PREMIÈRE PARTIE : LA MACROCOMMUNICATION

Introduction

‘Quand, entre 1958 et 1962, j'écrivais Opera aperta [...] je voulais comprendre comment une oeuvre d'art pouvait d'un côté postuler une libre intervention interprétative de la part de ses destinataires et de l'autre présenter des caractéristiques structurales descriptives qui stimulaient et réglaient l'ordre de ses interprétations possibles. Comme je l'ai appris plus tard, je faisais de la pragmatique du texte sans le savoir, du moins ce que l'on appelle aujourd'hui la pragmatique du texte ou esthétique de la réception. J'abordais l'aspect de l'activité coopérative qui amène le destinataire à tirer du texte ce que le texte ne dit pas mais qu'il présuppose, promet, implique ou implicite, à remplir les espaces vides, à relier ce texte au reste de l'intertextualité d'où il naît et où il ira se fondre (Eco 1985 : 5 ; nous soulignons).’

Avant d’aborder le dialogue entre les personnages, partie centrale de cette étude, il nous a paru important dans le cadre d'une pragmatique textuelle de nous interroger, d'une part, sur l’existence d’un éventuel dialogue entre les différentes instances du dispositif énonciatif romanesque (qu'il s'agisse du pôle émetteur ou du pôle récepteur) et, d’autre part, de mettre en lumière le dialogue que le texte romanesque durassien peut entretenir avec les autres « textes »5 dans l’optique du dialogisme bakthinien, et d’analyser ainsi le fonctionnement chez Duras, non seulement de l’aspect dialogal, mais aussi de l’aspect dialogique des romans.

Ces deux aspects du dialogisme connaissent, comme le dit Maingueneau6, un développement particulier dans le cadre de la pragmatique littéraire. Or ils ont été systématiquement écartés par les deux grandes études consacrées au dialogue romanesque et par celle, plus récente, de Berthelot (2001) qui n’y consacre qu’une ligne dans l’introduction. Lane-Mercier (1989 : 18) justifie sa mise à l'écart du dialogue entre instances narratives en ces termes :

‘[...] sera laissé de côté le « dialogue » qui s'établit infailliblement entre l'auteur et son lecteur. Il s'ensuit que je me place au coeur des réseaux discursifs fictifs, ceux qui sont clôturés par les limites mêmes du texte et qui comprennent les dyades communicatives narrateur-narrataire et acteur-acteur.’

Dans ce passage, elle rejette donc clairement l'étude du dialogue entre auteur et lecteurs réels en invoquant l'argument d'extratextualité. Elle écarte également de son étude la dyade auteur-lecteur abstraits de Lintvelt (1978) :

‘[...] dans la mesure où, on le sait, le couple auteur/lecteur concrets se situe en dehors du monde textuel (« La vision du monde de l'auteur concret ne peut se déduire de son oeuvre littéraire, alors que l'idéologie des abstraites et fictives s'y renferme entièrement »), et où le couple auteur/lecteur abstraits demeure implicite tout en disposant d'une « position interprétative ou idéologique, qui ne s'exprime donc jamais explicitement, mais se dégage obliquement de la structure d'ensemble du roman », ils ne sauraient nous concerner (Lane-Mercier 1989 : 67-68 ; nous soulignons).’

