1.3.3 Catégories prototypes et figements

Pour asseoir sa démonstration, Dubois (1997c) propose d’étudier les processus de figement à travers trois plans d’analyses :

  1. Un plan de structuration de la mémoire individuelle par constitution de catégories mémorisées à travers les processus de différentiation et d’abstraction généralisante.

  2. Un plan de fixation des structures catégorielles à travers l’acquisition de systèmes symboliques (lexique des langues) qui conduira à l’ajustement des prototypes individuels sur des normes de stéréotypie

  3. Un plan de figement de ces structures mémorielles et symboliques individuelles par leur appropriation et fixation collective en particulier dans la permanence des formes linguistiques (Dubois 1997c, p. 104).

Ce processus de figement correspond selon elle, à une stabilisation-discrétisation en mémoire individuelle, des informations sensorielles venues du monde extérieur.

Se basant sur les théories psychologiques qui étudient la genèse des processus de catégorisation chez le jeune enfant, elle rejoint la position des ’percepualistes’, comme Barsalou (1998) qui avance que pendant la perception, les réseaux neuronaux des régions sensori-motrices captent des informations émanant à la fois de l’environnement et du corps lui-même. A ce niveau d’analyse perceptuelle, l’information est représentée sous une forme plutôt qualitative et fonctionnelle (présence ou absence d’angles, sommets, couleurs, relations spatiales, mouvements, douleur, chaleur) (Barsalou, 1998, pp. 8-9). Ainsi, un symbole perceptuel est l’enregistrement de l’activité neuronale qui se produit pendant la perception (ibid, p. 9) et ce sont les zones associatives, qui intègrent les informations provenant des différentes zones du cortex sensori-moteur pour élaborer et représenter un savoir. Barsalou insiste sur le fait que ces phénomènes ne sont pas forcément conscients.

‘’ si les connaissances sont par essence perceptuelles, il n’existe a priori pas de raison pour qu’elles soient consciemment représentées (ibid, p. 10).’

En tout cas à ce niveau pré-sémantique, le monde est déjà discrétisé et la question se pose de savoir comment l’activité cognitive de l’individu structure un nombre plus limité des occurrences d’objets, pour les traiter selon des critères de similarité ou de ressemblance (identité), autrement dit, comment il constitue des classes ou catégories.

Dubois réinterprète les théories qui décrivent chez l’enfant, le passage des structures organisationnelles en scénarios ou en scripts (discursives, ou syntagmatiques) aux classes paradigmatiques fondatrices des catégories ou concepts. Les enfants stabilisent le monde en scripts organisés autour d’actions dans lesquelles ils intègrent un certain nombre d’objets (ex; ’prendre son repas’ intègrerait ’biberon’, ’cuillère’, ’bavoir’, etc.). Ces invariants stabilisés persistent plus tard sous forme d’épisodes de vies (voir à ce sujet Bideau & Houdé, 1991). Cette deuxième forme de stabilisation par décontextualisation implique le figement par élimination de la temporalité (Dubois, 1997c, p.108). Les objets du monde deviennent ainsi des invariants, indépendants des contextes dans lesquels ils ont été à la fois perçus et regroupés.

‘’la construction de la classe paradigmatique va effacer la temporalité dans la représentation cognitive de l’objet, et constituer une forme de figement dans son invariance, sa permanence cognitive indépendante du temps de l’action ou de la situation qui a permis de l’identifier et de l’isoler comme telle.’ (Dubois, 1997c, p. 108).’

A ce stade, Dubois rejoint la notion de prototype, telle que Rosch l’avait développée initialement, c’est-à-dire produit d’une activité cognitive de catégorisation, dont la fonction est de participer à la fixation des catégories cognitives en mémoire individuelle. Ainsi :

Elle décrit ensuite le rôle de la dénomination par une unité lexicale, dans le renforcement et de stabilisation de ces prototypes, à partir des travaux qui tentent de s’extraire du déterminisme exercé du cognitif vers le linguistique et qui, au contraire tentent de repérer le rôle symétrique des structures lexicales des langues dans la fixation des catégories (Labov, 1978 ; Poitou & Dubois, 1999). Ces travaux renforcés, a contrario, par les études sur les odeurs pour lesquelles il n’existe pas de dénotations simples dans le lexique français (et sur lesquels nous reviendrons au paragraphe suivant) ou encore par des recherches sur les processus de dénominations par certains types d’experts vs des sujets non experts, conduisent à établir que le nom fige la valeur référentielle de l’objet sous une acception unique. Celle-ci élimine les variations que les sujets peuvent introduire par la médiation de leurs interprétations et pratiques individuelles.

Dans ce contexte, le figement par lexicalisation devient un processus d’intériorisation d’une norme sociale, celle de la communauté linguistique ou se négocie la signification verbale, là où les processus de figement qui régissent la formation des prototypes sont construits individuellement par chaque ’système cognitif individuel’ (Dubois, 1997c, p. 116).

Les processus de stabilisation et de figement des représentations sémantiques correspondent ainsi au plan psychologique (individuel) à l’appropriation d’une norme collective et partagée.

De même, la stabilisation et le figement des prototypes correspondent à un processus d’apprentissage social et de normalisation linguistique et conceptuelle des connaissances et des savoirs partagés (Dubois, 1997c, p. 117). C’est ce phénomène qui participe au déplacement du prototype vers un stéréotype social, déjà évoqué au paragraphe précédent, et qui conduit à investir ce dernier d’une valeur ontologique, dont on retrouvera la trace dans les expériences en psychologie et en psycholinguistique. Dans ces protocoles, du fait du caractère de ’naturalité’ dont elle est investie, la catégorie est donnée a priori sans que possibilité soit donnée au sujet de la reconsidérer. Toute remise en cause du caractère ontologique ainsi conféré à la catégorie sera considérée comme une erreur de catégorisation de la part du sujet, nous reviendrons sur ce point à propos des patients atteints de maladie d’Alzheimer.

Enfin, le figement en mémoire individuelle des catégories et des prototypes va trouver un prolongement jusque dans la matérialisation des formes symboliques dans des enregistrements graphiques, mais aussi visuels et acoustiques. Ces représentations vont, d’une part, revêtir un statut d’équivalence représentationnelle complète par lequel elles pourront se substituer intégralement à l’objet représenté. Ce statut d’équivalence va jusqu’à la discrétisation des formes physiques représentées, en particulier linguistiques (chaînes de caractères par exemple), qui contribue à la segmentation à stabilisation et au figement des signifiés associés, de la même manière que la discrétisation des objets du monde contribue à la segmentation à stabilisation et au figement des prototypes. C’est précisément ce phénomène de liaison entre la forme du mot, le signifié correspondant et la classe d’objet ainsi référés qui conduit à l’illusion de la transparence référentielle (Dubois, 1997c, pp. 120-121).

En conclusion le travail de Dubois décrit

‘’...un ensemble de processus de fixation et de stabilisation qui, de la discrétisation de matérialités physiques
– incluant les formes linguistiques – figent les unités sémantiques en prototypes individuels, puis en représentations collectives ou stéréotypes, jusqu’à l’élaboration de théories sémantiques (ou savantes) dans lesquelles les derniers figement conduisent à accorder aux signes une évidence ontologiquement et une transparence référentielle’ (Dubois, 1997c, p. 122).’