1. Le cadre conversationnel : l’interview.

Sous la direction de Charaudeau (1991), un collectif a été publié dont l'objectif était d'analyser le fonctionnement de l'émission Apostrophes présentée comme « débats culturels à la télévision ». Les constats auxquels les chercheurs sont arrivés divergent de ceux auxquels nous arriverons, notamment parce qu'il s'agit avec Duras d'une version très particulière de l'émission, celle où le journaliste est dans un rapport de face à face avec une personnalité de marque. Il va sans dire que cette structure duelle dérogatoire par rapport au rituel habituel de l'émission positionne déjà Duras au niveau des invités de marque. L'émission opposera donc un animateur-vedette à un invité-vedette. La structure même de l'émission composée selon une alternance quasiment rituelle entre séquences « duelles » et séquences « plurielles »20 (Croll, Gormati 1991 : 41) est donc modifiée en profondeur.

Sur le plan du statut communicationnel, nous sommes dans le cadre global de l'interview télévisée qui figure dans les interactions complémentaires (Vion 1992 : 132). Bien que ce dernier n'opère pas de véritable distinction entre l'interview et l'entretien, il nous semble qu'un distinguo puisse être fait entre les deux. Il est certes évident que si l’on excepte le fait qu'un entretien puisse être autre que journalistique, la limite entre l'interview et l'entretien est bien mince. Pourtant, Kerbrat-Orecchioni (1990 : 119) paraît les dissocier, tout en mentionnant que les critères pour les distinguer varient jusqu'à l'apparente contradiction. Ainsi, dit-elle, Charaudeau et de Salins définiraient l'entretien sur base d'un statut égalitaire, alors que, pour Guespin, l'entretien repose sur « l'inégalité acceptée des places illocutoires d'enquêteur et de témoin ». Genette indique que les deux termes « sont fort souvent traités comme synonymes ». Il opérera cependant une distinction fondée sur la longueur et qu'il pose en ces termes :

‘[...] j'appellerai interview un dialogue , généralement bref et assuré par un journaliste professionnel, commis d'office à l'occasion ponctuelle de la sortie d'un livre, et portant en principe exclusivement sur ce livre ; et entretien un dialogue généralement plus étendu, à échéance plus tardive, sans occasion précise ou débordant largement cette occasion, si la publication d'un livre, ou l'obtention d'un prix, ou tel autre événement, donne prétexte à une rétrospection plus vaste), et souvent assuré par un médiateur moins interchangeable, plus « personnalisé », plus spécifiquement intéressé à l'oeuvre en cause, à la limite un ami de l'auteur, [...]. Cette distinction est naturellement déjouée dans la pratique, où l'on voit bien des interviews tourner à l'entretien (mais non l'inverse) (Genette 1987 : 329 ; nous soulignons).’

Genette axe la différence sur deux points qui nous semblent fondamentaux : la longueur de l'interaction et la personnalité de l'intervieweur. Il est à noter que Charaudeau parle de statut, que Guespin parle de rôle interactionnel et que Genette, tout en évoquant le problème du statut de l'intervieweur, parle du rapport interpersonnel21. L'entretien complexifie donc encore, par le statut et par le rapport interpersonnel existant entre les interactants, l'analyse du « rapport de places qui s'instaure généralement entre l'intervieweur et l'interviewé », à propos duquel Kerbrat-Orecchioni formule, dans le contexte de l'interview, les réflexions suivantes :

‘[...] tout dépend de la nature particulière de l'interview, de la personnalité des parties en présence, ainsi que du niveau considéré - si du point de vue de la structuration de l'interaction, c'est l'intervieweur qui règne en principe en maître absolu, du point de vue du contenu des propos échangés, c'est, en principe toujours, à l'interviewé qu'il revient de fournir l'essentiel de la matière conversationnelle, l'intervieweur devant « s'effacer » devant son partenaire en l'occurrence plus « autorisé ». Mais même s'il n'est pas possible de dire qui domine, d'une manière générale, dans l'interview, il est certain que celle-ci se caractérise (à la différence de la conversation et du débat), par une dissymétrie des rôles interactionnels, l'intervieweur ayant pour mission d'extirper par ses questions certaines informations de l'interviewé, lequel a pour tâche de les fournir par ses réponses [...] (Kerbrat-Orecchioni 1990 : 119-120).’

