Introduction générale

Toutes ces considérations posent le problème du degré de généralité, ou au contraire de finesse, auquel doit se tenir l'analyse, et qui est en tout état de cause toujours plus ou moins arbitraire (Kerbrat-Orecchioni 1987b : 29).

Depuis deux décennies, un intérêt particulier s'est fait jour dans le monde francophone pour tout ce qui relève de l’étude de la conversation et des interactions verbales, sous l'impulsion des travaux effectués par les Américains. Depuis peu, cette préoccupation concernant l'art de converser avec ses règles de fonctionnement et ses règles de politesse régissant l'ensemble des interactions sociales rejoint les préoccupations « grand public », comme en témoigne le nombre de manuels ou de traités qui se publient à ce sujet. Transférer cette préoccupation linguistique et sociologique dans le domaine littéraire restait à faire. Lane-Mercier (1989), Durrer (1994) et Kerbrat-Orecchioni (1985 ; 1996c et 1997) en ont été les précurseurs, et c'est donc dans la poursuite de la voie qu’elles ont ouverte que ce travail s'inscrit.

Cette étude se propose d’analyser le dialogue romanesque dans l’oeuvre de Marguerite Duras, rejoignant ainsi les dernières préoccupations des « durassiens » qui « après une vingtaine d’années riches en travaux collectifs (ouvrages et colloques) centrés autour de l’oeuvre de Marguerite Duras dans son ensemble et relevant de problématiques multiples et largement ouvertes » souhaitent, comme en atteste l’appel à communication du colloque Écriture romanesque, écriture poétique, « cerner de plus près un aspect particulier de l’enjeu littéraire de cette oeuvre »1. Duras a, en effet, souvent été étudiée sous l’angle thématique, biographique, psychanalytique, plus rarement sous l’angle narratologique et encore moins sous l’angle linguistique ou pragmatique. Quant aux études stylistiques, sans doute de par la fascination qu’exerce la romancière sur ses lecteurs, elles se centrent plus sur l’effet produit que sur la stricte analyse des procédés. Il nous a donc paru important de démonter les mécanismes de mise en paroles du texte durassien et de tenter ainsi de mettre en lumière les différents aspects techniques d’une écriture qui emprunte souvent dans les romans la voie du dialogue sous toutes les formes que celui-ci peut revêtir. Le fait de se situer sur le plan de l’analyse des techniques nous amènera souvent à reconsidérer certains poncifs de la critique durassienne - caractère artificiel des dialogues, écriture du silence, fadeur des mots, héroïnes évanescentes, écriture de la passion, ... - et à comparer effet produit et marques textuelles.

La perspective de recherche adoptée sera celle d’une pragmatique narrative qui consistera plus spécifiquement à articuler les résultats de « l’analyse interactionnelle » telle qu’elle est développée dans le champ francophone par Kerbrat-Orecchioni et l’équipe du GRIC, par l’école de Genève et par Vion aux théories de la narratologie développée par Genette, Adam mais aussi Maingueneau, Bal, Reuter, Todorov - pour ne citer que les principaux théoriciens auxquels nous nous réfèrerons dans le cadre de cette étude. Une telle insertion se voit justifiée par la tendance de la narratologie actuelle qui, comme le signale Adam (1996 : 10), « [...] replace le discours narratif dans une stratégie de communication. Le producteur du récit structure son texte en fonction d’effets qu’il cherche à produire chez l’interprétant. L’interprétation repose non seulement sur la prise en compte de la lettre du texte, mais également sur le postulat, par le lecteur ou l’auditeur, d’une intention communicative du producteur-énonciateur ». C’est donc tout l’acte littéraire qui s’insère au sein de la pragmatique par les termes de « stratégie » et d’« intention ». Maingueneau (1990 : VII) place, lui aussi, la démarche pragmatique en prolongement de la critique structuraliste et insiste sur le fait qu’elle permet de ne plus voir le texte comme une « structure détachée de l’activité d’énonciation ». L’analyse conversationnelle éclairera donc non seulement le dialogue entre les personnages, mais aussi la production du texte romanesque conçu comme communication. Une telle démarche (Maingueneau 1990 : VI), « impliquant un changement dans le regard porté sur les textes », « modifie considérablement le paysage critique » puisqu’« un grand nombre de phénomènes jusqu’ici négligés passent soudain au premier plan, tandis que d’autres sont lus différemment ».