L'éviction de cette dernière dyade sous le prétexte de son caractère « implicite », si elle semble pouvoir se justifier dans une perspective sémiotique, s'avérerait assez spécieuse dans le cadre d'une pragmatique littéraire, dans la mesure où l'implicite en fait partie intégrante. Quant à Durrer (1994 : 28), elle écarte toute notion de « dialogisme, de polyphonie et d’hétérogénéité constitutive de la parole » qui, selon elle, « phagocyte » la question du dialogue. Or au vu de notre corpus, il semble que ces deux grands aspects d'une forme de dialogue entre les instances narratives, d'une part, et entre les textes, de l'autre, permettent de mettre en lumière le dispositif romanesque. Le texte romanesque est non seulement en relation constante avec les autres textes, que ce soit sous forme de mentions, de citations, de parodies, de clichés ou de scripts, mais de plus, en ce qui concerne sa partie strictement dialogale, il fonctionne en vrai « trope communicationnel » (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 92), puisque les propos que s'adressent les personnages ou actants du texte sont également destinés au lecteur. Cette double adresse sera fondamentale pour mettre en lumière la gestion de l'information, le fonctionnement du dialogue entre personnages et justifier par exemple l'existence d'apartés romanesques qui, comme Lane-Mercier (1989 : 230) l'avait remarqué, « s'accrochent à un circuit énonciatif supérieur, qui va du texte au lecteur ». Baar et Liemans (1995 : 37) voient dans le fait que le dialogue romanesque soit le résultat d'un vouloir-dire émanant d'une instance supérieure aux personnages et dans le fait qu'il soit destiné au lecteur sa spécificité même et sa différence par rapport aux conversations authentiques :

‘[...] les intentions énonciatives (fictives) des personnages dialoguant entre eux dans le roman émanent d'un vouloir-dire unique qui les subsume : celui de l'auteur s'adressant (réellement) au lecteur (par l'entremise d'un narrateur). C'est l'enchâssement d'une situation fictive dans une situation de communication réelle qui fait (aussi) la différence entre le dialogue de fiction et la conversation ordinaire : si l'interprétation de celle-ci peut se résumer à l'analyse des visées discursives des participants, celle-là nécessite la prise en compte de l'usage fait par l'auteur des visées fictives qu'il assigne à ses personnages (Baar, Liemans 1995 : 37 ; nous soulignons).’

Les auteurs posent le problème de la superposition des niveaux communicationnels au sein du dialogue romanesque même si leur oscillation entre le narrateur et l'auteur, entre le réel et le fictif, traduit un certain malaise dans l'identification de l'instance narrative responsable de l'intentionnalité « subsumante ».

Une première sous-partie envisagera le problème sous l'angle théorique. Il s'agira d'envisager à la fois la possibilité de l'existence d'un dialogue entre les différentes instances responsables tant de l'émission du texte littéraire que de sa réception ainsi que les différentes conséquences qui en résulteraient, et celle d'un dialogue entre les textes dans la perspective bakhtinienne. La deuxième sous-partie se centrera sur la dyade auteur et lecteur abstraits, que nous nommerons « inscrits »7, dont le mécanisme communicationnel fait apparaître trois éléments fondateurs de leur existence et particulièrement intéressants pour la problématique durassienne : la gestion de l'information, le recours au phénomène de stéréotypie et le traitement de la norme. Ces trois éléments constitueront chacun un chapitre à part entière. Toutefois, avec ces trois chapitres - plus spécifiquement avec l’étude de la Stéréotypie et des Normes - seront déjà examinés certains aspects du dialogue des personnages car, si ces deux dernières notions constituent des marqueurs textuels des instances inscrites, elles apparaissent aussi bien dans les parties dialoguées que dans les parties narratives, et font partie intégrante de la création de types de personnages. Ces chapitres sont donc à voir comme une sorte de transition entre le dialogue des instances narratives et celui des personnages.

Dans cette partie, nous balayerons toute l'oeuvre romanesque de Duras, mais nous utiliserons aussi des exemples empruntés à différents San-Antonio et à l'oeuvre de Sterne, Tristram Shandy. Ces romans ont le mérite, par le truchement de la parodie, de mettre en évidence la plupart des mécanismes énonciatifs fondamentaux car, comme le dit Piégay-Gros (1996 : 24), « la parodie aboutit [...] à un dévoilement des procédés formels ».

Notes
5.

Le terme devra être pris au sens large, pouvant aussi bien référer à des textes littéraires qu'à des discours ou paroles courantes.

6.

« La perspective pragmatique permet d'insister sur deux autres points : l'acte de lecture et l'intertextualité » (1990 : 21).

7.

Terme emprunté à Iser (1985 : 72) qui parle du « rôle de lecteur inscrit dans la structure du texte », dans la mesure où nous nous considérons que la présence de cet auteur a toujours une marque textuelle quelconque allant du signe le plus explicite au signe le plus implicite.