11.3 Quatrième niveau : formes morphosyntaxiques simples

Les résultats de notre analyse montrent une production majoritaire d’adverbes pour les deux groupes. De plus, alors que les ’témoins’ produisent en deuxième position des noms (mais qui ne se distinguent pas significativement des verbes) les ’patients’ produisent des verbes (qui se distinguent significativement des noms). Hilaire (2000a) a observé des comportements similaires dans une tâche de dénomination, qu’elle interprète comme des mécanismes de compensation au fur et à mesure de l’avancée de la maladie. Pour notre part, nous rattacherons ce phénomène à un fait de langue, puisque les verbes modaux et les adverbes figurent parmi les items lexicaux les plus fréquents en français (Gougenheim et al., 1962). Par ailleurs, ces résultats et le support théorique incontestable dans lequel il s’inscrivent mettent en question les travaux de Grossman et al. (1996), Robinson et al. (1996), White-Devine et al. (1996) qui décrivent une difficulté lexico-sémantique avec les verbes. Il est vrai qu’il s’agit là d’études réalisées auprès de sujets anglophones, mais surtout d’étude sur la dénomination d’actions à l’aide de verbes. L’analyse détaillée des différents verbes nous a permis de comprendre la différence entre ces résultats.

L’analyse de la production de noms nous paraît plus intéressante en ce qu’elle révèle une différence entre ’patients’ et ’témoins’, qui concerne davantage le type de noms employés qu’une différence quantitative d’utilisation entre les deux groupes. Nous avons en effet pu montrer que si la production de noms n’occupe pas le même rang dans le classement général des formes produites, paradoxalement, par rapport au volume des formes produites par chaque groupe, les pourcentages de productions sont identiques. Ainsi, en apparence, la manque du mot ne se traduit pas par une réduction des noms, mais par une augmentation des verbes. Il s’agit-là, bien entendu, d’une présentation des résultats sous forme de provocation, destinée à souligner un phénomène cliniquement intéressant. En effet, aucun clinicien ne pourra souscrire à l’idée que le manque du mot ne réduise pas l’emploi des noms dans le discours des patients. En réalité, le phénomène observé procède d’un artefact expérimental. En effet, le type de noms utilisés est différent selon les groupes, et si les ’patients’ emploient globalement autant de noms que les ’témoins’, c’est qu’ils reprennent plus les noms des exemplaires fournis par l’expérimentateur, à cause de l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de fournir le nom de la catégorie à laquelle ils se réfèrent. Ce point met en évidence chez les ’patients’, une capacité d’adaptation fondamentale sur un plan clinique, qui consiste à extraire des éléments du discours de l’interlocuteur, pour construire son propre discours.

Si, comme nous l’avons vu, l’analyse globale du nombre d’occurrences des verbes ne s’avère pas d’une grande richesse et ne fait que confirmer les connaissances sur le français, l’analyse détaillée, en revanche, s’avère beaucoup plus pertinente. Nous avons ainsi pu mettre en évidence deux phénomènes remarquables.

D’abord, si les ’témoins’ comme les ’patients’ emploient majoritairement des verbes modaux, (cf. Gougenheim et al., 1962), les deux groupes se différencient surtout par l’usage qu’il en font :

Ceci nous conduit à distinguer deux sous-classes dans les comportements linguistiques qui relèvent de la modalisation. D’une part, chez les ’témoins’ un usage de la modalisation qui renvoie indiscutablement à la définition de Riegel et. al, (1997), ou encore à celle de reprise par Nespoulous et al. (1998) (cf. chapitre 3), mais qui dans le même temps, place le sujet dans une position où les questions qu’il se pose sur son énoncé réfèrent indéniablement à l’intersubjectivité, aux connaissances partagées, donc à la norme. Et en ce sens, si l’on suit Nespoulous et al. (1998,
p. 317), on trouve dans l’utilisation des verbes modaux chez les ’témoins’, une composante référentielle qu’on ne retrouve pas chez les ’patients’. Si l’on se réfère à Riegel et al. (1997, pp. 581-582), cela signifierait que les verbes modaux qui expriment :

‘’ la nécessité, l’obligation, la permission etc. (...) ’

peuvent également véhiculer une composante référentielle.

En tout cas, il nous semble que l’intérêt d’une telle étude réside moins dans la mise en évidence d’une utilisation de la modalisation chez les patients (et les témoins) que dans l’usage qu’ils en font (ce à quoi il leur sert, pour exprimer quoi, cf. Sabat, 1994). En ce sens, il nous semble une nouvelle fois important d’observer la plus grande retenue dans l’interprétation de ce phénomène comme un mécanisme de compensation.

Le deuxième point important de cette analyse est la mise en évidence de quelques marqueurs fiables qui distinguent les patients des témoins, et à partir desquels il serait intéressant d’élaborer des protocoles d’évaluation ciblés. Il s’agit en particulier de l’utilisation des auxiliaires avoir’ et ’être’ qui offrent l’avantage d’occuper des postions symétriques sur l’échelle des fréquences d’occurrences, mais aussi de distinguer des processus cognitifs propres à chaque groupe. Les verbes ’pouvoir’ et ’penser’ reflètent eux aussi ce phénomène.

L’analyse des formes morphosyntaxiques complexes conforte ce deuxième point.