Le but de la recherche sera double : d’une part, faire émerger la spécificité du fonctionnement du dialogue romanesque durassien sous ses multiples aspects, avec comme partie centrale le dialogue entre les personnages considéré par rapport aux conversations réelles, mais aussi par rapport aux autres dialogues littéraires ; d’autre part, tenter d’apporter des éléments à une poétique du dialogue romanesque, dans la ligne ouverte par Durrer et Lane-Mercier, qui définit ainsi le double but d’une démarche fort similaire à la nôtre :

‘[...] ma démarche sera double, visant à appréhender la parole romanesque d'abord dans ses rapports avec la parole réelle, ensuite dans ses relations avec la diégèse (1989 : 17).’

Le terme « dialogue » n'est pas à prendre dans le sens courant d'une interaction entre deux personnes - ou deux personnages, quand il s’agit d’une oeuvre littéraire -, à laquelle nous réserverons le terme de « dilogue » à côté du « trilogue », interaction à trois personnes et du « polylogue », interaction à plusieurs personnes. Il fonctionnera donc en terme générique pour désigner l'ensemble des interactions entre les personnages romanesques. Nous ne réduirons pas non plus le concept de « dialogue romanesque » aux paroles de personnages rapportées en style direct. Ce serait confondre l’objet et ses modalités de mise en texte que Genette (1972 : 189-203) divisait en trois selon les modes de reproduction : direct, indirect (dont l’indirect libre, d’après lui, n’est qu’une variante) et narrativisé. Ce choix nous écarte donc des ouvrages antérieurs relatifs au dialogue romanesque ou aux paroles de personnages. Qu'il s'agisse de Durrer (1994 : 8) ou de Lane-Mercier (1989 : 18), elles n’envisagent toutes deux comme objet d'étude que les paroles de personnage reproduites au style direct. Les analyses quantitatives qui en découlent offrent alors des résultats paradoxaux : Durrer, comme Frantext, signale que Le ravissement de Lol V. Stein ne comprend que 15 % de dialogues, alors que tout lecteur a l'impression justifiée par l'analyse qu'il s'agit d'un roman de paroles2. De plus, ce choix limite la constitution d'une véritable poétique globale du dialogue. Un romancier comme Flaubert avait déjà attiré l'attention, dans sa Correspondance, sur l'importance du mode de report dans l'économie générale du roman :

‘En 1858, au lendemain de Madame Bovary, il déclare n'accepter le dialogue en style direct que lorsqu'il est « important de fond » (IV, p. 292, 309), c'est-à-dire lorsqu'il caractérise bien les personnages [...]. Pour cela, il faut le « serrer », utiliser l'indirect afin de « reculer » les choses secondaires, ce qui a comme conséquence de mettre en relief l'essentiel. [...]
Dix ans plus tard, vers 1867-1870 [...] il reprendra la même idée de hiérarchie, mais en l'appliquant de façon quelque peu différente. Il écrit alors qu'il faut réserver le dialogue aux scènes principales (V, p. 321, VI, p. 103, VII, p. 142) et dans ces scènes aux personnages principaux : « les paroles de la bonne, qui n'est pas un personnage du livre, devraient être racontées et non dites. Vous n'observez pas les plans », écrit-il à Amélie Bosquet (V, p. 321) ; et à Saint-Valéry « Vous vous perdez dans les dialogues [...]. À quoi sert la conversation avec le médecin, lequel on ne reverra plus ? » (VI, p. 104, cité par Gothot-Mersch 1983 : 201-202).’

