11.5 Cinquième niveau : formes morphosyntaxiques complexes

Nos résultats généraux confirment la préservation de la syntaxe chez les sujets atteints de maladie d’Alzheimer, puisque globalement les profils sont identiques chez les ’témoins’ et les ’patients’.

L’analyse détaillée nous indique néanmoins que :

  1. Les formes morphosyntaxiques complexes sont intrinsèquement dépendantes des formes morphosyntaxiques simples.

  2. Les ’témoins’ utilisent des syntagmes introduits par le verbe ’être’ et le verbe’avoir’ pour exprimer ou interroger leurs connaissances sur le monde.

  3. Chez les ’patients’ au contraire, l’utilisation des syntagmes introduits par le verbe ’être’ traduit davantage une difficulté à se reposer sur des connaissances socialisées et celle des syntagmes introduits par le verbe’avoir’, l’évocation des souvenirs ou une implication personnelle, à travers la construction de ’scripts’ dans lesquels il est principalement question de la possession de l’objet à catégoriser.

Les deux derniers points soulignent le reflet dans le discours, à travers l’utilisation de formes morphosyntaxiques complexes, des processus de catégorisation. Cependant la différence marquée entre les deux groupes concernant les syntagmes introduits par le verbe ’être’ et le verbe’avoir ne traduisent pas tant pas tant, chez les ’patients’, le passage de connaissances socialisées à représentations, que le recours à une étape du premier stade de figement où le monde est stabilisé sous forme d’épisodes de vies ( Bideau & Houdé, 1991), persistance des scripts organisés autour d’actions ( donc de verbes, mais surtouts de syntagmes verbaux) dans lesquelles ils intègrent un certain nombre d’objets (noms). Si l’on se réfère à Dubois (1997a) ce repli impliquerait une réinscription dans une certaine forme de temporalité (donc une difficulté à éliminer la temporalité, signant des troubles de la temporalité) et des capacités de recontextualisation. Or, ce sont là des processus tout à fait envisageables, si l’on s’en réfère aux travaux qui décrivent chez les malades des perturbations dans la temporalité, mais une préservation les perceptions visuelles et spatiales. Ainsi, par exemple, selon Binetti et al. (1996) :

‘’the performances on most measures of visual and spatial perception is unimpaired, indicate that the ’early’ perceptual processes, as well as the access to structural knowledge, are not defective in early AD’ (Binetti et al., 1996, p. 221).’

En tout cas, l’analyse comparée des marques morphosyntaxiques, simples et complexes révèle un plan de séparation net entre les deux types de formes, qui pourrait s’apparenter au plan de séparation entre syntagmatique et paradigmatique, métaphore utilisée par Dubois (1997c), pour décrire le processus de figement.

La question qui se pose alors est celle de l’explication d’une préservation de la syntaxe et d’une détérioration des capacités lexico-sémantiques. Nous avons vu que nous ne pouvions nous référer à la seule explication d’une différence entre le discours modal vs référentiel, puisqu’à ce niveau, la production d’un type de formes (complexes) est lié à l’autre (simples) et que le support neuroanatomique (Nespoulous et al., 1998) ne nous y autorisait pas davantage.

En réalité une explication résiderait peut être en ce que la structuration des catégories et l’appropriation des formes linguistiques passent nécessairement par l’apprentissage et que l’apprentissage passe nécessairement par l’interaction verbale du sujet avec son environnement.

‘’les opérations de conceptualisation et de structuration de l’expérience se font simultanément par rapport aux opérations linguistiques et en interaction constante avec elles’ (Honeste, 2000, p. 17).’

Ainsi, le niveau de la structuration en scripts (exprimés à l’aide de syntagmes verbaux, formes morphosyntaxiques complexes) est implicitement relié à l’appropriation d’une syntaxe et celui des éléments de la catégorie (noms, formes morphosyntaxiques simples) à l’apprentissage d’un lexique.

Or les travaux qui décrivent les mécanismes d’apprentissages des langues, et en particulier ceux de Paradis (1994) qui montrent que :

On peut parler sans se référer à des connaissances métalinguistiques ou à des compétences linguistiques.

