2.2.3.4.3 Détérioration catégorielle sélective

Les travaux de Rosch sur la sur la catégorisation et leur développement en psychologie cognitive, ont très nettement influencé les travaux sur la détérioration catégorielle sélective. Même si, historiquement, dès 1956, McRae & Trolle ont été parmi les premiers à décrire un cas de patient présentant une détérioration sélective de la catégorie des ’animaux’. Avant Rosch, les recherches concernaient plutôt les catégories grammaticales (voir à ce sujet, les travaux plus récents de Grossman et al. 1996 ; Robinson et al. 1996 ; White-Devine et al., 1996, sur différences entre les verbes et les noms) ou encore les noms abstraits opposés au noms concrets (Warrington, 1975). Dans les années quatre-vingt, on voit émerger dans la littérature nombre d’études sur la détérioration ou la préservation des catégories d’’objets naturels’ vs ’artefactuels’. Ces travaux, qui à l’origine ne concernent pas les patients atteints de maladie d’Alzheimer, mais plutôt des sujets atteints d’encéphalite herpétique ou encore des sujets épileptiques, viennent néanmoins fournir un ancrage neuropathologique, voire neuroanatomique aux travaux sur la catégorisation.

Intégrant les données de Rosch sur les catégories ’naturelles’ et ’artefactuelles’, Warrington & McCarthy (1983) puis Warrington & Shallice (1984) décrivent un patient qui présente une perte de trois catégories ’naturelles’ (’animals’, ’flowers’, ’food’) pour la première étude, alors que la deuxième étude décrit une préservation de ces catégories. Le terme ’naturel’ ne sera pas d’emblée opposé au terme ’artefact’, il est vrai, puisque dans certaines études on pourra trouver les termes ’objets vivants’ ’genre biologiques’ (Silveri et al. 1991 ; Mehta et al. 1992, Gaffan & Heywood 1993 ; De Renzi & Lucchelli, 1994) ou encore ’non-vivants, ’fabriqués par l’homme’, ’manufacturés’, ’non-biologiques’ (Hilis & Caramazza, 1991, Warrington & McCarthy, 1987).

C’est l’étendue des lésions provoquées par ces pathologies à toutes les zones du cortex et, de ce fait, la ressemblance avec les lésions diffuses provoquées par la maladie d’Alzheimer qui a conduit les chercheurs à étudier une perte spécifique de certaines catégories sémantiques, chez des patients atteints de maladie d’Alzheimer. Les premiers travaux qui suggèrent l’hypothèse d’une détérioration catégorielle sélective sont ceux de Silveri et al. (1991). Par la suite le débat a porté sur le classement des catégories en classes ’naturelles’ et ’artefactuelles’ et surtout sur les mots utilisés pour représenter ces catégories à l’intérieur de chacune de ces classes (Tippett et al. 1996). Nous soulignons ici que le débat porte bien sur les mots censés représenter les catégories et non sur les catégories d’objets du monde.

Ainsi, la détérioration sélective des catégories est désormais devenue un fait incontournable en neuropsychologie et deux types d’explication ont été avancés pour expliquer ce phénomène.

La première concerne les propriétés sensorielles et fonctionnelles, développée à l’origine par Warrington & McCarthy (1983). Leur hypothèse est que les catégories d’objets seraient structurées en mémoire à partir de deux types de propriétés : ’perceptuelles’ (ou ’sensorielles’, c’est-à-dire structurées à partir d’expériences sensorielles du monde) et ’fonctionnelles’ (c’est-à-dire structurées à partir des usages que les sujets font des objets du monde). Le postulat implicite est bien évidemment que les catégories ’naturelles’ sont davantage structurées à partir de propriétés ’sensorielles’ alors que les catégories ’artefactuelles’ se fondent sur des propriétés ’fonctionnelles’. Si on ajoute à cela l’hypothèse d’une localisation différente entre les propriétés ’perceptuelles’ (dans les aires temporo-limbiques) et ’fonctionnelles’ (pariétales) (Pietrini et al., 1988), on conçoit alors que selon les sites lésionnels et le poids des différents types de propriétés sur lesquelles se fondent les catégories, on observe une détérioration sélective de l’une ou l’autre classe. Malgré des modifications mineures concernant la taille des objets, et l’importance de propriétés visuelles pour certaines catégories, globalement le modèle n’a pas été remis en cause.

Néanmoins, d’autres auteurs (Gonnerman et al., 1997, en particulier) ont avancé une autre hypothèse, plus proche du modèle ’roschien’ de catégorisation, et qui repose à la fois sur l’existence de traits distinctifs informatifs et sur l’intercorrélation de ces traits. Le postulat d’une catégorisation fondée à la fois sur des traits ’perceptuels’ et ’fonctionnels’ demeure. La différence essentielle avec l’hypothèse précédente est que ces traits sont à la fois inter-corrélés (puisque activés simultanément pour un ensemble de concepts) et distinctifs (puisque capables de différencier les exemplaires entre eux). Les ’objets naturels’ se différenciant les uns des autres essentiellement par des traits ’perceptuels’, un ensemble de petites lésions pour les premiers pourrait être compensé (temporairement, au moins), par l’intercorrélation des traits. Ce phénomène pourrait être maintenu jusqu’à un seuil critique, où la multiplicité des lésions n’autoriserait plus le mécanisme de compensation. Au contraire, les ’objets artefactuels’ étant davantage distingués par des traits ’fonctionnels’ et possédant peu de traits inter corrélés, les lésions cérébrales isoleraient progressivement de plus en plus d’exemplaires. C’est la raison pour laquelle on observerait, avec l’avancée de la maladie une diminution progressive des connaissances liées aux objets ’artefactuels’ et un maintien puis une chute rapide des connaissances liés aux ’objets naturels’. Dans un travail récent, basé sur une analyse linguistique des propriétés ’perceptuelles’ et ’fonctionnelles’, Hilaire (2000a) ne vérifie pas cette hypothèse. En effet, à l’aide d’une analyse du type ’bonne’ ou ’mauvaise’ réponse dans une tâche de dénomination, elle montre que les catégories les plus préservées sont les catégories ’animal’, ’fruit’, ’vêtement’ et ’meuble’, alors que les catégories ’légumes’, ’oiseaux’ et ’outils’ sont plus vulnérables (Hilaire, 2000, p. 227).

En outre, une question se pose quant à la méthodologie employée dans tous ces travaux. Lorsqu’on évoque une différence entre des traits ’perceptuels’ et ’fonctionnels’, cette distinction s’applique-t-elle aux catégories ou aux exemplaires constituants les catégories ? L’explication des résultats contradictoires réside peut-être dans le fait que les auteurs ont tendance à éluder ce type de question. En effet, la variation des exemplaires utilisés pour représenter les catégories et des traits ’perceptuels’ et ’sensoriels’ propres à chaque exemplaire est peut être de nature à expliquer la variabilité des résultats.

En marge de ces travaux, un certain nombre de chercheurs préfèrent s’intéresser aux aspects pragmatiques du langage des patients atteints de maladie d’Alzheimer, afin de tenter d’en mieux comprendre les mécanismes.