Dès lors si l'on veut rendre compte de la double spécificité du dialogue romanesque telle que Murat (1983 : 179) l'a mentionnée - « tout dialogue obéit par principe à une double logique, étant à la fois conversation et fragment narratif » -, il semble impossible de n'étudier que les dialogues en style direct. Toutefois, si nous prendrons effectivement en considération toute parole de personnages, quel que soit son mode de mise en texte, nous ne réserverons pas dans ce travail une partie qui lui soit spécifiquement consacrée. Le mode de reproduction des paroles, constituant capital de la problématique littéraire du dialogue, a déjà été étudié tant en linguistique qu’en stylistique et qu’en narratologie. D’autre part, son champ d’application est tellement vaste que l’analyser chez Duras aurait constitué un travail à part entière.

En évitant de réduire le dialogue romanesque aux seules scènes dialoguées, une première extension à l’utilisation habituelle de la notion de dialogue romanesque est posée. Un deuxième élargissement s’avère lui aussi nécessaire, dans la mesure où, au vu des interactions réelles, il serait absurde de ne pas prendre en compte les interactions non verbales. Un regard peut être interrogatif et équivaloir à une question, un poing levé peut fonctionner comme une menace et un rire comme une insulte. La ligne de démarcation entre le verbal et le non verbal n’est donc pas nette, sans compter que les phénomènes paraverbaux peuvent à tout moment modifier la portée d’un acte de langage. Aussi envisagerons-nous sous l’appellation de dialogues romanesques toute forme d’interaction (verbale ou non) entre personnages.

En outre, et conformément au sens étymologique du terme d’« une parole qui traverse », il ne sera pas inutile de considérer d’autres niveaux de dialogue, même s’il ne s’agit pas toujours de véritables interactions. À côté de l’étude des interactions entre personnages, nous nous interrogerons sur la possibilité d'utiliser le terme de « dialogue » pour qualifier la communication entre les instances émettrices et réceptrices de l'oeuvre romanesque et de l’employer aussi dans l'optique du dialogisme bakhtinien qui renvoie aux concepts de « polyphonie » et d’« intertextualité ». Le deuxième niveau hiérarchiquement supérieur aux dialogues de personnages sera ainsi constitué par le dialogue qui s’instaure entre les instances de communication du texte littéraire (auteur/lecteur réels, auteur/lecteur virtuels et narrateur/narrataire)3 ainsi que par le dialogue entre le texte et les autres textes. L’étude du dialogue romanesque prend ainsi toute sa dimension dialogique et dépasse le strict aspect dialogal.

La première partie de ce travail envisagera donc le niveau supérieur de communication dans le lien qu’il entretient avec le dialogue de personnages puisque que, comme le signale Berthelot (2001 : 4), le dialogue romanesque est « d’abord adressé au lecteur » et que ce « dialogue existe non seulement comme échange entre deux ou plusieurs protagonistes, fictifs ou non, mais comme fragment d’un acte de langage plus vaste, qui est le roman lui-même ». Certaines spécificités durassiennes apparaîtront déjà à ce stade.

Deux grandes questions apparaissent alors en filigrane. L’une concerne l’a priori méthodologique : le fait d’appliquer une méthode interactionnelle aux dialogues fictionnels présuppose-t-il un rapport mimétique entre le dialogue romanesque et la conversation ? L’autre porte sur le choix du corpus et de la romancière.

