1.3.2 Prototypes et typicalité

Nous passerons rapidement sur le concept de niveau de base, si ce n’est pour rappeler que la notion de l’expertise du sujet ouvre la porte au fait que la taxonomie n’est pas le seul système d’organisation des concepts. Les catégories peuvent également être construites à partir de relation du type ’partie de’, ’élément de’, ’sorte de’, ’collection de’ (voir à ce sujet Tversky & Hemmenway, 1984 ; Dubois, 1991 ; Huteau, 1991). D’autres auteurs (Barsalou, 1998) avancent que la catégorisation s’appuie avant tout sur l’établissement de faisceaux neuronaux (à partir des perceptions sensorielles du monde) et sur l’activation ultérieure de ces derniers.

Plus intéressante nous semble la remise en cause de la notion de typicalité et de prototype, et du glissement de ce dernier vers le statut de stéréotype (Dubois & Resche-Rigon, 1993).

La typicalité est sans doute le concept le plus rebelle à la remise en cause. En effet, la critique ne tient pas à la notion elle même, puisqu’elle résiste à la diversité des approches expérimentales, mais sur les processus mis en oeuvre pour l’ériger en fait expérimental. Outre les points que nous avons déjà discutés au paragraphe précédent (catégories définies a priori et réponses en vrai ou faux exclusivement), la mise en cause porte aussi sur les points expérimentaux suivants (Dubois, 1991, p. 41) :

  1. Les tâches proposées supposent de la part des sujets des traitements de formes verbales (des noms le plus souvent) ou d’énoncés minimaux (un x est un Y).

  2. Les processus de décisions et jugements sollicités portent sur les propriétés extensionnelles des catégories.

Or, le fait de dissocier les dimensions intensionnelles et extensionnelles des catégories, apparaît en contradiction avec les principes fondateurs développés par Rosch pour asseoir sa théorie et en particulier la maximalisation de la validité des indices (’cue validity’). En effet, le principe de ’cue validity’ repose sur les propriétés intensionnelles, puisqu’il définit le niveau ou les objets ont un maximum de traits en commun. Or les tâches proposées aux sujets ne font que rarement appel à ces propriétés, puisqu’elles font appel à des définitions en ’extension’. De ce fait les protocoles expérimentaux utilisés, manquent une fois de plus leur cible, puisqu’ils éludent la question fondamentale de la constitution des catégories selon Rosch : celles des coupures entre les catégories.

Par ailleurs, le fait de proposer aux sujets de traiter des formes verbales suppose qu’il existe un isomorphisme entre les plans psychologique et linguistique. On questionne le sujet sur des mots, et les catégories sont en fait délimitées par le lexique de l’expérimentateur (Rastier, 1991, p. 270). Ceci implique qu’il existe un ’mapping’ entre les mots et les objets du monde et que, la structure du lexique étant déterminée par la réalité mondaine, les langues sont en fait des nomenclatures. Or, les recherches issues de la linguistique (en particulier Rastier, 1991a et 1991b) contestent ce postulat, avançant qu’

‘’une catégorie n’est pas une classe lexicale, mais une classe de concepts’ (Rastier 1991b, p. 265).’

et que par ailleurs,

‘’...une bonne part des différences de degrés de typicalité est due tout simplement à la disparité des catégories soumises à l’expérience ou recueillie par des expériences ne reflétant rien des conditions attestées de communication’ (ibid, p. 274).’

Enfin, Dubois et Resche-Rigon (1993, p. 377) montrent de quelle façon la question du prototype va se trouver renvoyée à l’ordre du donné, ’du naturel’, en particulier par l’instrumentalisation de ce concept en psychologie qui va lui conférer un statut de variable dépendante dédiée à la mesure d’un certain nombre de processus psychologiques dans de nombreux domaines, y compris le handicap ou la maladie (nous y reviendrons au chapitre 4). La conséquence majeure est que le prototype n’est plus envisagé comme produit de l’exercice de l’esprit humain, mais comme ’un donné de fait’ (ibid). Le prototype devient ainsi stéréotype

‘’dans la mesure où il est une représentation stabilisé d’un donné physiquement universel : le monde réel’ (ibid,
p. 378).’

A partir de là, les linguistes ’générativistes sémanticiens’ en particulier Lakoff (1986 & 1987) intègrent la théorie du prototype à un théorie lexicale en postulant une équivalence entre les formes linguistiques et les représentations mentales (voir à ce sujet Honeste, 2000, p. 10)

En résumé cette démarche à la fois cognitiviste et linguistique empêche

‘’...le concept de prototype de rendre compte de la productivité et du caractère dynamique des processus de construction des catégories, y compris lexicales, à la fois individuelles et collectives...’(Dubois & Resche-Rigon, 1993,
p. 386).’

Reste que l’évolution du concept peine à rendre compte de la polysémie (Honeste, 2000), mais aussi d’un certain nombre d’objets introuvables dans le monde, chimères, monstres, etc. et d’un certain nombre d’expressions : doigts de pieds, casser les pieds... Comment, en effet, comprendre la polysémie dans le cadre d’une théorie d’une équivalence entre les mots et les objets du mondes ou leurs représentations mentales ? Comment expliquer l’existence de mots pour lesquels il n’existe pas de représentation dans le monde sous forme d’’objet’ ? Comment enfin, analyser des expressions qui se caractérisent par leur ’opacité référentielle’ et leur ’vide ontologique’ (Dubois, 1997c, p. 105) ?

En résumé : la recherche d’universalité et de naturalité des catégories et du prototype conduit à une double illusion :

Or cette double illusion masque en réalité les processus de stabilisation et de fixation individuelle et collective des formes lexicales. Dubois (1997c) étudie les figements du cognitif au linguistique, qui conduisent à la stabilisation et la fixation en langue des représentations individuelles.