4.3.2 L’expérience de Chicago

4.3.2.1 Les objectifs de l’expérimentation

L’objectif de cette recherche était d’évaluer le rapport des normes catégorielles et de la typicalité à diverses orientations cognitives données par trois types de consignes décalées par rapport aux consignes ’classiques’, supposées ’naturelles’ ou ’écologies’, en tout cas non orientées. Il s’agissait en outre, d’appréhender un phénomène majeur concernant les théories de catégorisation : le flou dans l’appartenance de certains exemplaires à certaines catégories conceptuelles. En effet, s’il apparaît que certains exemplaires appartiennent clairement à une catégorie alors que d’autres, à l’inverse, en sont exclus de façon radicale, il existe entre les deux un troisième type d’exemplaires limites (borderline), pour lesquels on n’observe pas de consensus entre les individus lors des tâches de catégorisation. Ces exemplaires font par ailleurs, l’objet d’une médiocre fidélité test / re-test (McCloskey & Glucksberg, 1978).

Nous avons vu au chapitre 3, comment Hampton (1997) établit un lien entre la probabilité de catégorisation et la typicalité des exemplaires et en déduit que les décisions d’appartenance sont basées sur les mêmes informations sémantiques que celles qui président aux jugements de typicalité des exemplaires à l’intérieur d’une catégorie.

Une des raisons avancées pour expliquer le phénomène d’instabilité des exemplaires limites est que cette variabilité pourrait être imputable à quatre phénomènes :

  • Des variations interindividuelles dues à des différences dans l’expérience (perceptive) des sujets.

  • Des variations interindividuelles dues à des contextes socioculturels différents.

  • Des variations intra-individuelles dues à l’influence du contexte dans lequel la tâche est effectuée.

  • Enfin, des variations intra-individuelles dues aux processus de récupération de l’information en mémoire et de prise de décision qui s’en suit.

Ces quatre types de variations peuvent avoir des conséquences sur les représentations conceptuelles en jeu dans la catégorisation à trois niveaux :

  • Sur la représentation conceptuelle de la catégorie (en influençant la récupération d’un certain type d’attributs ou les processus de récupération des exemplaires de même rang).

  • Sur la représentation de l’exemplarité de la classe elle-même.

  • Sur le degré de similarité nécessaire pour garantir la catégorisation (certains contextes ou certaines particularités individuelles peuvent conduire à utiliser des critères d’inclusion plus ou moins larges en référence à la notion d’expertise de Rosch).

L’influence du contexte lors des tâches de catégorisation et les processus de récupération d’évènements en mémoire épisodique sont fortement influencés par les perspectives d’encodage et de récupération. Certains auteurs (Braisby & Francks, 1992) en ont déduit que l’absence d’un contexte ou d’une perspective claire de catégorisation, constitue la principale explication du flou qui entoure certains concepts appartenant aux catégories naturelles. Le fait de laisser les sujets libres de choisir ’par défaut’ leurs propres contextes de catégorisation conduit à observer des divergences entre individus qui pourraient être davantage apparentes (dues au contexte) que réelles.

Ainsi, est né le projet de construire des ’scénarios’ qui définissent le motif de la tâche de catégorisation, afin d’améliorer à la fois le consensus interindividuel et la fidélité test / re-test en proposant une tâche de jugement d’appartenance sous quatre conditions différentes :

  • Technique, qui devait fournir aux sujets un contexte légal ou scientifique.

  • Pragmatique, qui devait placer les sujets dans un contexte plus libre ou il leur était proposé d’inclure les items dans la catégorie dans laquelle ils aimeraient les trouver.

  • Linguistique, qui posait les sujets en tant que locuteurs anglais en leur demandant de décider si, pour nommer chacun des items, ils pouvaient spontanément utiliser le mot X dans différents contextes possibles.

  • Neutre, qui, en imposant une tâche de décision d’appartenance classique, propre à inciter les sujets à trouver leurs contextes de catégorisation ’par défaut’, devait servir de référence pour les analyses de corrélations (Les consignes sont présentées en Annexe I sous leur forme originale).

La principale prédiction était que les critères de choix seraient différents entre une consigne technique (où ils feraient appel à des règles strictes d’appartenance qui n’entretiendraient que des liens distants avec la typicalité de l’exemplaire) et pragmatique (ou la catégorisation sera davantage basée sur des critères de similarité avec le prototype de la catégorie).

La condition linguistique visait à vérifier une autre prédiction qui postulait une variation des résultats selon qu’il serait demandé aux sujets de traiter la tâche de catégorisation comme une investigation de la signification de mot vs une investigation des représentations des objets du monde auxquels les mots faisaient référence. Ce, en rapport avec l’idée qu’il existe une différence entre une tâche de classification en psychologie et une tâche d’investigation en sémantique lexicale.

Une troisième prédiction visait à mettre en évidence les effets d’une manipulation du contexte de catégorisation sur le choix des critères de catégorisation chez les sujets. Par exemple, sous une consigne pragmatique, ceux-ci devraient adopter des critères plus larges que sous une consigne technique, les conditions neutre et linguistique se situant de façon intermédiaire.

Un dernier axe de recherche, à partir de la condition neutre, visait à mettre en évidence que l’absence d’un contexte et d’une perspective de catégorisation était en partie responsable du caractère nébuleux de certains aspects du processus de catégorisation (Braisby & Francks, 1992). Si cette hypothèse était valide, alors la condition neutre serait celle pour laquelle les différences interindividuelles seraient les plus fortes, alors que la fidélité au re-test serait la plus faible.

L’application de ces tâches à différentes catégories sémantiques devait permettre d’évaluer des disparités dans le degré d’influence contextuelle. Les catégories ont donc été choisies par paires dans des domaines ontologiques différents :

  • Des aliments issus de plantes : ’fruits’ et ’légumes’ pour lesquels les différences entre consigne technique et pragmatique devraient être peu marquées (à l’exception toutefois des fruits pour lesquels il existe une définition biologique proche de la signification usuelle du terme).

  • Des êtres vivants : ’poissons’ et ’insectes’, pour lesquels on attendait une différence entre la consigne technique et les autres, à cause de l’existence de définitions précises pour ces termes et auxquelles les sujets allaient se référer.

  • Des artefacts : ’outils’ et ’meubles’, pour lesquels on attendait des variations entre les trois conditions, la consigne technique permettant de mesurer l’influence du poids de la fonctionnalité des objets (notion mise en avant par Rosch dès ses premières publications concernant la définition des artefacts, cf. chapitre 3).

  • Des activités : ’sciences’ et ’sports’, pour lesquelles, à nouveau, les différences entre consigne technique et pragmatique devraient être moins marquées.

Enfin, chaque liste d’items de chaque catégorie était constituée de 5 exemplaires typiques, 5 non-membres et 14 non-typiques choisis en fonction de degrés d’appartenance variables, à partir des normes de productions définies en référence au prototype. (Annexe II)