Les jugements grammaticaux ne sont pas nécessairement le signe des compétences linguistiques implicites ni d’un savoir grammatical explicite.

Une conscience métalinguistique peut aider à l’acquisition d’une seconde langue, mais seulement indirectement.

Partant, Paradis (2000) insiste sur la fait que l’appropriation d’un lexique relève davantage d’un apprentissage explicite et celui d’une syntaxe d’un apprentissage implicite.

Ces travaux sont précieux pour comprendre la portée des phénomènes mis à jour par notre protocole. Nous savons que les patients atteints de la maladie d’Alzheimer souffrent d’une atteinte de leur mémoire explicite (mémoire déclarative), ce qui n’est, par exemple, pas le cas des malades parkinsoniens qui présentent une atteinte de la mémoire implicite (mémoire procédurale). Ergis,Van-der-Linden & Deweer (1995), Carlesimo et Oscar-Berma (1992), Carlesimo et al. (1995) et, dans une moindre mesure, Monti et al. (1996), mettent en évidence la préservation de la mémoire implicite et la désorganisation de la mémoire explicite.

Par ailleurs, les travaux de Kleiber (1984), confirment l’idée que l’établissement d’une relation de dénomination est bel et bien explicite. Autrement dit, si on ne peut extraire le processus d’apprentissage d’une langue chez un enfant du contexte interactionnel dans lequel il l’acquiert, la relation de dénomination fait référence à un apprentissage explicite (’regarde c’est un X’, ’on dit un X’). Au contraire l’acte de désignation, relié à l’expérience que le sujet a des objets du monde, donc à la référence à des scénarios, procède d’un apprentissage implicite.

Cette distinction apprentissage implicite vs explicite qui conduit au stockage des formes et des compétences linguistiques dans deux sortes de mémoires différentes (mémoire implicite ou procédurale, mémoire explicite ou déclarative) et qui sous entend le recours à des processus distincts de récupération de l’information en mémoire, permet de comprendre :

  1. Que les ’patients’ et les témoins manifestent des comportements syntaxiques semblables et des comportements lexicaux différents.

  2. Que l’effet de contexte est plus fort, lorsqu’il contraint les ’patients’ à avoir recours à des processus explicites de récupération en mémoire (i.e. à faire appel à leurs connaissances linguistiques ou encyclopédiques), ce qui est le cas des protocoles d’évaluation classiques en neuropsychologie.

Les conséquences sur un plan clinique et expérimental ne sont pas négligeables, nous y reviendrons dans les paragraphes suivants.

En résumé : d’un point de vue linguistique, on peut référer la dénomination de la catégorie (désignation selon Kleiber, 1984), à un syntagme verbal (forme morphosyntaxique complexe) et la dénomination des exemplaires de la catégorie à des noms isolés (formes morphosyntaxiques simples).

Or, l’acquisition de la syntaxe procède d’un apprentissage implicite, alors que l’acquisition du lexique procède d’un apprentissage explicite.

Ainsi, la représentation de la catégorie sur le plan linguistique est différente de celle de ses exemplaires car elle fait appel à des processus d’apprentissages linguistiques différents, dont les manifestations dans le discours seront différentes.

Si, par ailleurs, nous pouvons définir théoriquement un plan de séparation entre ontologie du monde et lexique des langues, alors chez les ’patients’, atteints à la fois dans leurs compétences sémantiques et lexicales, il existe une dissociation entre des compétences sémantiques vs des compétences lexicales d’une part, et des compétences lexicales vs des compétences syntaxiques d’autre part.

Ainsi, les catégories d’odeurs ne seraient pas les seules à être dépendantes de contraintes psychologiques et linguistiques. L’étude de la catégorisation chez des patients déficitaires dans leurs compétences lexico-sémantiques nous apprend que ce phénomène, actif quelle que soit la catégorie, est occulté par le fait que les opérations de figement effacent les marques d’interaction du sujet au monde (Dubois 1997c, p. 123). Notre recherche a permis d’en révéler les traces.

Nous examinerons dans les paragraphes à venir les conséquences de nos résultats sur la compréhension, l’évaluation et la prise en charge des troubles lexico-sémantiques des patients atteints de la maladie d’Alhzeimer.