9.14 Conclusion

Les résultats de cette analyse ne permettent de valider que l’une de nos trois hypothèses de départ.

La première concernait les productions nominales des ’patients’, en référence au manque du mot :

H10 : On observe une diminution des productions nominales chez les sujets atteints de la maladie d’Alzheimer par rapport aux sujets témoins (reflet du manque du mot).

En réalité, si les noms arrivent au cinquième rang des productions des classes grammaticales chez les ’patients’, alors qu’ils se situent à la deuxième place chez les ’témoins’, le pourcentage de production des noms par rapport au nombre total de classes grammaticales produites est identique chez les ’patients’ et les ’témoins’ (9,7 % et 9,9 % respectivement). Autrement dit, si les pourcentages de productions sont identiques pour les deux échantillons, les ’patients’ produisent significativement plus de verbes que de noms, alors que les ’témoins’ en produisent autant. Notre hypothèse n’est pas vérifiée.

En résumé, les deux groupes se différencient essentiellement par la production des verbes.

Ce résultat appelle néanmoins quelques commentaires.

Tout d’abord l’analyse détaillée des productions nominales montre une différence entre les deux groupes. Les ’témoins’ produisent autant de noms d’exemplaires que de noms ou de noms de catégorie alors que, chez les ’patients’, il existe une hiérarchie : noms d’exemplaires, noms, noms de catégorie, avec des écarts significatifs entre chaque classe. Néanmoins, les pourcentages de production de noms sont identiques entre les deux groupes. Ainsi les ’patients’ ont plus tendance que les ’témoins’, à reprendre le nom de l’exemplaire, mais fournissent moins souvent le nom de la catégorie. Ce dernier point contredit les auteurs qui décrivent une perte des représentations sémantiques en mémoire (en particulier Shallice, 1887), mais confirment nos précédentes observations, avec une méthodologie différente (Devevey & Konopczynski, 1995, Devevey 1996). La préservation de la catégorie surordonnée serait en réalité due à un artefact méthodologique.

On peut penser que la différence entre les résultats de Hilaire (2000a) qui observait une baisse des productions nominales et les nôtres, est sans doute due à un effet de la tâche expérimentale. La dénomination constitue, pour les sujets atteints de la Maladie d’Alzheimer, une injonction de trouver un nom, injonction qui n’existe pas dans notre protocole. De ce fait, la production de noms n’est pas sensible à l’effet de contrainte de la consigne ni de la catégorie.

Notre deuxième hypothèse concernait les stratégies de compensation au manque du mot :

H11 : On observe une augmentation des démonstratifs, des présentatifs, des interjections, puis des pronoms personnels, des verbes et des adverbes chez les sujets atteints de maladie d’Alzheimer rapport aux sujets témoins, comme observé en dénomination.

Nos résultats infirment également cette hypothèse, puisqu’on ne relève pas d’écarts entre les deux groupes pour ce qui concerne les pourcentages de production des démonstratifs (2,5 % pour les ’témoins’ contre 3,5 % chez les ’patients’), des présentatifs (5,2 % pour les ’témoins’ contre
5 % chez les ’patients’), des interjections (6,2 % pour les ’témoins’ contre 6,7 % chez les ’patients’). Le pourcentage des adverbes est supérieur chez les ’témoins’ (42 % contre 30 % chez les ’patients’. Néanmoins, on observe effectivement une légère différence pour les pronoms personnels (6,7 % pour les ’témoins’ contre 9,8 % chez les ’patients’), mais surtout une augmentation de la production des verbes, ainsi que nous l’avons vu plus haut

En résumé : les seuls effets imputables au manque du mot que nous pouvons observer sont une augmentation de la production de verbes et une difficulté d’accès aux termes catégoriels.

Notre troisième hypothèse concernait précisément la production de verbes.

H12 : On observe chez les sujets atteints de la maladie d’Alzheimer, une atteinte de la fonction référentielle qui se traduit par une augmentation des verbes modaux, par rapport aux sujets témoins.

Elle est globalement vérifiée par nos résultats. Les ’patients’ comme les ’témoins’ produisent significativement plus de verbes modaux que de verbes référentiels, mais le pourcentage est nettement plus élevé chez les premiers (96,8 % contre 75,3 %). Dans le même temps le pourcentage de verbes référentiels est proportionnellement moins élevé chez les patients (2, 8 % contre 23,3 %).

Néanmoins si l’emploi des verbes modaux est majoritaire pour les deux groupes la différence entre les patients et les témoins, réside surtout dans l’usage qu’ils en font. En effet, pour la majorité de ces verbes (croire, dire, être, penser, pouvoir), des pourcentages de productions identiques dissimulent des stratégies cognitives différentes entre les deux groupes. Pour d’autres (avoir, savoir), on observe des pourcentages de production différents (supérieurs chez les patients), mais si cette différence reflète des comportements différents entre les groupes (avoir) elle peut en revanche, masquer des comportements identiques (savoir). Ce fait expérimental rejoint la position de Nespoulous et al. (1998) :

‘’Function depends on use in particular contexts, and the very same sign may be either referential or modalizing according to the context in which it is used’ (Nespoulous et al. 1998, p. 319). ’

Enfin, les variations de contraintes, consigne et catégorie, permettent d’établir un lien entre les résultats de l’analyse psycholinguistique et l’analyse linguistique (plus fort pour l’effet de consigne que pour l’effet de catégorie), qui confirme l’expression dans le discours des comportements cognitifs des sujets.

En résumé, il existe un lien entre les comportements cognitifs des sujets et leur expression dans le discours. Néanmoins, l’analyse de ce lien doit être circonstanciée et ne pas se limiter au simple recensement des occurrences des formes morphosyntaxiques simples, même si certaines d’entre-elles peuvent constituer des marqueurs fiables (’avoir’ et dans une moindre mesure ’être’ dans notre corpus).

L’analyse des formes morphosyntaxiques complexes nous permettra de confirmer ce lien.