10.1 Premier niveau d’analyse : typicalité et prototype

L’effet de consigne a été démontré. L’explication que nous pouvons avancer est à la fois théorique et expérimentale. En effet, fournir aux sujets des contextes de catégorisation différents a contribué à briser l’effet de l’illusion de transparence référentielle, en les contraignant à passer de l’une à l’autre des trois positions décrites par Dubois (1997c).

La consigne technique les a contraints à catégoriser en faisant référence à des connaissances socialisées. A ce niveau, les théories sémantiques accordent aux signes une évidence ontologique et les théories linguistiques une indifférenciation entre les noms et les objets du monde. C’est le degré de contrainte qui, à notre avis, équivaut à celui des protocoles en psychologie et en neuropsychologie. Il conduit à la recherche du ’veridical label’ .

La consigne linguistique a placé les sujets dans une position métalinguistique qui correspond au plan de figement du prototype en stéréotype dans la matérialisation des formes linguistiques : les lexiques des langues.

Enfin, la consigne pragmatique a caractérisé le niveau de négociation entre les prototypes construits par ’un système cognitif individuel’ et la signification verbale. Elle ne suppose pas forcément l’utilisation du ’veridical label’, mais au contraire renvoie à la notion de catégorisation à partir ’ des effets du monde sur le sujet’ en psychologie et à des actes de désignation en linguistique.

Les résultats de l’analyse de nos données, selon une approche purement psycholinguistique confirme en partie les travaux de Hampton (1997) , mais surtout ceux de Dubois & Resche-Rigon (1993) et Dubois (1997c et 2000) sur le prototype. Ils confirment l’hypothèse du prototype défini comme produit d’une activité cognitive qui participe à la fixation des catégories en mémoire individuelle. L’abandon des présupposés philosophiques de Rosch, à la fois explicites (universalistes) et implicites (réalisme objectiviste et conception référentielle de la sémantique) permet d’en comprendre la nature. Nous avons pu montrer que les sujets catégorisent à partir de prototypes individuels. Lorsqu’ils sont capables de ’faire avec’ la consigne et la disponibilité lexicale les différences sont peu marquées, d’où l’indifférenciation entre les consignes technique et pragmatique chez tous les sujets non pathologiques. Au contraire, lorsqu’ils sont atteints de démence, plus le contexte est contraignant, plus l’effet de la consigne pragmatique sur la fiabilité des critères de catégorisation (mesurée à la fois par la probabilité d’inclusion, et la variabilité interindividuelle et dans une moindre mesure, intra-individuelle) s’impose chez les ’patients’, puisqu’on les incite à catégoriser à partir de leurs propres représentations ou expériences du monde.

Il est intéressant d’analyser selon les groupes, les effets du statut métalinguistique de la consigne linguistique qui incite les sujets à catégoriser des signifiés. Sous cette consigne, les résultats des patients se situent à une position intermédiaire entre les consignes technique et pragmatique, qui reflète parfaitement notre présupposé théorique. Catégoriser des signes pour les patients correspond à une activité cognitive de catégorisation intermédiaire entre la catégorisation à partir de prototypes (individuels) et la catégorisation à partir de stéréotypes (collectifs). D’un point de vue linguistique, elle constituerait un acte intermédiaire entre l’acte de désignation et l’acte de dénomination, ou pourrait marquer un recours indifférencié aux deux phénomènes. Pour le groupe ’témoins’ et le groupe ’Lyon’, les résultats sont identiques, avec une indifférenciation entre les consignes linguistique et pragmatique, qui tend à montrer que catégoriser des signes équivaut à catégoriser selon des prototypes et qu’à ce niveau de contrainte, ni le lexique ni les représentations du monde ne constituent pour les sujets, des références réellement fiables. Au contraire des étudiants de ’Saint-Etienne’, linguistes, pour lesquels ce niveau constitue bel et bien la norme de dénomination. Cette notion de norme de dénomination, confondue avec le prototype, que nous avons abordée au chapitre 3, nous permet comprendre les résultats du groupe ’Chicago’. Ces sujets étaient tous des étudiants en psychologie, rémunérés et rompus aux protocoles et aux théories psychologiques. Pour eux, accéder à la norme implicite imposée par l’expérimentateur et la ’décoder’ ne posait aucun problème. Dans ces conditions, ils n’avaient aucune chance d’être influencés par quelque contexte de catégorisation que ce fût.

La mesure des variations interindividuelles et intra-individuelles (re-test) se révèlent être deux indices fiables de la distinction qui peut être faite en psychologie, entre le prototype et le stéréotype. En effet, globalement la variation interindividuelle est plus forte chez les ’témoins’, que chez les étudiants de Chicago ou de Lyon. On peut considérer que les premiers qui font davantage référence à des prototypes individuels, sont globalement moins solidaires dans leurs décisions d’inclusion. Il est à cet égard, frappant de constater que la seule condition qui les rassemble davantage est la consigne linguistique, seule référence accessible pour eux, à des connaissances partagées. Par ailleurs, les étudiants de ’Chicago’, chez lesquels nous avons déjà pu mettre en évidence la valeur normative de la typicalité, sont les seuls à ne pas subir l’effet de consigne pour ce qui concerne la cohérence globale de leurs réponses. De la même manière, la fiabilité intra-individuelle s’avère être un bon indice du type de stratégie utilisée pour catégoriser. Les patients qui catégorisent à partir prototypes, davantage contextualisés (nous y reviendrons) donc moins stabilisés, obtiennent un pourcentage de réponse au re-test plus médiocre que les autres groupes et qui ne subit pas l’effet de la consigne. A l’opposé, les étudiants de Chicago qui répondent parfaitement aux attentes de l’expérimentateur et catégorisent selon la norme implicite du protocole, obtiennent un meilleur pourcentage au re-test. Ainsi, la différence majeure avec les ’témoins’, lesquels ne maîtrisent pas l’implicite de la morne expérimentale, est qu’ils ne sont pas sensibles à l’effet de consigne, alors que ces derniers le sont.

En résumé : notre travail montre qu’il est possible de mettre en évidence d’un point de vue psychologique, les traces des opérations de figement qui effacent les marques d’interaction du sujet au monde (Dubois 1997c, p. 123), et d’établir à partir de celle une différence entre catégorisation à partir d’un prototype et catégorisation à partir d’un stéréotype.