L’idée d’un dialogue littéraire qui serait en rapport mimétique avec les conversations réelles a été réfutée depuis longtemps. Il n’en reste pas moins que l’étude des interactions verbales authentiques permet de développer une méthode qui rénove totalement l’approche du dialogue littéraire jusqu’ici parent pauvre des études narratologiques et confiné dans l’approche thématique ou au mieux fonctionnelle. Comment dès lors justifier épistémologiquement un tel transfert ? Il semblerait, comme l’a démontré Pavel (1988), que l’univers fictionnel puisse fonctionner comme un des mondes possibles et qu’en empruntant aux mathématiques un mode de représentation métaphorique, l’on puisse envisager les conversations fictionnelles comme un ensemble qui fonctionnerait selon ses règles propres, mais aussi dans un rapport codifié avec l’ensemble des conversations réelles. Chaque élément de l’ensemble A (dialogue littéraire) serait en liaison non univoque avec un élément de l’ensemble B (conversation réelle). Il s’agira dès lors de déterminer les lois qui régissent l’ensemble A, autrement dit de définir la codification littéraire, mais aussi d’étudier les relations existant entre A et B. À titre d’exemple, un silence dans l’interaction réelle peut être transcrit dans le code littéraire par des points de suspension, par le terme « silence » ou par des expressions comme « après un moment » etc. ; le polylogue qui, dans les conversations réelles, peut apparaître en échanges simultanés (créant parfois une véritable cacophonie) devra obligatoirement être géré par le dialogue romanesque en linéarité. Dès lors, le travail réalisé sur les conversations réelles permet par voie de comparaison de faire ressortir la spécificité du code romanesque et de tenter de définir les moyens dont dispose le romancier pour produire dans ses dialogues l’« effet de réel » à l’origine de la confusion mimétique. Comme un parallélisme constant sera fait avec les conversations de la vie quotidienne, chaque fois qu’il s'agira d'interactions authentiques, nous le préciserons par l'emploi des adjectifs « réel » ou « authentique » associés au terme dialogue, interaction ou conversation.

La deuxième question concerne la justification du choix de l’auteur et du corpus. Pourquoi étudier le dialogue romanesque chez Duras ? Tout d’abord, parce que si plusieurs études, comme celle de Durrer ou comme les travaux de Gothot-Mersch et de Mathet sur Flaubert, ont déjà fait apparaître certaines spécificités de ce type de dialogue au XIXe siècle, à notre connaissance et dans la perspective que nous avons définie, aucune étude n’a été réalisée sur les dialogues romanesques au XXe siècle. Ensuite, parce que Duras offre plus d’un intérêt. Elle appartient à cette série de poètes et d’écrivains dont parle Fonagy (1983 : 16) qui ‘« [ayant] pour métier d’aller au-delà de la communication des contenus conscients, ont toujours porté un intérêt particulier à la "façon de parler " des personnes et des personnages’ ». D’autre part, la romancière est passée d’une écriture de type traditionnel à une écriture influencée par les Nouveaux Romanciers. Elle représente donc un condensé d’histoire littéraire et permet ainsi d’observer l’évolution du code littéraire concernant le dialogue. Enfin, elle a réécrit ses propres oeuvres en réalisant, selon l’expression de Genette (1982 : 395-405), des transmodalisations passant de l’écriture romanesque à l’écriture théâtrale ou cinématographique, de l’écriture cinématographique à l’écriture romanesque ou de l’écriture théâtrale à l’écriture romanesque. Ces transformations permettent par le recours à la comparaison de faire apparaître certaines spécificités de la codification romanesque des dialogues par opposition aux codifications théâtrales ou cinématographiques. En outre, Duras s’est très souvent exprimée sur son oeuvre tant à la radio et à la télévision que par la voie d’interviews réalisées par des journalistes de la presse écrite. Plusieurs de ces entretiens (Les parleuses, Les lieux de M. Duras, Marguerite Duras à Montréal, Dits à la télévision) sont publiés et constituent ainsi une étape intermédiaire intéressante dans une perspective contrastive entre l’interaction authentique et ses transcriptions et le dialogue littéraire. Duras y commente abondamment ses pratiques d’écriture, comme dans ses écrits théoriques. Comme l’a observé Gelas (1988 : 326), Duras, ainsi que Proust, se révèle être une fine analyste des conversations et le travail d’écrivain qu’elle réalise en « stylistisant » ses observations des conversations authentiques s’avère être une mine de renseignements concernant le fonctionnement des interactions réelles. On pourrait presque aller jusqu’à généraliser à l’ensemble de l’oeuvre l’observation qu’Ammour (2001b : 42) a faite pour Le square où il signale que le roman-pièce de théâtre « n’est, en fait, qu’un tissu, presque un patchwork, de [...] conversations courantes ».

