Chapitre 2 : Le dialogue entre auteur et lecteur réels, ou l’« épitexte public ».

Marguerite Duras, comme tout auteur, a dialogué au cours de sa vie avec des lecteurs appartenant à sa sphère privée : Michèle Manceau, Robert Antelme, Dionys Mascolo, Yann Andréa... Certains étaient ses amis, d'autres ses amants. Ces dialogues relèvent essentiellement du domaine privé, bien que, dans le cas de Duras, ses intimes aient rapporté des bribes de ces dialogues dans des écrits qu'ils lui ont consacrés. De Laure Adler en passant par Michèle Manceaux pour finir avec Yann Andréa, tous ont écrit sur Duras, ont reproduit des éléments des conversations qu'ils ont eues avec elle. Témoignages qui permettent à ses admirateurs de se faire une image qu'ils peuvent comparer à l'auteur inscrit tiré du texte durassien. Déjà, à ce niveau, apparaît chez Duras le souci constant de faire coïncider son être réel et son être écrivant, comme en témoigne cette réflexion de Michèle Manceaux à propos de la rencontre Duras-Yann Andréa :

‘L'épouvante revenait dans la tête de l'étudiant. Il ne voulait pas renoncer à son adoration littéraire. Il voulait revenir en arrière, conserver l'image de l'écrivain. Surtout ne pas rentrer dans le réel. Mais l'écrivain l'emportait dans son propre imaginaire. Elle vivait tout le temps dans la fiction, pareillement débordée, pareillement passionnée dans la vie et dans ses livres. Il comprenait qu'elle se proposait elle-même comme une fiction. Il n'entrait pas dans le réel en l'aimant. Leur passion n'était pas réelle, elle était aussi forte que ce qu'elle écrivait, que ce qu'elle était en train d'écrire. Cette femme n'établissait aucune séparation entre ce qu'elle vivait et ce qu'elle imaginait, elle installait l'étudiant dans cet espace infini et transparent où, d'instinct, il s'était déjà placé avant de la rencontrer (Amie : 182).’

Une forme d'adéquation se produira donc entre l'auteur réel et l'auteur inscrit, rejointe par l’adéquation qui, nous le verrons, fera l’objet d’une véritable construction, celle d’un auteur vu sous le prisme médiatique.

À côté de ces dialogues, existent ceux qui trouvent leur origine dans le domaine public. Nous nous y consacrerons plus particulièrement. Ils revêtent, chez Duras, deux grandes formes. D'une part, celle de rencontres avec un public réel, comme celle qui avait suivi la projection d'un de ses films à l'Université de Montréal. D'autre part, les rencontres médiatiques avec des journalistes qu'elle sélectionne et qui lui permettent de « mettre en scène » l'image qu'elle veut donner d'elle-même : être d'écriture torturée par la création, grande oublieuse, animée d'une parole ponctuée de silences et de trous dont le débit et le rythme renvoient au rythme de ses écrits et à celui des comédiennes qu'elle sélectionne pour jouer son oeuvre. Que ce soit sous une version écrite ou audiovisuelle, Duras, au fil de ces interviews - qu'il serait parfois plus juste d'appeler entretiens - se raconte, raconte la difficulté d'écrire ou s'interroge sur l'acte même d'écrire ou de filmer, sur le rapport de l'écriture et de la réalité, sur son public (lecteur et spectateur). Mais pour nous, le contenu référentiel de ces différentes rencontres importe peu, leur degré de sincérité aussi. Nous laissons cela à ses biographes. Nous nous pencherons sur l’aspect « mise en scène ».

L'émission Apostrophes, dont l'enregistrement télévisé existe et pour lequel nous avons fait une transcription écrite plus graphique que phonique, nous servira de base pour cette étude, du fait de son caractère prototypique. Nous écartons donc les autres documents qui ne seront utilisés que pour confirmer ou infirmer les observations faites à partir d'Apostrophes, et nous laisserons donc de côté le fonctionnement purement conversationnel de l'interaction réelle (tours de parole, ratés...), dont l’analyse systématique aurait demandé un travail de transcription plus méthodique et sortant largement du cadre imparti à ce travail19.

Notes
19.

Toutefois, certains aspects de l’interview réapparaîtront dans notre troisième partie par le biais de la mise en scène qu’en fait Duras dans L’amante.