2.2.3.7 Critique des méthodologies employées

D’un point de vue méthodologique, nous pouvons distinguer deux types d’approches. L’approche aphasiologique a privilégié des épreuves élaborées pour évaluer les troubles du langage des aphasiques présentant des lésions focales. L’approche lexico-sémantique a préféré les épreuves de dénomination et de fluence d’une part et l’utilisation de l’effet d’amorçage d’autre part.

Dès 1989, Miller avançait qu’il était certainement trompeur d’utiliser des batteries de tests de langage à l’usage des aphasiques pour évaluer le langage patients atteints de la maladie d’Alzheimer, les résultats étaient biaisés simplement par la nature des outils d’investigation. En effet, ces outils avaient tendance à mettre en évidence de façon sélective les troubles de type aphasique, laissant dans l’ombre des désordres beaucoup plus spécifiques à la maladie d’Alzheimer. Bien que Delvin et al. (1998), aient tenté de vérifier qu’un modèle issu de la théorie connexionniste peut à la fois être valide pour expliquer les lésions focales et dégénératives, ils ont dû conclure devant la variabilité des résultas obtenus lors des différentes simulations d’altérations qu’il est fondamental d’examiner les résultats de patients à l’aide d’études de cas pour neutraliser les effets ’moyennage’ qui occultent certains aspect importants des données.

Enfin, le fait que des fonctions cognitives différentes soient affectées par la maladie doit nous conduire à reconsidérer des phénomènes apparemment imputables à des troubles du langage. Ceux-ci pouvaient être la conséquence d’une perturbation d’une autre nature, telle la mémoire par exemple. Autrement dit, il est impossible de considérer les troubles du langage indépendamment des désordres d’autres fonctions, connues pour être affectées par la maladie. Enfin, la tentative de dissociation entre les aspects du langage préservés par la maladie d’Alzheimer (phonologie et syntaxe) et ceux concernés par elle (aspect lexico-sémantique) doit être reconsidérée. Des études mettant en oeuvre des protocoles plus fins d’évaluation de la phonologie et de la syntaxe, pourraient révéler des troubles dans ces domaines ; tant il est vrai que l’étendue croissante des dommages au décours de la maladie conduit raisonnablement à penser que les compétences phonologiques et syntaxiques ne peuvent être sauvegardées jusqu’à un stade avancé.

La polémique est en tous cas loin d’être close. Le débat est alimenté par des recherches qui s’appuient sur des résultats obtenus à partir de protocoles différents, sujets à des interprétations parfois discutables. En effet, en regard des critiques que nous avons exposées concernant les notions de niveau de base et de typicalité, que signifie pour les auteurs préservation des catégories surordonnées ? Si l’on considère que deux des quatre critères de Shallice (1987) font référence de façon implicite ou explicite à ces notions, il devient important de reconsidérer la mise en place des protocoles de recherche et leurs interprétations.

Nous nous proposons à cet égard d’analyser à titre d’exemple l’expérience de Hodges et al. (1992), qui tente de vérifier une perte des représentations sémantiques en respectant scrupuleusement les critères de Shallice. Nous avons choisi cette étude à la fois pour son caractère représentatif des recherches lexico-sémantiques et pour le soin particulier que ces auteurs on apporté à la mise en place de leur protocole.

Une batterie de tests comportant des tâches de fluence catégorielle, dénomination d’images, assortiment d’images, appariement image / mot, et définition de mots, portant sur les mêmes items a été proposée à 22 patients présentant une maladie d’Alzheimer, appariés à 26 sujets témoins. Les 48 items sélectionnés provenaient tous de la batterie de 260 dessins en noir et blancs établie par Snodgrass et Vandervart (1980). Six catégories étaient représentées : 3 catégories d’’êtres vivants’ – ’animés’ - (animaux terrestres 12, oiseaux 6, animaux marins / vivant dans l’eau 6) et 3 catégories d’’objets’ – ’inanimés’ - (objets domestiques 12, véhicules 6, instruments de musique 6). A l’intérieur de ces catégories, les items ont été choisis, appariés et classés selon leur degré de typicalité.

On a ainsi demandé aux deux échantillons de produire le plus possible d’exemplaires de chaque catégorie en 1 minute, de nommer les 48 dessins représentant les 48 items, d’apparier les images selon trois niveaux :

Enfin les sujets devaient classer chacun des 48 items présentés oralement dans une des six catégories surordonnées (fixées à l’avance), puis définir oralement 12 items de faible niveau de typicalité (deux pour chaque catégorie) ainsi que les items qu’ils n’avaient pu dénommer.