Notre étude du dialogue romanesque chez Duras se subdivisera en trois grandes parties, pas toujours strictement étanches tant le niveau hiérarchiquement supérieur influe sur la communication entre personnages. La première partie, intitulée macrocommunication, étudiera le dialogue romanesque dans son acception très élargie d’un dialogue entre les partenaires textuels et extra-textuels de la communication littéraire et d’un dialogue du texte romanesque avec les autres textes. La deuxième partie visera à examiner le rapport existant entre le fonctionnement des conversations réelles et du dialogue littéraire conçu cette fois essentiellement comme paroles de personnage. La troisième et dernière partie visera à l’élaboration d’une typologie pragmatico-narrative des dialogues de personnages. Il s’agira de reprendre la typologie des interactionnistes élaborée en fonction du nombre des interactants et de l’articuler à la notion de scène romanesque. Ce que Durrer (1999 : 122) avait suggéré en ces termes :

‘[...] le dialogue romanesque fait partie d’une unité englobante, la scène. Celle-ci présente une certaine conventionnalité, que ce soit en référence à la réalité quotidienne ou à l’intertexte littéraire. Une prolongation souhaitable consisterait à répertorier les différentes scènes que le roman affectionne. On songe immédiatement au champ encore peu couru de la scène de reconnaissance, la scène de confidence, la scène de l’aveu, la scène de déclaration, mais aussi la scène de la trahison, la scène du dépit amoureux, la scène de jalousie, la scène de rupture ou la scène de départ, pour ne prendre que quelques exemples.’

Nous avons utilisé comme base d’analyse l’ensemble des romans durassiens, à savoir dans l’ordre chronologique : Les impudents, La vie tranquille, Un barrage contre le pacifique (Barrage), Le marin de Gibraltar (Le marin), Les petits chevaux de Tarquinia (Les chevaux), Le square, Moderato cantabile (Moderato), Dix heures et demie du soir en été (Dix heures), L’après-midi de M. Andesmas (L’après-midi), Le ravissement de Lol V. Stein (Le ravissement), Le vice-consul (Le consul), L’amante anglaise (L’amante), Détruire dit-elle (Détruire), Abahn Sabana David (Abahn), L’amour, L’amant, Les yeux bleus cheveux noirs (Les yeux), Émily L. (Émily), La pluie d’été (La pluie), L’amant de la Chine du Nord (La Chine). Les termes figurant entre parenthèses représentent l’appellation sous laquelle les différents romans figureront dans ce travail4. Nous avons écarté de l’étude systématique les textes narratifs s’apparentant aux nouvelles comme Des journées entières dans les arbres (Journées) ou aux récits comme L’homme assis dans le couloir, L’homme atlantique, La maladie de la mort, La pute de la côte normande ou La douleur et nous avons accordé une attention particulière à ce que l’on pourrait appeler les romans de la deuxième et troisième périodes durassiennes. La critique durassienne a pour habitude de découper l’oeuvre romanesque en périodes correspondant à des types d’écritures différentes. Une première période regroupe des romans à l’écriture traditionnelle. Elle se clôt pour certains avec Moderato, pour d’autres avec Les chevaux. Nous choisirons la deuxième solution parce que c’est bien à partir des Chevaux que commence l’importance quantitative des dialogues au sein de l’oeuvre durassienne. La deuxième période se termine en 1971 avec L’amour. Cette clôture correspond à une coupure opérée par la romancière elle-même qui décide d’abandonner l’écriture romanesque pour se consacrer à l’écriture cinématographique. La troisième période débute avec le retour spectaculaire de l’écrivain au roman, par la publication de son autobiographie L’amant en 1984 qui la consacre auprès du grand public.

