1.3 - Un troisième groupe correspondant à des éleveurs porteur d’une idée de redéfinition possible du monde de l’élevage charolais

La caractéristique principale du troisième groupe que met en évidence le croisement des récits de changement et des formes identitaires qui se dégagent de nos analyses est l’idée que partagent tous les éleveurs qui y appartiennent d’une redéfinition nécessaire et possible de leur métier. Pour ces éleveurs, l’avenir de l’élevage charolais ne saurait en effet être envisagé qu’à partir d’une réflexion critique tant sur les orientations passées prises par ce secteur que sur la crise qu’il traverse actuellement (crise qui découle très directement, selon eux, de ces orientations).

Comme on l’a vu, la description qu’ils donnent de l’évolution du monde de l’élevage est commandée par l’histoire qu’ils retracent des principaux débats qui en ont marqué le cours depuis les années soixante-dix, d’une part, et par l’insistance qu’ils accordent aux positions qu’ils ont prises dans ces débats, d’autre part, positions généralement en opposition avec le point de vue des organisations professionnelles dominantes. Dénonçant la voie suivie pour le développement de l’élevage charolais (celle de ’l’intensification’...), ils exposent comment ils s’en sont, plus ou moins progressivement, dégagés et ont cherché à remettre en cause ce qu’ils avaient pu faire eux-mêmes auparavant. Et c’est à partir de ce qu’ils présentent, sous des formes diverses, comme un parcours de ’reconversion’ professionnelle qu’ils argumentent. Mettant en avant le fait que les modèles dominants ont contribué et contribuent encore à diviser la profession plutôt qu’à la rassembler derrière ce que des éleveurs peuvent avoir en commun, ils en appellent alors à un retour aux valeurs ’authentiques’ du métier, au savoir-faire ’traditionnel’ de l’éleveur charolais et à la manière propre dont il convient de ’gérer’ cette activité, valeurs trop longtemps oubliées au nom de la ’nécessité’ de s’aligner sur une logique économique productiviste.

Pour ces éleveurs, la situation actuelle est marquée par des dysfonctionnements importants qui sont générés par le type même de modernisation développé depuis les années soixante. Et les efforts entrepris actuellement pour sortir de cette crise restent, à leurs yeux, insuffisants dans la mesure où ils ne correspondent pas à une réelle refondation du métier. Selon eux, il est en effet indispensable d’engager des changements de pratiques qui aillent au delà de mots d’ordre comme la transparence, le respect de cahiers des charges etc., dans la mesure où c’est bien plutôt de rupture qu’il doit s’agir, rupture dont on peut préciser les termes à partir des reconversions qu’ils ont effectuées pour leur part.

Il est certes difficile de rendre compte de manière homogène des différents parcours de ces éleveurs. Cependant, tous ont été marqués par des discontinuités biographiques notables (du fait d’une opposition à la conception du métier de leur père, d’une reconversion à l’agriculture biologique, de doutes sur le bien fondé de leurs appartenances organisationnelles...) ayant entraîné des changements de position significatifs dans leur champ professionnel. En termes de capital économique, ces éleveurs sont, pour la plupart, plutôt bien placés et ils sont, de ce point de vue, assez proches des éleveurs du deuxième groupe, mais, à la différence de ces derniers, tous ont été amenés à prendre leurs distances avec le ’modèle dominant’. Cela se traduit d’abord, au niveau de leur exploitation, par leur investissement dans la mise en place de pratiques qui se veulent à la fois nouvelles et prendre en compte certaines valeurs ’traditionnelles’ du métier, moyennant une attention particulière au thème des savoir-faire spécifiques au véritable éleveur charolais. Cela se traduit ensuite par des déplacements significatifs de leur part dans l’appareil professionnel, dans la mesure où, bien qu’ils aient rompu avec une certaine vision de la profession, ils ont néanmoins conservé une place dans cet appareil en tant que représentants de conceptions minoritaires de l’élevage. S’ils affichent ainsi une certaine marginalité, ils ont aussi gagné en reconnaissance de par leur qualité de porte paroles de la ’contestation’ et de par leur inscription dans les jeux politiques officiels dans lesquels il faut bien compter avec cette contestation même.

De ce fait, on peut alors se demander si ces éleveurs, amenés à être sur le devant de la scène, ne sont pas caractérisés par une tendance à la production surtout d’un discours sur le métier, discours dont la capacité à s’ancrer sur des réalités du terrain et à susciter des effets sur le terrain n’est pas forcément évidente. Dit autrement, alors qu’ils dénoncent le fait que les organisations et les courants majoritaires s’en tiennent à des changements dans la manière de présenter le métier d’éleveur, on est en droit de se demander s’ils ne sont pas eux-mêmes porteurs d’une conception qui reste idéologique de ce métier sans parvenir à se traduire véritablement dans de nouvelles pratiques. S’ils insistent ainsi sur les valeurs authentiques du métier, on a pu noter que, dans leurs propos au cours de nos entretiens, les considérations précises sur leur travail quotidien restaient très discrètes. Comment pourront-ils alors, à terme, tenir un tel discours d’authenticité s’ils ne sont pas en mesure de soutenir ces valeurs dans les faits, en les expérimentant ? Et comment pourront-ils également mesurer la portée de cette expérimentation, pour autant qu’ils s’y engagent, sans confrontation effective à des modèles de production plus ’conventionnels’, confrontation indispensable pour savoir s’ils restent bien dans la course ? Ne risquent-t-ils pas de s’enfermer dans une conception seulement philosophique du métier et de perdre pied avec la réalité ?

De la troisième phase d’analyse que nous venons de proposer, nous retiendrons l’idée que les éleveurs que nous avons enquêtés ne vivent pas vraiment dans les mêmes mondes. Nous avons donc essayé d’expliciter ce qui donne sa cohérence interne à chacun des trois segments professionnels distincts auxquels ils semblent appartenir, et de souligner aussi ce que ces segments peuvent avoir de fragile du fait même de leur cloisonnement. Au vu de ce constat, c’est alors la question de la manière dont ces mondes sont susceptibles d’interagir qui se pose. Suivant notre problématique, en effet, c’est du genre de confrontation et de débat qui peut s’établir entre eux que dépend une recomposition éventuelle du métier d’éleveur et du champ professionnel de l’élevage, et c’est cette question qu’il nous faut maintenant aborder.