Avant d’observer les méthodes de classement des réponses et l’analyse qui en découle nous pouvons avancer plusieurs remarques.

Tout d’abord, ce protocole réunit toutes les caractéristiques des protocoles de catégorisation que nous avons discutées au chapitre 1 :

  1. Les expérimentateurs imposent de façon explicite les catégories aux sujets

  2. Les catégories sont définies a priori par l’expérimentateur en fonction de son cadre expérimental.

  3. Le protocole impose des réponses de type ’correct’ ou ’incorrect’.

  4. Les tâches proposées supposent de la part des sujets des traitements de formes verbales ou d’énoncés minimaux (un x est un Y).

  5. Les processus de décisions et jugements sollicités s’appuient sur un jeu compliqués de définitions en ’intension’ et en ’extension’.

De façon globale, les différentes modalités font appel à des processus cognitifs distincts, ce qui n’exclut en aucun cas une atteinte dans un autre domaine, même en cas de résultats congruents. En effet, l’épreuve de fluence fait appel à la capacité du sujet à soutenir son attention à éliminer les items dominants afin de produire des réponses supplémentaires (capacité mnésique), et à la vitesse des processus de production du langage oral (cf. à ce sujet Huff 1992). Toutes ces aptitudes se situent en dehors des capacités lexicales proprement dites. De même les épreuves de dénomination, d’assortiment et d’appariement supposent l’intégrité des mécanismes visuo-perceptifs.

De plus, même si les auteurs se soucient de la typicalité intra-catégorielle des items, rien n’indique que dans l’absolu un exemplaire typique des instruments de musique soit aussi accessible qu’un exemplaire typique des animaux terrestres ou des oiseaux. La notion de niveau de base n’est jamais prise en compte, or dans ce domaine, la disparité entre les items est évidente. De toute évidence, dans ce protocole, la catégorie dite ’super ordonnée’ se situe en fait au niveau de base. Les catégories dites sous-ordonnées ne s’y trouvant pas, elles seront ainsi moins accessibles.

A l’épreuve d’assortiment, la notion de catégorie sous-ordonnée est discutable. En effet, en quoi classer les animaux par taille, habitat ou férocité rend-il compte du même processus lexico-sémantique que celui qui consiste à associer moineau à oiseau par exemple. Si l’on se réfère à Cordier (1993), on s’aperçoit qu’il s’agit de considérer d’une part une catégorisation d’objet au sens strict pour la catégorie surordonnée, et d’une catégorisation en ’intention’ pour la catégorie sous-ordonnée d’autre part. Cette distinction nécessiterait qu’on emploie dans un cas ou dans l’autre des procédures expérimentales différentes, ce qui n’est pas le cas. Nous avons vu par ailleurs (Chapitre 1) que la catégorisation en extension relève d’un processus cognitif qui ne s’exprime pas toujours sur le plan linguistique.

Enfin, pour ce qui concerne le classement des réponses, seule la dichotomie ’correct’ / ’incorrect’ a été retenue. Or les réponses des patients atteints par la maladie d’Alzheimer, comme celles des témoins offraient sans doute une plus grande diversité: réponses sémantiquement liées, réponses coordonnées, collections, partie / tout, etc.

Dans ces conditions, les résultats qui montrent une préservation des catégories surordonnées aux épreuves d’assortiment et définition sont-ils fiables ? Dans combien de cas s’agit-il en fait d’une préservation relative du niveau de base ? Nous avons vu les réserves qui pouvaient être émises quant à la définition des catégories sous-ordonnées. De plus, en ciblant la définition sur des items atypiques ou non dénommés, on ne peut qu’attendre une évocation de la catégorie supérieure.

La réduction significative des exemplaires de faible niveau de typicalité associée aux résultats précédents dépend-elle d’une atteinte lexicale ou d’un dysfonctionnement des capacités cognitives évoquées plus haut ? Quel est le rôle des mécanismes visuo-perceptifs dans les difficultés à nommer les items les moins familiers ?

Quand bien même des corrélations item par item apparaissent entre la capacité à assortir et à dénommer d’une part et à dénommer et définir d’autre part, une atteinte spécifique des capacités lexico-sémantique ne peut être clairement affirmée.

Dans le chapitre suivant, nous allons tenter de préciser les conséquences que peut avoir la l’évolution des principes de catégorisation sur la compréhension des troubles lexico-sémantiques dans la maladie d’Alzheimer.