1.2. Auteur « abstrait » et lecteur « abstrait ».

Le deuxième niveau de dialogue au sens large s’établit entre l’auteur « abstrait » et le lecteur « abstrait » et il relève, selon Lintvelt toujours, de l’« oeuvre littéraire ».

- Le pôle émetteur.

Booth (1977 : 92) qualifie ce pôle « d’auteur implicite » et lui attribue les caractéristiques suivantes :

‘Même un roman dans lequel aucun narrateur n’est représenté suggère l’image implicite d’un auteur caché dans les coulisses, en qualité de metteur en scène, de montreur de marionnettes [...]. Cet auteur implicite est toujours différent de « l’homme réel » - quoi que l’on imagine de lui - et il crée, en même temps que son oeuvre une version supérieure de lui-même. [...]
Dans la mesure où un roman ne se réfère pas franchement à cet auteur-là, on ne notera aucune différence entre lui et le narrateur implicite, non représenté [...] (Booth 1977 : 92-93 ; nous soulignons).’

Si Booth a explicité clairement la différence qui existe entre cet « auteur implicite » et l’auteur réel, les problèmes posés par ce passage pour la délimitation des niveaux intratextuels restent nombreux.

D’abord l’appellation même d’« auteur implicite » est ambiguë. Genette8 (1983 : 95) la mentionnait comme une erreur de traduction de l’expression « implied author ». Mais l’anglais possédant deux termes - là où le français n’en possède qu’un - permet de faire la différence entre implied et implicit, autrement dit entre, respectivement, l’implicite lié au mécanisme linguistique du sous-entendu (sens spécifique) et l’implicite relevant du non-dit (sens commun). Dans le cas de l’auteur, il s’agit à notre sens d’un implied author, autrement dit encore d’un auteur généralement à dégager du texte par un système d’inférences. Aussi avons-nous préféré pour éviter toute ambiguïté l’appeler « inscrit ». Cette appellation est apte à rendre compte du fait que le système d’inférences permettant de le dégager est programmé par le texte et n’empêche pas, à la différence d’un terme comme « abstrait », l’insertion de cette instance dans un circuit de communication.

Ensuite, la présentation de Booth se centre autour de deux axes théoriques : le premier réside dans la fonction de « metteur en scène » ou de « montreur de marionnettes » qu'il lui assigne, le deuxième consiste dans l’affirmation d’une indistinction entre auteur et narrateur implicites. Nous ne pensons pas que le narrateur, dit implicite9, puisse se confondre avec l’auteur implicite dans la mesure où leurs rôles romanesques sont totalement différents : le narrateur est responsable de la partie strictement narrative du roman, l’auteur implicite est responsable de tout le roman, dans la mesure où c’est lui, notamment, qui s’occupe de la répartition des informations entre la partie narrative et la partie dialogale. Dès lors l’auteur implicite jouerait le rôle d’organisateur du récit ou dans les termes de Booth de « montreur de marionnettes ». Cette position nous semble plus conforme à la description du fonctionnement profond du récit que celle qui fut adoptée par les narratologues. Reuter (1991 : 62), par exemple, attribue cette « fonction de régie » qu’il appelle fonction de « contrôle » au narrateur10. Mais attribuer au narrateur une délégation de paroles aux personnages consisterait à lui attribuer une conscience, à le poser comme sujet ce qui revient à dire que derrière le discours narratif se cache alors l’auteur. Il nous semble donc plus judicieux de voir dans cette « fonction de régie », le signe de la présence littéraire de l’auteur. Le discours du narrateur lorsqu'il dévoile les stratégies relevant de la régie s'apparente souvent à une forme de métatexte qui explicite les tâches réalisées en fait par l'auteur inscrit et qui témoigne aussi de sa présence.

