Introduction

Le développement des principes de catégorisation énoncé par Rosch en 1976 a largement influencé les sciences humaines en général (Smith & Medin, 1981 ; Neisser, 1987 ; Van Mechelen et al., 1993 ; Lambert & Shanks, 1997 ; Medin & Atran, 1999) et les sciences du langage en particulier (Lakoff, 1886 & 1987 ; Taylor 1989) et a pu être qualifié de ’révolution’. La tentation universaliste de Rosch et la force de ses présupposés philosophiques revêtus d’un caractère de naturalité, ont éveillé bien peu de soupçons de la part des chercheurs qui ont intégré ces modèles dans leurs travaux.

Il y a dix ans, en 1991, paraissait un ouvrage collectif, sous la direction de Danièle Dubois, intitulé ’Sémantique et Cognition’, avec pour sous-titre : ’Catégories, prototypes et typicalité. Le premier chapitre s’intitulait ’catégorisation et cognition : ’10 ans après’, une évaluation des concepts de Rosch’. Il proposait de faire le point sur l’évolution des concepts de catégorisation à partir d’une étude critique des présupposés philosophiques et culturels qui ont réduit le formidable potentiel de cette théorie et que Dubois a qualifiés de réalisme de type platonicien. L’approche de Dubois voulait résolument interdisciplinaire et l’ouvrage confrontait les points de vue de la psychologie, de la linguistique, de l’intelligence artificielle...

De décennie en décennie, grâce à l’impulsion donnée entre-autres, par cet ouvrage, la théorie de la catégorisation a changé de visage, s’est enrichie de nombreux travaux dans des domaines aussi différents que l’ergonomie, la linguistique, la psychologie, bien sûr, mais aussi la neurophysiologie. Les objets d’études ont dépassé le cadre des ’catégories naturelles’, pour investir des domaines ontologiques nouveaux, comme les catégories d’odeurs et de bruits, qui ouvraient un champ de recherche aussi riche que nouveau aux ’iconoclastes’. En effet, ces domaines peu étudiés, présentent l’intérêt de regrouper des objets du monde qui sont peu valorisés et ainsi ne disposent ni d’ancrage culturel suffisamment fort propre à leur procurer des normes descriptives robustes, ni même de nom pour les désigner. Les résultats de ces recherches allaient très vite conduire à réinstaller l’individualité au coeur des processus de catégorisation, en redéfinissant ce processus comme un acte cognitif individuel. Ces résultats contribuaient ainsi à restituer une dimension humaine, culturelle et linguistique à la catégorisation, dont Rosch avait eu l’intuition mais qu’elle avait escamotée, au profit d’une quête d’universalité.

Parallèlement, de nombreuses disciplines ont tenté de comprendre les mécanismes de désintégration lexico-sémantique chez les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer, en utilisant implicitement les concepts ’roschiens’ à travers des référents théoriques inspirés de la psychologie cognitive, mais aussi de la linguistique, sans les remettre en question. Pourtant, une profusion de recherches (Schwartz et al. 1979, Bayles & Tomoeda 1983, Martin & Fedio 1983, Warrington & McCarthy 1983, Gewirth et al. 1984, Santo Pietro & Goldfarb 1985, Murdoch et al. 1987, Nebes & Brady 1988, Miller 1989, Bayles et al. 1990, Silveri et al. 1991, Hodge et al. 1992, Nebes 1994, Tippett et al. 1996, Gonnerman et al., 1997...) qui a donné lieu à une littérature abondante, n’a pas permis de fournir de modèle théorique ou expérimental suffisamment solide pour résoudre la difficulté de rendre compte d’une symptomatologie extrêmement variable d’un individu à l’autre et fondée sur des processus cognitifs singuliers d’une extrême labilité.

C’est l’intuition que seule la prise en compte de la singularité des processus de déstructuration lexico-sémantique chez les malades pouvait s’avérer suffisamment riche pour développer des éléments de compréhension de ce phénomène dégénératif, qui nous a conduit à utiliser les modèles théoriques développés à la suite de la remise en cause des concepts de Rosch.

Dès lors, ce travail se fixait un double objectif :