4.2 Les méthodes employées en neuropsychologie

Les tâches les plus courantes pour évaluer les déficits lexico-sémantiques sont les tâches utilisées dans les protocoles aphasiologiques classiques. On peut distinguer trois catégories d’épreuves :

  1. Dénomination simple à partir d’images (photos d’objets, dessins au trait, dessins en noir et blanc, dessins en couleur), dénomination forcée (image et choix parmi cinq noms : le mot cible, deux mots non-reliés, un mot proche phonologiquement et un mot appartenant à la même catégorie), voir Ferrand (1997).

  2. Epreuves de fluence verbale (catégorielle et alphabétique) (voir Cox, Bayles & Trosset, 1996).

  3. Aux deux premières s’ajoutent les tâches dites de ’catégorisation’, semblables à celles décrites au chapitre 2 : catégorisation (’est-ce un animal ?’), questions (oui / non) sur la catégorie surordonnée, tâches d’évaluation ou de jugement des ’attributs’ ou des ’propriétés’ (est-ce plus grand qu’un chat ?), classements (classer les photos en piles d’objets qui vont ensemble).

  4. Enfin on relève, surtout pour l’étude des verbes ou du genre, des épreuves de jugement de phrases, qui font appel à la fois à des connaissances sémantiques et lexicales (Grossman et al. 1996).

Or, il nous semble que ces protocoles peinent à rendre compte à la fois de la particularité de la symptomatologie et de la singularité de ses manifestations chez chaque patient. Les résultats obtenus aux différents protocoles sont fortement influencés par le type de tâche et de consigne proposés aux patients.

En d’autres termes, puisque les études que nous avons mentionnées au chapitre 2 produisent autant résultats contradictoires, il nous semble judicieux d’aborder la question sous un angle différent. Nous nous sommes appuyés sur le fait que les protocoles employés en catégorisation comme en neuropsychologie, sous entendent un certain nombre de postulats qu’il semble intéressant de remettre en question :

  1. La préexistence d’un monde discrétisé à priori en dehors de toute élaboration cognitive du sujet.

  2. L’adéquation du sens des mots à celle des objets de ce monde (transparence référentielle).

  3. Le caractère écologique (naturel) des protocoles expérimentaux.

  4. L’adéquation d’un objet du monde à sa représentation (sous forme de dessin au trait, le plus souvent). Voir à cet égard, les travaux de Dubois (1997a, 1997 b) Dubois & Resche-Rigon (1993) et Hilaire (2000a).

Pour mieux comprendre notre démarche, il faut tout d’abord constater que tous les protocoles employés s’appuient sur les principes de catégorisation tels que définis par les travaux de E. Rosch (1976) et font ainsi référence, plus ou moins explicitement aux trois concepts fondamentaux : niveau de base, prototype et typicalité.

Plus ou moins explicitement, car en réalité, on retrouve surtout dans la littérature, les termes de catégorie surordonnée ou sous-ordonnée, sans que l’on sache exactement à partir de quel niveau on se positionne. La plupart du temps, le niveau de catégorisation proposé aux sujets correspond au niveau de base, mais il existe de nombreux protocoles pour lesquels le niveau de départ ne correspond pas au niveau de base. Ainsi, il est fréquent d’observer une difficulté d’évoquer la catégorie surordonnée à partir d’items situés à un niveau hiérarchique très élevé dans la taxonomie. Néanmoins, rares sont les études dans lesquelles le concept de niveau de base est explicitement présenté et pris en compte dans l’élaboration du protocole.

Il en est de même pour les concepts de typicalité et de prototypie (Johnson et al., 1995). Les références qui ont servi à évaluer le degré de typicalité des items proposés sont rarement citées. En général, le poids du prototype de la catégorie n’est pas pris en compte. Il peut, au gré des études, apparaître ou non parmi les items sélectionnés, sans que son influence ne soit mesurée. Comment en effet, étudier la fluence verbale sans prendre en compte la valeur de représentativité du
prototype ? Si celui-ci résume l’ensemble des propriétés de la plupart des exemplaires, on perçoit la difficulté pour des patients porteurs d’un trouble de l’organisation lexicale, à produire une série d’exemplaires distincts du prototype. Mais cette difficulté nous renseigne-t-elle davantage sur les processus de désorganisation lexicale ou sur la puissance de représentativité du prototype (ou du stéréotype ) ? Sans parler de la possibilité pour le sujet de recourir à de toutes autres stratégies pour récupérer les unités lexicales en mémoire, qui ne sont jamais prises en compte dans l’évaluation classique.

