Chapitre 1 - Catégorisation

1.1 Introduction

La catégorisation a été explorée par Rosch qui a tenté d’articuler le caractère naturel et écologique, donc culturellement et linguistiquement inscrit, d’un processus cognitif. Cependant, cette visée allait, de fait, produire des concepts beaucoup plus réducteurs que ne le laissait présumer l’objectif initial. Critique en a été faite par Dubois et col. (1991 et 1997) qui mettent en évidence d’une part que les travaux

‘’portaient sur des univers de connaissances très spécifiques’ ’

et d’autre part que

‘’les questions posées étaient étroitement corrélées aux doxa et aux langues de la culture occidentale’ (Dubois 1997, p. 8)’

Il semble donc que les nombreux développements, et en particulier une visée universaliste du concept de catégories, ont réduit le paradoxe entre universel et culturel et ainsi la complexité des concepts initiaux, pourtant riche de questionnements et prometteuse de perspectives de recherches. La plupart des recherches en psychologie cognitive évacuent la complexité qui est aussi la richesse du paradigme de départ, pour n’en retenir que le caractère d’universalité, nécessairement réducteur puisqu’il l’ampute de ses variations imputables aux aspects culturels et linguistiques.

Faisant historiquement suite au développement des recherches en psychologie cognitive, le développement des recherches en neuropsychologie va tenter d’identifier un substrat neuro-anatomique aux activités cognitives, en intégrant les avancées de la psycholinguistique pour forger ses modèles et ses outils d’évaluation. C’est donc sans les remettre en cause que les études sur la dénomination, le manque du mot et la fluence catégorielle, ont assimilé les concepts de ’catégories naturelles’, ’niveau de base’, ’typicalité’ et ’prototypie’, introduits et développés par Rosch. Or s’il s’avère que ceux-ci sont pour le moins “questionnables”, il devient indispensable de revisiter les protocoles et les résultats des études sur l’organisation catégorielle du lexique chez les personnes souffrant de pathologies dégénératives et en particulier de la maladie d’Alzheimer.

En effet, on ne peut à fois postuler que ces patients souffrent de troubles de la cognition et évacuer la conception des mécanismes de catégorisation comme processus adaptatifs, qui était la position de Rosch au départ. Un des principes puissants de la psychologie est le principe d’économie cognitive. Il est dès l’origine présent dans les travaux de Rosch :

‘“ Catégoriser un stimulus signifie le considérer dans la finalité de cette catégorisation, non seulement comme équivalent des autres stimuli de la même catégorie, mais également différent des stimuli qui n’appartiennent pas à cette catégorie. D’un côté il apparaît avantageux pour l’organisme de prédire toute propriété à partir d’une propriété quelconque (ce qui pour les humains constitue l’essentiel de la dénomination des catégories), principe qui conduirait à la formation d’un très grand nombre de catégories les plus finement discriminées que possible. D’un autre côté, le but de la catégorisation est de réduire les différences infinies entre les stimuli à des proportions cognitivement et comportementalement utilisables” (Rosch, 1976 ; p. 384). ’

Si ce principe est valide, comment reste-t-il actif dans une perspective de déstructuration des fonction cognitives ? Et comment peut-on prétendre évaluer les dysfonctionnements des processus de catégorisation sans l’aide d’outils capables de prendre en compte l’activité cognitive du patient en termes de stratégies d’adaptation ?

De même, comment étudier la désintégration du langage, laquelle ne peut s’entendre que comme une altération du code linguistique propre à un individu, tout en tenant à distance le codage par la langue des principes explicatifs des catégories (Rosch, 1978 ; p. 28) ? Si les linguistes affirment que

‘“pour que la théorie de la catégorisation et la théorie subsidiaire des prototypes soient applicables en linguistique, il faudrait que le lexique des langues (...) soit organisé comme une taxonomie. Or, à l’exception précisément du lexique propre à la classification linnéenne, et plus généralement de certaines régions des lexiques techniques des sciences de la nature, les lexiques des langues ne sont pas des taxonomies parfaites de type linnéen, telles que leurs catégories ne connaîtraient qu’une et une seule hiérarchie.” (Rastier, 1991b ; p. 266). ’ ‘“(...) la théorie psychologique du prototype est (alors) inapplicable en linguistique sans une refonte complète” (ibid.), ’

quelle est la réalité du phénomène appréhendé sous l’apparence d’une représentation du lexique en mémoire par les protocoles neuropsychologiques, dès lors que les liens qu’entretient celui-ci avec le lexique d’une langue sont à ce point distendus ?

Dans cette première partie, nous proposons une brève remise en mémoire des principes de catégorisation définis par Rosch ainsi que des principaux concepts théoriques qui en ont découlé. Nous développerons ensuite les courants théoriques les plus récents qui les mettent en question, tant en psychologie qu’en psycholinguistique. Puis nous verrons quelles incidences peuvent avoir ces nouvelles avancées sur les données de la neuropsychologie, en particulier pour ce qui concerne l’altération du lexique dans la maladie d’Alzheimer. Nous tenterons enfin d’intégrer les données linguistiques qui permettront d’appréhender la part de l’épaisseur de la langue dans les processus de catégorisation.