Genette (1983 : 93-104) va plus loin encore, pour répondre à Rimmon qui lui avait reproché de ne pas distinguer entre auteur réel, auteur impliqué et narrateur extradiégétique parce que, disait-il, l'auteur impliqué est « une construction mentale fondée sur l'ensemble du texte » alors que le narrateur extradiégétique est « une voix dans le texte ». Genette (1983 : 96) récuse totalement l'existence de ce niveau intermédiaire comme instance narrative arguant du fait qu'« un récit de fiction est fictivement produit par son narrateur, et effectivement par son auteur (réel) ; entre eux, personne ne travaille, et toute espèce de performance textuelle ne peut être attribuée qu'à l'un ou à l'autre, selon le plan adopté ». Il reprend les deux arguments venant l'un de la projection inconsciente de l'écrivain, l'autre de la divergence idéologique entre l'oeuvre et l'auteur - dont Balzac constituait pour la critique marxiste l'exemple prototypique - et finit par accepter l'idée qu'un auteur impliqué puisse exister non comme instance narrative mais comme « idée » que le texte donne de l'auteur. N'oublions pas toutefois que Genette a travaillé essentiellement sur l'oeuvre de Proust et qu'un récit à la première personne rend souvent inutile la division en trois strates. Écrire à la première personne consiste généralement pour un auteur à projeter une conscience sur papier. Si l'on prend À la recherche du temps perdu, le « je » narratif du petit Marcel entretient un tel lien avec l'auteur qu'il est tout à la fois l'auteur inscrit et le narrateur. Dans notre corpus, un cas similaire se produit pour L'amant où le parti pris autobiographique identifie narrateur et auteur inscrit. Dans le roman autobiographique, le pacte formulé par Lejeune (1996 : 29-30) peut en fait revêtir deux formes soit selon sa formule, l'auteur = le narrateur = le personnage, mais le plus souvent l'adéquation entre les trois pôles se fait comme suit : auteur inscrit = narrateur = personnage. Lejeune évoque lui-même le problème :

‘Par opposition à toutes les formes de fiction, la biographie et l'autobiographie sont des textes référentiels : [...] ils prétendent apporter une information sur une « réalité » extérieure au texte, et donc se soumettre à une épreuve de vérification. [...] Tous les textes référentiels comportent donc ce que j'appellerai un « pacte référentiel », implicite ou explicite, dans lequel sont inclus une définition du champ du réel visé et un énoncé des modalités et du degré de ressemblance auxquels le texte prétend.
Le pacte référentiel, dans le cas de l'autobiographie, est en général coextensif au pacte autobiographique, difficile à dissocier, [...] (Lejeune 1996 : 36-37).’

Les interviews des journalistes vont d'ailleurs très souvent porter sur la conformité entre le moi inscrit et le romancier, autrement dit sur « le pacte référentiel » comme extension du pacte autobiographique. Nous le verrons, à propos de L'amant, dans Apostrophes où Pivot pose à plusieurs reprises la question de la vérité et demande à Duras-Personne si ce qu'elle raconte lui est réellement arrivé. La même question peut se poser pour Proust ou pour le récent roman d'Amélie Nothomb qui raconte dans La métaphysique des tubes ses souvenirs d’enfance. Néanmoins, tout récit à la première personne n'engendre pas systématiquement une confusion entre l'auteur inscrit et le narrateur. Ainsi, dans L'étranger de Camus, le « je » de Meursault, tout à la fois narrateur et personnage, nécessite de postuler l'existence d'un auteur inscrit qui serait le responsable de la condamnation de Meursault dans son attitude d'indifférence totale née d'un sentiment d'absurde. L'auto-récit exacerbe donc le problème de l'auteur inscrit soit, comme c'est le cas dans les autobiographies en l’identifiant au narrateur, soit en rendant sa présence indispensable pour pouvoir justifier, par exemple, la condamnation du héros.

Notes
8.

Tout en signalant que Booth lui-même utilisait une ou deux fois le terme d’« implicit author ».

9.

Pour peu qu’il puisse exister un narrateur totalement implicite. La simple présence d’une partie narrative est déjà la trace bien réelle de son existence.

10.

Reuter dit qu’« il organise le discours dans lequel il insère les paroles des personnages ».