Pour l’aspect contrastif qui sous-tend le travail, nous avons principalement pris comme référence les films suivants : Les enfants, Moderato Cantabile de Peter Brook et L’amant d’Annaud. Ces trois films correspondent tous à un roman de Duras et chacun d’eux constitue un modèle particulier du rapport roman-cinéma. Les enfants a été réalisé par Duras avant l’écriture du roman correspondant, La pluie d’été ; Moderato et L’amant sont postérieurs aux romans du même nom. Si ces deux derniers films n’ont pas été réalisés par Duras, c’est elle néanmoins qui s’est occupée de l’écriture des dialogues pour le film de Peter Brook mais elle a renié totalement l’adaptation cinématographique faite par Annaud au point de donner, sous le titre de L’amant de la Chine du Nord, une version écrite de sa vision cinématographique du roman. Nous espérons ainsi faire apparaître par voie de contraste certaines différences entre dialogue romanesque et dialogue cinématographique. Pour les pièces de théâtre, nous nous limiterons, pour l’essentiel, au Square et aux versions théâtrales de L’amante anglaise sans exclure des pièces comme Agatha, Yes, peut-être ou Le shaga quand elles confirment ou infirment nos observations sur le dialogue romanesque.

Nous avons également utilisé les parodies de Rambaud qui, par l’effet grossissant qu’elles produisent, s’avèrent un précieux instrument pour l’analyse des procédés durassiens. Nous aurons recours à d’autres romanciers aussi soit parce que, à l’instar de Balzac ou de Gide, ils permettent de montrer la différence entre une écriture traditionnelle et celle de Duras, soit parce que, comme Sterne ou Dard, ils permettent par leur aspect parodique de mettre en lumière certains procédés qui restent voilés chez Duras. Flaubert et Sarraute également, dans leurs considérations théoriques sur l’utilisation du dialogue dans le roman ; d’autres enfin, comme Proust et Rolin, parce qu’ils présentent certaines similitudes avec l’écriture durassienne. En outre, cette référence à d’autres romanciers ouvrira la voie à une généralisation possible des observations faites à d’autres formes de dialogues littéraires.

D’aucuns pourraient nous reprocher un certain éclectisme dans l’approche, mais il est inhérent à ce type d’analyse. Kerbrat-Orecchioni (1990 : 7), pour l’étude des dialogues authentiques, en justifie déjà la nécessité et trouve les sources de sa méthode notamment dans le travail des psychologues, des sociologues et des anthropologues. Elle cite de Salins (1988 : 10-11) qui, dans les préliminaires à son ouvrage intitulé Une approche ethnographique de la communication, formule en des termes que nous reprendrons volontiers à notre propre compte l’essentiel de ses a priori méthodologiques :

‘Tout clairement, j’avoue me sentir plus franchement à l’aise dans une démarche qui va du terrain d’observation à des données théoriques variées que je m’autorise à choisir librement selon l’objet et les résultats de mes investigations. Je n’adopte donc pas systématiquement un type de grille ni une méthode pré-établie par l’une ou l’autre des disciplines qui peuvent enrichir ma réflexion. Il ne me semble pas judicieux de contraindre, bon gré mal gré, mon corpus d’observation à une grille précise - ce qui peut paraître fort peu scientifique, mais à quoi bon s’évertuer, par respect ou par foi en une scientificité, à martyriser un corpus pour le forcer à satisfaire aux lois d’une théorie choisie parmi d’autres ? [...] À rester trop contraint par la théorie, le chercheur ne risque-t-il pas de devenir sourd aux données réellement informatives de son corpus ? Je refuse donc le dogmatisme et me laisse porter par le flux et le reflux de mes observations, [...]. Il n’en demeure pas moins que je suis définitivement reconnaissante et redevable à tous les théoriciens de la communication dont les écrits ont éclairé ma lanterne.’

