3.1.3 Traces en langues des processus cognitifs

Si nous admettons avec David (1997), Dubois (2000), Hilaire (2000a), Honeste (2000) que

‘’Les signifiés lexicaux sont le résultat (plutôt que le reflet tel que l’entend le cognitivisme orthodoxe) de représentations subjectives socialisées du monde et non sa description objective mappant le réel (...)’ Honeste (2000, p. 11) ’

alors on conçoit que s’il est nécessaire d’étudier les formes morphosyntaxiques simples, les traces de ces représentations doivent également faire appel à autre chose que des formes lexicales simples.

Des travaux en linguistique sur la manifestation en langue des ressources utilisées par les sujets lors de la catégorisation des odeurs et des bruits (David, 1997) ont mis en évidence la pertinence d’analyser la structure des réponses, les types d’énoncés produits et les marques de la personne, pour identifier les structures cognitives à partir des formes linguistiques. Du fait de la structure particulièrement répétitive de notre protocole, nous reprendrons de ces méthodes l’analyse des types d’énoncés et des marques de la personne uniquement, la structure des réponses étant, à notre avis, beaucoup trop influencée par le cadre expérimental. Nous reviendrons sur ce point aux chapitres 4 et 8.

L’hypothèse de Dubois sur les processus de figement du prototype en stéréotype, concernant le passage des structures organisationnelles en scénarios ou en scripts (discursives, ou syntagmatiques) aux classes paradigmatiques fondatrices des catégories ou concepts (cf. chapitre 1) est de nature à fournir un autre argument en faveur de la nécessité d’analyser les formes morphosyntaxiques complexes. En effet, si nous avançons l’idée que les réponses ’incompréhensible’ des patients ont en réalité quelque chose à voir avec une persistance de ces processus cognitifs archaïques sous la forme d’épisodes de vie (Bideau & Houdé, 1991), il est alors indispensable d’étudier l’organisation linguistique de ces scripts.

Par ailleurs, concernant le statut des formes lexicales, Hilaire (2000a) avance l’idée d’un déficit de la fonction référentielle au fur et à mesure de l’avancement de la maladie, pour

‘’finalement ne laisser place qu’à des énoncés’ (Hilaire, 2000a, p. 34).’

Elle s’appuie pour cela sur une étude de Nespoulous et al.(1998), dans laquelle les auteurs renvoient le langage modal à la distinction dictus / modus de Bally (1942) et à la suite d’Halliday (1985) :

‘’We call first verbal behavior because through that behavior the speaker subject makes reference to persons, objects, ideas and so on witch constitute the social and cultural background of one particular human community’ (Nespoulous et al., 1998, p.317).’

Nous remarquerons que ce faisant, ils confortent l’idée d’une influence du culturel dans les processus référentiels.

Pour ce qui est du discours modal ils réfèrent le modus de Bally (1942) à la notion d’’illocutionary force’ développée par Austin (1970) :

‘’reveals at least partially, the emitter’s personal attitude to what he or she is saying (about the dictum) or about what the interlocutor is saying’ (ibid).’

Le but de Nespoulous et al. (1998) était d’abord de comprendre la dissociation entre les aspects ’référentiel’ et ’modal’ du discours des aphasiques d’après des modèles linguistiques, capables de les expliquer. Au-delà, ces auteurs ont montré qu’il existait un substrat neuroanatomique à ces dissociations. Le discours modal serait traité par les structures subcorticales (structures limbiques) profondes des deux hémisphères alors que le langage référentiel serait traité par les régions corticales des zones correspondant au traitement du langage, dans l’hémisphère gauche. Cette hypothèse est donc de nature à expliquer la persistance d’un discours modal, lorsqu’une lésion focale corticale gauche perturbe la production de langage référentiel chez des sujets aphasiques. Cependant, si l’on rapproche ce modèle de la localisation et de l’avancée des lésions au cours de l’évolution de la maladie d’Alzheimer, l’hypothèse de Hilaire (2000a) ne tient plus. En effet, nous avons vu que dès le début de la maladie, les plaques séniles se formaient au niveau du cortex et que dans le même temps, la dégénérescence neurofibrillaire atteignait très vite les régions limbiques (chapitre 2). Dans ces conditions, on voit mal comment le discours modal pourrait venir remplacer le discours référentiel, ce qui par ailleurs, postule l’existence de processus de compensation, sur lesquels nous reviendrons.

Nous préférons, pour notre part, tout en conservant le modèle de Nespoulous et al. (1998), interpréter la modalisation dans la ligne des travaux de catégorisation d’odeurs de David (2000), en référence à Riegel et al. (1997) qui avance que :

‘’les expressions de modalisation expriment l’attitude du locuteur par vis-à-vis du contenu de [son] énoncé’ (Riegel et al., 1997, p. 580).’

Il s’agit selon eux de ’modalités d’énoncés’ dans lesquelles

‘’on (y) regroupe habituellement les valeurs suivantes : la nécessité, l’obligation, la permission etc. (...) Ces valeurs se réalisent sous la forme de noms, adjectifs, verbes, adverbes; interjection, temps des verbes, intonation’ (ibid, pp. 581-582)’

Nous supposerons ainsi que les formes modales reflètent chez les sujets une tentative d’exprimer ’quelque chose de leur mémoire’, sans avoir la possibilité de dénommer à l’aide d’un mot (veridical label selon Dubois, (2000)).