3.1.2 Pratiques langagières

La question que nous aborderons dans ce paragraphe revêt un double aspect. Tout d’abord d’un point de vue général, nous reprendrons, sous l’aspect de la linguistique référentielle, les réflexions de Sabat (1994), concernant la valeur des énoncés recueillis lors des protocoles d’évaluation du langage sur un plan pragmatique. Nous tenterons de cerner dans ce cadre, la valeur des tâches de fluence et de dénomination.

Pour tenter de comprendre, d’un point de vue linguistique, en quoi les tâches de fluence et de dénomination ne peuvent que partiellement rendre compte du niveau de langage des patients nous nous référerons tout d’abord à Rastier (1991), qui insiste sur le rapport entre psychologique et linguistique en soulignant trois points :

  1. Les situations de communication ont une incidence déterminante sur les messages linguistiques (et autres). (...) chaque discours, voire chaque genre a ses caractéristiques lexicales (comme aussi ses normes syntaxiques et même phonologiques).

  2. Par conséquent les classes lexicales doivent être identifiées dans des corpus recueillis en respectant les conditions réelles de la communication (...).

  3. Enfin, les mots isolés n’appartiennent pas à l’objet empirique de la linguistique : il est constitué de textes. Les mots hors contextes sont donc des artefacts pour elle, qui a dépassé la conception archaïque des langues comme nomenclature (Rastier, 1991b, pp. 275-276).

Dans ces conditions, utiliser les exercices de fluence catégorielle pour appréhender l’organisation ou l’accès à des formes linguistiques en mémoire, semble relever d’une illusion. Quand bien même ce type d’épreuve serait de nature à refléter un niveau de langage, il n’est pas sûr que citer des noms d’objet appartenant à une catégorie donnée constitue une tâche qui reflète exclusivement l’organisation du lexique en catégorie. Poitou et Dubois (1999) ont montré qu’en réalité, les tâches de production de mots révèlent, entre autres choses, l’organisation et la fixation en mémoire des structures sémantiques selon des phénomènes de morphologie des langues qui ne sont jamais pris en compte. Il s’agit de groupes de termes qui se suivent et qui présentent des régularités morphologiques, tel le suffixe ’–ier’ pour les noms d’arbres, par exemple.

‘’Ce type de données suggère donc que certaines tâches (telles ici la production de listes de mots) permettent sans doute d’objectiver la structure cognitive de classes sémantiques mais que celle-ci inclut, outre des phénomènes cognitifs de typicalité, des éléments spécifiques des systèmes linguistiques telles les propriétés morphologiques des langues.’ (Dubois, 1997c, p. 113).’

Les épreuves de dénomination (de dessins d’objets ou de photos d’objets, plus rarement d’objets réels), couramment utilisées dans les protocoles neuropsychologiques, en particulier pour évaluer le manque du mot et la détérioration sélective des catégories, sont également critiquables d’un point de vue linguistique. La conception psychologique de l’accès au lexique que nous avons évoquée au chapitre 2, suppose que les sujets accèdent automatiquement à un lexique interne (ou lexique mental), et fournissent le mot juste (’veridical label’) associé avec une représentation sémantique préalablement mémorisée. Cette conception suppose ainsi l’existence d’un lien référentiel préalable à la dénomination entre l’objet x et son nom Y. Ce lien (relation de dénomination) résulte de l’attribution d’un nom à un objet, par un acte de dénomination qui précède la relation de dénomination (Kleiber, 1984). Ainsi, l’acte de dénomination va créer entre un objet x et un signe X une association référentielle stable et surtout durable, qui va permettre au sujet

‘’(d’)évoquer l’objet en question uniquement en utilisant son nom’ (Kleiber, 1984, p. 80)’

Or, dans ce schéma qui consiste à établir une relation entre l’objet x et un signe X, Kleiber (1984) opère une distinction entre la relation de dénomination et la relation de désignation. La différence majeure entre les deux types de relation qui relient un objet à un signe, réside dans le fait que la relation de désignation ne nécessite aucun acte préalable, puisqu’elle n’est pas destinée à établir un lien référentiel stable et durable. En ce sens, elle peut correspondre à des expressions complexes, exclues de la relation de dénomination, telle que ’la maison de mon enfance, la porte du jardin, les moustaches de mon grand-père’. On voit ainsi comment s’établit une différence entre le lexique correspondant à des unités simples codées (les items lexicaux), fondé par un acte préalable de dénomination, représentation d’un savoir partagé, qui reflète la vision qu’une civilisation a du monde, et les expressions complexes, subjectives, fondées sur l’expérience individuelle qu’un individu a du monde. Nous trouvons également là, le fondement de la différenciation qu’opère Dubois (1997c) lors de la seconde étape des processus de figement entre une

‘ ’(...) fixation des structures catégorielles à travers l’acquisition de systèmes symboliques (lexique des langues)’ ’

et

‘’(...) l’ajustement des prototypes individuels sur des normes de stéréotypie’ (Dubois 1997c, p. 104).’

En somme, nous trouvons ici l’actualisation linguistique du figement du prototype en stéréotype. Néanmoins, si cette théorie linguistique établit clairement qu’il n’existe pas d’équivalence entre l’acte de dénomination et l’acte de désignation, elle présuppose en revanche l’existence d’un lien entre les ’objets du monde’ et étiquettes. En cela elle rejoint la théorie psychologique de l’accès au lexique. Ainsi, le lien logique entre les deux suppose qu’il existe des représentations cognitives d’objets du monde (Dubois & Rouby, 2001).

Nous retiendrons, que l’existence d’un plan de séparation en linguistique entre la dénomination et la désignation conduit à réfléchir sur ce qu’appréhendent les protocoles de dénomination. Nous écarterons ici la question de l’illusion de transparence référentielle décrite par Dubois (1997c p 121) représentée par la formule : (’est-ce que ceci (image ou photo) est un X (mot) ?). Alors que le matériel expérimental est constitué non d’objets, mais de représentations matérielles d’objets, les résultats suscitent des inférences sur les représentations mentales des objets du monde réel. Ce point, qui remet en cause le réalisme et la validité écologique des protocoles expérimentaux, sera abordé au chapitre 4.

En revanche, si l’on admet que la dénomination aboutit à la codification des réponses verbales ’correctes’, c’est-à-dire correspondant à la norme de dénomination attendue par l’expérimentateur, se pose une fois encore la question de la difficulté de l’interprétation de la consigne par les patients d’une part et l’expérimentateur d’autre part. On sait que les patients souffrent globalement du manque du mot. Si l’on admet avec Sabat (1991), que dans certaines conditions, pour peu que l’interlocuteur aide le patient à clarifier son discours, des propos apparemment insensés recouvrent une signification ; on peut ainsi supposer que la dénomination attendue par l’expérimentateur (référence à des connaissances collectives) corresponde chez le patient à un acte de désignation (reflets de représentations individuelles).

Il devient ainsi crucial de prendre en compte les ’réponses erronées’ des patients lors des tâches de dénomination, ou d’élaborer des protocoles qui permettent de distinguer les actes de dénomination des actes de désignation. On voit en cela la nécessité de prendre en compte les corpus linguistiques correspondant aux réponses des sujets et d’analyser les marques en langue des stratégies cognitives qu’ils mettent en oeuvre.