Appliquer ce type d’approche aux textes littéraires accroît encore le nombre des domaines impliqués. Mais éclectisme ne veut pas dire absence absolue de méthode et de la même manière que de Salins se déclare redevable aux théoriciens de la communication, nous le sommes par rapport aux interactionnistes, aux narratologues et aux critiques durassiens.

D’autres pourraient nous reprocher l’ampleur du travail ainsi que certaines répétitions dans les exemples utilisés. D’une part, nous avons choisi de privilégier une certaine autonomie des parties et des chapitres sans pour autant que ceux-ci soient totalement indépendants et d’autre part, il nous semble que l’intérêt de cette étude résidant surtout dans le fait de montrer ce qu’une démarche de pragmatique narrative peut apporter comme éclairage nouveau à l’analyse des données textuelles et de voir ce que les données du texte durassien apportent à une pragmatique du texte, voire à la pragmatique, l’intérêt se situe autant, sinon plus dans la méthodologie analytique que dans les résultats obtenus. La conséquence de la démarche adoptée est de contraindre à fournir pour chaque analyse au lecteur, le/les exemple(s)-support - même s’ils ont déjà fait l’objet d’une utilisation antérieure - afin de lui permettre d’en vérifier la pertinence dans la plus grande lisibilité possible. Il va sans dire alors que les exemples ne servent pas uniquement d’illustration aux propos tenus mais font souvent partie intégrante du texte.

Enfin, et ce malgré l’ampleur du travail, nous avons été contrainte d’opérer certains choix dans les notions traitées. À titre indicatif, outre le problème du discours rapporté, nous avons choisi de ne pas traiter sous forme de chapitres autonomes ni le vaste problème de l’implicite qui se retrouvera néanmoins abordé au niveau du chapitre consacré à la gestion de l’information dans la première partie, ni les actes de langage qui seront examinés en liaison avec les chapitres consacrés à la politesse et à l’émotion dans la deuxième partie. Une impasse plus grande sera faite également sur le vaste problème de la cohérence textuelle. Cette dernière n’apparaîtra que dans la troisième partie pour justifier ce que nous avons appelé « l’effet monologue » et en liaison avec les trilogues et polylogues. Toutes ces notions ne sont certes pas dénuées d’intérêt pour l’étude des dialogues durassiens, mais il nous a semblé qu’elles avaient déjà été appliquées dans le cadre de l’analyse des discours littéraires. Aussi nous sommes-nous contentée de tenter de dégager ce qu’elles pouvaient avoir de spécifique dans les romans durassiens et avons-nous privilégié l’étude approfondie de notions comme les normes, la stéréotypie, la gestion de l’information, la communication non verbale, la politesse et les émotions, qui, peu traitées dans le cadre littéraire et encore moins dans le cadre durassien, se révèlent pourtant aptes, chez Duras, à rendre compte en profondeur de l’organisation de la parole, de l’évolution de la romancière et de sa spécificité au sein du champ littéraire.

Notes
1.

Alazet, Blot-Labarrère & Harvey (2000), in « Société Marguerite Duras », Bulletin 6.

2.

Paroles médiatisées par la conscience du narrateur qui part à la recherche de l'être de Lol.

3.

Nous ne partageons donc pas le point de vue de Mathet (1988 : 1-2) qui voit derrière l’utilisation de l’adjectif « romanesque » une restriction de son champ d’investigation aux « échanges fictifs de répliques entre les personnages des romans ».

4.

De façon générale, dans les extraits, nous avons supprimé la détermination dans les titres.