2. La communication narrative.

Les auteurs et lecteurs « inscrits » sont les instances qui ont une présence textuelle attestée soit de manière indirecte (leur présence est alors sur le mode de l’implicite), soit de manière directe (leur présence revêt alors une forme explicite). Par voie de conséquence, nous verrions le schéma communicationnel d'un texte romanesque sur base de celui de Lintvelt comme suit :

Au niveau 1 de la communication narrative existe un auteur réel. Il écrit un roman qui aboutira dans les mains d'un lecteur réel. Cet auteur réel a une intentionnalité, il écrit pour l'Autre (lecteur virtuel) avec des visées centrées, et sur lui-même (le sujet de mes livres, c'est moi) mais avec une envie de s'objectiver17, et sur l'autre (le distraire, le convaincre d'une théorie, l'émouvoir...). Mais cet auteur réel se subdivise déjà au minimum en trois « moi » : d'abord, un moi privé correspondant à la personne, ensuite un moi écrivant qui relève de la projection que l'écrivain se fait de lui-même - elle est extratextuelle et serait, si nous avions retenu la terminologie, une instance abstraite mais située du côté de l'auteur - et enfin, ce qui semble spécifique au XXe siècle, un moi médiatique, autre instance abstraite, que l'écrivain arrive tant bien que mal à accorder avec l'auteur inscrit.

Ce « moi écrivant » est alors projeté dans l'oeuvre. C'est ici que se situe le niveau 2 de Lintvelt : il est alors un auteur inscrit, intratextuel cette fois, qui est une conscience littéraire et qui opère certains choix diégétiques dont la distribution de la parole entre le narrateur et les personnages. Cette instance qui reste généralement dans l'implicite du texte peut être reconstruite par le lecteur sous la forme d'un « auteur modèle ou modélisé » et peut diverger de l'entité abstraite que représente l'auteur abstrait extratextuel. À cet auteur inscrit correspond également un lecteur inscrit. Ce lecteur inscrit peut l'être par le texte romanesque. Il sera alors intratextuel et sera programmé par le texte. Mais ce lecteur peut également être impliqué par le discours médiatique de l'écrivain ou encore par la visée de l'édition. Dans ce cas, nous préférerions parler de lecteur potentiel ou virtuel. Il est à noter que ces deux entités abstraites et normalement implicites peuvent dans certains cas recevoir une existence textuelle explicite. Il suffit de regarder les passages de San-Antonio où le commissaire San-Antonio, narrateur homodiégétique, converse avec Frédéric Dard, l'auteur des romans, pour constater que le pôle narrateur et l'auteur fictif ont bien une existence distincte. Si, pour le pôle émetteur, la différence se fait bien entre l'écrivain réel, l'écrivain abstrait médiatique, l'écrivain abstrait inscrit et le narrateur il n'en va pas de même pour le pôle récepteur où le lecteur inscrit se dégage beaucoup plus difficilement du narrataire. Nous aurions tendance pour notre part à réserver l'appellation de « narrataire » au narrataire intradiégétique de Genette.

Au niveau 3 de la communication narrative, apparaissent alors le narrateur proprement dit et le narrataire. Le narrateur voit donc son rôle se réduire puisque pour nous, il n'est plus que l'instance textuelle chargée par l'auteur inscrit de raconter, de commenter ou de décrire l'action des personnages mais qui n'est ni le responsable de la fonction de régie ni de transmission de l'idéologie du texte. Il est tout au plus une des voix de son expression.

Cette manière d'envisager le dispositif énonciatif romanesque permettrait ainsi de classer toutes les instances énonciatives de n'importe quel roman, de réunir plusieurs types d'approches critiques qui n'ont aucune raison d'être antinomiques ; elle évite surtout l'attribution d'une conscience quelconque à un être de papier. Mais il va sans dire que ces instances ne sont, comme le dit Dufays (1994 : 24), que des postulats de la critique qui ont le mérite de pouvoir réinsérer tout élément textuel dans un circuit communicatif. Beaucoup de théoriciens se sont vus contraints de postuler l'existence des instances du niveau 2, mais comme chacun l'a fait en fonction de son objet d'étude et de son champ d'interrogation (rythme, clichés, réception des textes, sémiotique) une inflation terminologique s'est produite où des termes voisins apparaissent, chacun connoté des traits de leur champ d'émergence. Au sein de toute cette terminologie existante, nous avons donc retenu les termes d'« auteur et de lecteur inscrits » qui constitueraient, en fait, les sous-catégories utiles pour notre objet d'étude des auteurs et lecteurs « abstraits » mentionnés par Lintvelt.

Après avoir tenté de faire le point sur les instances narratives, nous devons maintenant examiner la possibilité d'un dialogue entre ces instances, et nous demander quelles seraient alors les instances en présence.

Notes
17.

Maingueneau (1993 : 166) cite à ce propos Bourdieu qui dans Les règles de l’art dit : « Là où on a coutume de voir une de ces projections complaisantes et naïves du genre autobiographique, il faut voir en réalité une entreprise d’objectivation de soi, d’autoanalyse, de sociogenèse ».