1.1. Auteur « concret » et lecteur « concret ».

Dans le schéma de Lintvelt, le premier niveau est représenté par l’auteur « concret », être de chair et de sang qui s’adresse à un lecteur « concret » bien réel. Le roman peut alors être considéré comme un discours adressé, qui pourra provoquer divers types de réactions notamment les articles de presse qui viennent couronner ou non sa sortie, mais aussi les lettres ou les coups de téléphone qu'un lecteur quelconque adresse au romancier après lecture du roman. Et ainsi s'établit entre le lecteur et l’auteur une sorte de dialogue où le roman serait le message initiatif et la lettre, le message réactif. C'est de ce type d'échanges dont témoigne un roman comme Les jeunes filles de Montherlant. Duras a connu, elle aussi, ce type de dialogues avec des lecteurs réels, sa relation avec Yann Andréa dans les dernières années de sa vie en est la trace manifeste. Cette relation a eu, comme chez Montherlant, une suite littéraire. Duras en a fait un texte intitulé Yann Andréa Steiner transformant le jeune homme en héros de roman par ce simple patronyme emprunté à son univers romanesque. Yann Andréa, quant à lui, a publié à ce jour trois textes sur cette relation : du plus récent Ainsi où le rapport avec la romancière se dilue dans une sorte de flou à M. D. où se trouve décrit l'alcoolisme suicidaire de Duras en passant par Cet amour-là dont certaines parties empruntent la forme d'un dialogue post mortem avec la marque énonciative d'un « vous ». Un passage de ce dernier roman témoigne clairement de cette volonté d’inscrire le récit dans un processus de communication avec la romancière morte :

‘Et cependant comment le croire, comment croire que c'est possible, que vous n'êtes plus là à me regarder, ce n'est pas possible puisque c'est moi qui vous écris désormais, à vous, donc rien ne change, donc vous êtes là, avec moi dans la même séparation (Cet amour-là : 64).’

Un autre passage permet à Yann Andréa de légitimer son écriture, qu’il présente comme réalisation des dernières volontés de la romancière, évitant du même coup le reproche d’indiscrétion qui aurait pu lui être fait de dévoiler publiquement post mortem des rapports qui relevaient du domaine strictement privé :

‘Et vous dites : vous n'avez que ça à faire, écrire, n'importe quoi, allez-y, vous avez un sujet merveilleux, un sujet en or, c'est moi qui vous le dis, allez ne faites plus le malin, écrivez, ce n'est pas la peine de vous tuer, ne faites pas l'imbécile.
C'est quoi le sujet.
Et alors apparaît le sourire. Votre visage devient celui d'un enfant [...], vous dites : le sujet c'est moi.
Alors voilà. J'obéis. Une fois de plus. Je vous écris. Et j'écris selon vous. Ce n'est pas tout, je suis là, je ne suis pas mort, je ne vous ai pas suivie là où vous êtes, je pense cependant à vous tous les jours et je fais ce que vous avez ordonné : j'écris (Cet amour-là : 66-67 ; nous soulignons).’

Les conversations passées y sont reproduites sans garantie aucune sur la littéralité des propos, mais leur fonction justificative concernant l’acte d’écriture est bien réelle.

Nous constatons d'ores et déjà que le dialogue auteur-lecteur réels a comme propriété essentielle de se métamorphoser. Il se poursuit alors soit sous forme épistolaire, soit sous forme d'un dialogue réel et échappe au cadre strict de notre étude puisqu'il sort du dialogue littéraire et qu'il relève essentiellement de l’échange privé, même si, chez Duras, une partie du dialogue avec Yann Andréa fut rendue publique par lui-même d'abord et par certains amis de Duras, notamment Michèle Manceaux dont le livre L'amie paru en 1997 rend compte dans le chapitre intitulé L'amour de la lecture de certains de ces dialogues. Il pourrait aussi se poursuivre sous la forme plus littéraire d'un écrit qui répond à un autre dans une espèce de dialogue littéraire à la manière de ce qu’ont fait récemment Sollers et Rolin, mais cette situation ne concerne en rien Duras.

L'autre grand type de dialogue entre auteur et lecteur(s) réels est celui de la rencontre organisée entre l’auteur et ses lecteurs. Elle relève du domaine public et peut revêtir différentes formes : celle d'une rencontre avec les vrais lecteurs à l'occasion de foires du livre ou comme cela fut le cas pour Duras, celle d'une rencontre avec les étudiants de l'Université de Montréal ou bien celle d'une rencontre avec un journaliste-lecteur représentant les interrogations que peuvent se poser tous les lecteurs potentiels. Genette (1987 : 316) nomme ce dialogue « l'épitexte » et le qualifie de « public ». Pour Duras, une grande partie de cet épitexte est à la disposition du public et de la critique dans la mesure où les documents qui le constituent furent soit publiés, soit enregistrés sous forme de cassette vidéo ou de CD-Rom. Les entretiens avec Xavière Gauthier parurent sous le titre des Parleuses, ceux avec Michèle Porte sous le titre des Lieux de Marguerite Duras, ceux avec Pierre Dumayet sous le titre de Dits à la télévision et ceux avec les étudiants et journalistes canadiens furent édités sous le titre de Duras à Montréal. C'est une cassette vidéo qui témoigne de l'entretien Duras-Pivot dans le cadre de l'émission Apostrophes réalisée après la sortie de L'amant. Quant à J. M. Turine, il a réuni sous la forme de quatre CD-Rom. une grande partie des entretiens radiophoniques de la romancière. Ce niveau est bien évidemment extratextuel, Genette (1987 : 316) le situait « anywhere out of the book ». Dès lors, même s’il peut revêtir un intérêt certain pour une meilleure connaissance des oeuvres, objets souvent de différents entretiens, ainsi que de l’auteur et même si Genette (1987 : 316) non sans raison le considère comme une espèce de préface à l'oeuvre, il ne constitue pas l’objet strict de notre étude et ne sera donc abordé que très sommairement, dans un choix restreint de documents.