En outre, la majorité des protocoles étant constitués de dessins au trait, il semble que l’’imageabilité’ pèse d’un poids beaucoup plus fort que la typicalité. A la suite des travaux de Price & Humphreys (1989) et Chainay et al. (1998), Hilaire (2000a) a confirmé cette hypothèse en mettant en évidence l’importance de l’utilisation de la couleur dans les dessins. Auparavant, Dubois et al.(1988) avaient souligné la différence entre les processus de catégorisation à partir de photographies et les processus de catégorisation à partir de dessins au trait. Alors que les premiers suscitaient traitement ’holistique’ selon un ’air de famille’, en relation avec la typicalité, les seconds conduisaient à des traitements analytiques, en termes de conditions nécessaires et suffisantes, qui reflétaient les traits caractéristiques qui avaient conduit à l’élaboration du protocole et excluaient une structuration selon la typicalité.

En résumé, si les concepts de niveau de base, prototype et typicalité, sont évoqués dans l’analyse des résultats (avec toutes les réserves que nous venons de formuler), les principes qui régissent le choix des items lors de l’établissement des protocoles peuvent être également dépendants de l’’imageabilité’ et de la familiarité des exemplaires.

Dans une étude précédente, portant sur les processus de catégorisation en production verbale nous avons pu mettre en évidence que la notion de préservation de la catégorie surordonnée était en fait corrélée à la position des exemplaires choisis par rapport au niveau de base. De plus, le degré plus ou moins fort de typicalité de ces exemplaires influait sur la mise en place de stratégies de suppléance au manque du mot, donc sur le type de réponse donné par le patient (Devevey & Konopczynski 1995 ; Devevey, 1996).

Enfin, pour en terminer avec la critique des protocoles utilisés dans l’évaluation du langage des patients atteints de maladie d’Alzheimer, remarquons que le choix des catégories qui vont permettre de différencier à l’intérieur de chaque protocole, les “classes naturelles” des “artefacts” ou “classes non-naturelles” sont extrêmement variables d’une étude à l’autre. De façon régulière, nous allons trouver à l’intérieur des “classes naturelles” des animaux (parfois divisés en mammifères, oiseaux, insectes et poissons), des fruits, des légumes, des fleurs et parfois des arbres. Pour les “classes non-naturelles” en revanche, les catégories utilisées sont diverses et variables. On peut recenser, selon les études, des ’vêtements’, des ’meubles’, des ’outils’ (qui constituent le fond commun des artefacts) auxquels viendront s’ajouter les ’véhicules’, les ’ustensiles de cuisine’, les ’instruments de musique’, voire les ’métiers’, les ’parties du corps’, ou même, pour les tâches de fluence, la catégorie des “choses que l’on peut trouver dans un supermarché” (qui en soi constitue certes, tout autre chose qu’une “classe naturelle”). L’étude de l’historique de la constitution des notions de classe naturelle / artefactuelle dans les travaux de Rosch et de l’évolution du concept qui va conduire peu à peu à ’naturaliser’ les artefacts comme une sous-catégorie d’objet perceptifs (par un glissement de la naturalité des objets à une naturalité des processus de catégorisation, menée par Dubois et Resche-Rigon (1995), est de nature à nous inciter à la plus grande prudence vis-à-vis des études sur la détérioration sélective. Il serait, en tout cas, intéressant de rapprocher les tâtonnements et les errances d’un concept, décrits par ces auteurs, avec le développement de ce qui va devenir une réalité (neuroanatomique) en neuropsychologie.

‘’Même si l’on accepte la notion d’objet perceptif réel, donné a priori à toute connaissance humaine, comment justifier une autre distinction a priori qui attribuerait des propriétés inhérentes et déterminantes à ces objets dans les traitements cognitifs et linguistiques selon qu’ils sont objets naturels ou culturels ?’ (Dubois & Resche-Rigon, 1995,
p. 230)’

L’argument le plus facilement invoqué face aux critiques concernant ces protocoles, est que c’est la différence significative ou non entre une population pathologique et une population témoin, qui va signer le type de fonctionnement particulier de la population pathologique. Or un des résultats les plus saillants de notre précédente étude (Devevey & Konopczynski 1995 ; Devevey, 1996) a été la mise en évidence que le degré plus ou moins élevé de typicalité des exemplaires, influait sur la mise en place de stratégies d’adaptation au manque du mot, donc sur le type de réponse donné à la fois par les patients et par les sujets témoins. S’il existe un niveau de ’sens commun’ auquel les patients vont se différencier clairement des témoins, très vite, face à la difficulté d’évoquer sous l’influence de la contrainte, les deux groupes vont mettre en place des stratégies de catégorisation parfois très semblables.

