’avenir de ce métier, la vision qu’ils ont de ce qu’il devrait être repose sur quelques points centraux que nous rappellerons ici.

Leur conception est marquée, d’abord, par le souci de se distinguer de ce qui pouvait se faire par le passé et, surtout, d’affirmer la possibilité que ce métier peut être exercé par tout un chacun, pourvu qu’il soit compétent, un bon éleveur n’étant pas forcément un ’héritier’ et être un héritier pouvant même être un handicap pour atteindre à une véritable excellence professionnelle supposant de rompre avec tous les partages et toutes les hiérarchies ’traditionnellement’ établies dans le monde charolais. Et elle correspond, ensuite, à une volonté particulière d’être en phase avec les évolutions actuelles, telles qu’elles s’expriment dans les nouvelles exigences de l’aval de la production (consommateurs y compris) et telles qu’elles se traduisent dans les réformes en cours des modalités politico-administratives de régulation du secteur de l’élevage.

L’idée de la nécessité d’une adaptation permanente est ainsi centrale pour les éleveurs de ce groupe. Ce qui leur importe, c’est de montrer qu’ils vont de l’avant et savent se comporter en vrais entrepreneurs. Pour eux, seule une telle logique entrepreneuriale, est susceptible, en effet, de leur assurer des conditions semblables à celles que l’on trouve dans d’autres secteurs d’activités. Ils refusent de devoir se soumettre à une vie difficile d’un point de vue économique et social pour la seule raison qu’ils sont éleveurs et s’emploient à démontrer comment eux aussi peuvent avoir un métier qui leur permet de vivre ’décemment’. Ce groupe d’éleveurs se caractérise alors par l’attention qu’il porte à la recherche de formes d’organisation collective qui permettent la reconnaissance du travail de chacun sur l’exploitation et se traduisent par une participation active de tous aux prises de décisions. Cette attention se traduit également dans la manière, se voulant concertée et mûrement réfléchie, dont est envisagée la transmission de l’exploitation. Contrairement à ceux du premier groupe, les éleveurs ici considérés veillent ainsi, dès leur projet d’installation, à assurer un agrandissement économique rapide de leur exploitation en s’appuyant pour cela sur une diversité de conseils (familiaux, scolaires,...).

Considérant leur monde comme en perpétuelle évolution et exigeant une adaptation permanente, ces éleveurs ont une manière de se présenter également bien spécifique. Pour eux, ce qui compte, c’est ce qui se passe aujourd’hui, c’est-à-dire ce qui permet effectivement de juger si l’on est un éleveur performant. Leur expérience propre est donc ce qu’ils mettent en avant. Si pour eux l’élevage allaitant va plutôt bien, c’est au regard de la situation de leur exploitation. Installés sur des exploitations qu’ils jugent, pour la plupart, relativement ’importantes’ (au regard de la moyenne observable sur les régions où ils se trouvent), ils considèrent qu’ils ont, depuis, largement fait leur preuve et développé plus encore qu’au temps de leurs parents, ce qu’ils désignent comme de véritables entreprises. Pour certains, cette fierté se manifeste par l’accent qu’ils mettent sur l’agrandissement de leur exploitation auquel ils ont su procéder et sur l’augmentation de main d’oeuvre qui en a résulté pour faire face à cet agrandissement. Pour d’autres, elle se manifeste par l’accent qu’ils mettent sur le fait d’avoir créé de toute pièce, en s’installant ’hors cadre familial’, une entreprise viable. Ils insistent également sur leur capacité à prendre certains risques et à réagir dès qu’ils se trouvent dans une situation délicate. Le cas d’un éleveur ayant décidé de monter, dès l’été 1996, un atelier d’engraissement pour faire face à un problème de maladie sur ses veaux et à la crise de la vache folle ou celui d’autres éleveurs ayant développé la production de céréales dans des régions herbagères sont ici assez représentatifs de la tonalité un peu ’héroïque’ qu’ils donnent à leur présentation de soi pour montrer qu’ils savent changer de cap lorsque c’est nécessaire.

En termes de caractéristiques de position, ces éleveurs sont plutôt jeunes et d’un niveau d’études assez élevé. Même s’ils ont parfois vécu l’école comme un passage obligé, ils ont cherché à en profiter pour ’voir autre chose’, prendre du recul vis-à-vis de leur futur métier et accéder à certaines aides à l’installation, installation pour laquelle, cependant, ils ont aussi été généralement épaulés par leurs parents. Dans tous les cas, c’est en toute connaissance de cause, selon eux, qu’ils ont décidé de s’engager dans la profession d’éleveur. Affichant un fort sentiment de réussite personnelle, ils apparaissent par ailleurs socialement reconnus. Ils sont ainsi relativement bien implantés dans les structures économiques et professionnelles de leur région et cela même pour ceux qui insistent sur leur caractère ’hors cadre’. Cela se traduit notamment par la conscience qu’ils ont de faire partie de groupes d’agriculteurs ’responsables’ auxquels les techniciens de chambre d’agricultures ou, plus largement, les organisations professionnelles officielles font appel, parce qu’ils sont des éleveurs ’méritants’ qui n’hésitent pas à ’s’engager’.

Dotés d’un poids certain dans le champ professionnel qui est le leur et marqués par l’idée de leur réussite, ces éleveurs ne se font pas vraiment de souci pour l’avenir de leur métier et ne se sentent pas vraiment concernés par les remises en cause dont celui-ci est aujourd’hui l’objet. Ils se veulent incarner l’idée d’un nouveau modèle de production, efficace et rentable, équivalent à celui qui préside au développement des secteurs les plus modernes de l’agriculture. Au regard de cette volonté d’alignement, on peut cependant s’interroger sur la manière dont ils envisagent l’appartenance, qu’ils revendiquent aussi, au monde de l’élevage en tant que correspondant à l’exercice d’une activité qui reste particulière. On peut également se demander comment ils concilient leur souci d’afficher leur excellence d’entrepreneurs autonomes avec l’idée que les éleveurs doivent avant tout s’adapter pour survivre. Le modèle dont ils sont porteurs ne risque-t-il pas, en effet, d’aboutir à une pure et simple disparition de ce qui peut faire la professionnalité du métier d’éleveur ?