Une question s’imposait alors : les comportements linguistiques des patients observés à travers les protocoles d’évaluation sont-ils caractéristiques de la maladie d’Alzheimer, ou sont-ils fortement dépendants du type de protocole utilisé ?

Dès lors, il s’agissait de construire un protocole capable à la fois de rendre compte des caractéristiques du langage des patients atteints de la maladie d’Alzheimer, et suffisamment puissant pour expliquer les résultats obtenus à la passation des protocoles classiques.

Par ailleurs, nous tenions à ce qu’il procure un contexte de passation attrayant pour des sujets atteints de la maladie d’Alzheimer, en proposant une tâche de catégorisation qui les place dans une position décentrée de leur statut de malades. Nous avons vu au chapitre 2 (Sabat, 1994) que les sujets atteints de la maladie d’Alzheimer sont sensibles à l’interaction. Même s’ils manifestent une tendance à l’anosognosie, ils se savent malades et potentiellement mis en échec par les épreuves qu’on leur propose. Ils sont parfois paralysés par le fait qu’ils savent qu’ils ne vont pas trouver ou retrouver le mot. L’objectif était de ne pas les soumettre à une épreuve d’évaluation de leurs performances mnésiques ou langagières, mais plutôt de solliciter leurs connaissances (voire leur expertise dans certains cas) pour participer à une enquête qui mobilisait toute une population. L’idée était de placer les ’patients’ dans une situation de groupe, même fictif, afin de diminuer leur appréhension vis-à-vis des tâches à effectuer et par là-même, d’obtenir des comportements aussi proches que possible de ceux qu’ils seraient susceptibles d’adopter au quotidien.

Nous nous garderons de franchir ici le pas qui consisterait à qualifier nos conditions expérimentales de ’naturelles’ (voir à ce sujet Sabat, 1994 et les critiques apportées par Dubois & Resche-Rigon, 1995). Au contraire, notre objectif était bien d’évaluer des ’mécanismes de gestion des savoirs et des pratiques’. Nous voulions simplement postuler que, grâce à ces conditions expérimentales particulières, dans une proportion relativement large, les sujets nous fourniraient spontanément leurs critères d’inclusion. Nous gagions sur un cadre expérimental suffisamment convivial et confortable pour que les sujets s’autorisent à réfléchir à haute voix. L’enregistrement, puis la transcription de leurs réponses pourraient ensuite nous fournir un corpus suffisant pour classer les critères de catégorisation individuels et les analyser en comparaison intra et inter échantillons. Ce même corpus servirait de base in fine à une analyse linguistique, qui permettrait de mettre en lumière un lien entre des processus de catégorisation propres aux patients atteints de la maladie d’Alzheimer et leur expression dans le discours. Partant, il nous serait peut-être possible de mieux appréhender les raisons de l’extrême variabilité de la symptomatologie, évoquée au chapitre 3.

Enfin, d’un point de vue théorique, il était nécessaire que notre protocole nous permette d’évaluer l’effet d’un certain nombre de variables :

En résumé : l’objectif, pour construire notre protocole a été de proposer une tâche de catégorisation qui se démarque des contraintes perceptives afin de laisser aux sujets la liberté de faire référence à tout type d’expérience ou de savoir sur le monde qui leur semblerait utile d’évoquer. Le stimulus étant le nom de l’exemplaire, il était susceptible de provoquer la référence à des expériences subjectives (en tant qu’effets du monde extérieur sur le sujet) tout autant que la référence à des ’objets’ du monde extérieur, collectivement partagés à travers la stabilité des formes lexicales (voir Dubois, 2000). L’idée conductrice était que nous pourrions ainsi mettre en évidence chez les ’patients’ un type de comportement qui se rapprocherait du comportement observé chez les sujets lors des tâches de catégorisation faisant appel aux autres sens que la vision (olfaction et audition).

C’est en cela que notre protocole devait se situer à l’intersection entre les protocoles classiquement utilisés en catégorisation, et ceux employés en neuropsychologie, puisqu’il reprendrait de manière théorisée et critique, des procédures en vigueur dans ces deux domaines.