Interview et entretien partagent entre eux un certain nombre de spécificités qui les séparent des conversations ordinaires. Tout d'abord leur temporalité est fixée d'avance, plus longue pour l'entretien, plus courte pour l'interview. Ensuite, l'interaction est finalisée et poursuit donc un but spécifique. Enfin, lorsqu'il s'agit d'entretiens journalistiques ou d'interviews, les rôles sont toujours dissymétriques et complémentaires : l'un interroge, l'autre répond. Néanmoins, c'est au niveau des places ou des positions des interactants que les choses se complexifient encore entre la simple interview et l'entretien. Même si chacun se voit attribué un rôle bien précis au sein de l'interaction, le statut particulier du journaliste qui conduit l'entretien ainsi que la relation interpersonnelle qu'il peut entretenir avec son invité rendent très difficile l'analyse des positions. Dans la simple interview, le journaliste assume tout à la fois le rôle d'un questionneur et celui d'organisateur d'interaction puisqu'il en assure la cohérence, qu'il lance les thèmes ou en assume la relance, qu'il meuble les temps morts, qu'il en indique la clôture. C'est aussi lui qui est responsable de la clarté du message pour le public dont il doit en permanence se soucier. Pourtant, il peut n'être qu'un simple faire-valoir pour l'interviewé à qui il ne peut en aucun cas voler la vedette. En fait, le schéma est en quelque sorte inverse entre le statut et le rôle. La personne la plus importante - à savoir l'auteur - a en fait le rôle interactionnel le plus passif puisqu'il lui suffit de se laisser guider et, par voie de conséquence, c'est la personne dont le statut est inférieur qui a le rôle fondamental d'organisateur de l'interaction. Cette différence entre rôle et statut est spécifique de l'interview ou de l'interaction médiatisée. Dans la plupart des interactions de la vie quotidienne, c'est la personne qui est en position haute qui régule l'interaction. Toute cette structure atteint son paroxysme lorsqu'un journaliste-vedette interroge une autre vedette et que cette lutte de titans n'est pas compensée par des relations interpersonnelles amicales. Pour en revenir à Duras, la situation des Parleuses sera toujours une situation moins tendue que celle d'Apostrophes. Indépendamment du contexte différent de diffusion (Les parleuses reproduisent l'entretien sous forme écrite alors qu'Apostrophes est un entretien télévisé) le rapport d'amitié qui existe entre Xavière Gauthier et Marguerite Duras permet à cet entretien de prendre la forme d'une simple conversation entre amies22, ce que le titre souligne d'ailleurs fortement. Or aucun lien de ce type n'existait, ni n'existera, entre Pivot et Duras et toute la difficulté viendra pour les deux vedettes de se positionner chacune dans son champ, sans se faire d’ombre. Deux possibilités théoriques s'offrent alors aux interactants : le jeu agonal ou la création d'une complicité. C'est le rapport de complicité que Duras semble privilégier. Toutefois, elle s’efforce d’acter la prédominance du champ littéraire sur le champ médiatique.

Mais l'interview et l'entretien journalistique présentent la particularité de fonctionner, comme Kerbrat-Orecchioni (1990 : 120) le signale, en trope communicationnel :

‘[...] les informations obtenues de l'interviewé sont destinées à être transmises immédiatement (ou de façon différée si l'interview est transcrite par écrit) à un tiers, témoin de la mise en scène de l'interview en même temps que son véritable destinataire (c'est ce qui nous a précédemment autorisée à parler à ce sujet de « trope communicationnel).’

Deux personnes, apparemment, dialoguent entre elles mais ce sont en fait les téléspectateurs, les auditeurs ou les lecteurs qui sont visés. Ainsi, sous l'apparence d'un « dilogue », se cache une structure triadique. Dans Apostrophes, un bafouillage de Pivot fait clairement apparaître cette structure de l'interview télévisée :

‘P. : Alors venons en à ce style de L'amant.
Alors je vais... je vais lire un passage parce que ça va donner..., que je trouve superbe, parce que il va bien vous donner aux téléspectateurs ce que c'est votre style (Apostrophes 1984 : nous soulignons).’

La rectification de Pivot à propos du « vous » est la trace manifeste du trope : le « vous » aurait pu désigner Duras. Pivot donne son référent réel et par là même montre que tout l'entretien vise un tiers collectif « les téléspectateurs ».

À la conscience des statuts respectifs et des rôles qu'ils ont à jouer, s'ajoute, chez les deux interactants, celle de s'adresser en fait à un public. L'auteur réel fera une mise en scène de son moi et deviendra un auteur médiatisé. Chez Duras, cette mise en scène passera par le port d'un uniforme dont elle parle d'ailleurs dans La Vie matérielle en ces termes :

‘J'ai un uniforme depuis maintenant quinze ans, c'est l'uniforme M. D., cet uniforme qui a donné, paraît-il, un look Duras, repris par un couturier l'année dernière : le gilet noir, une jupe droite, le pull-over à col roulé et les bottes courtes en hiver. J'ai dit : pas coquette, mais c'est faux. La recherche de l'uniforme est celle d'une conformité entre la forme et le fond, entre ce qu'on croit paraître et ce qu'on voudrait paraître, entre ce qu'on croit être et ce qu'on désire montrer de façon allusive dans les vêtements qu'on porte (Vie matérielle : 85).’

L'auteur réel devra se garder de décevoir son public et faire en sorte que son image médiatique ne soit pas en discordance avec la représentation que son lecteur pourrait s'être faite de lui à la lecture de son oeuvre. En outre, il devra séduire de nouveaux lecteurs et faire en sorte que les lecteurs virtuels se transforment en lecteurs réels. L'opération est alors commerciale. Pour le journaliste, la notion de rôle sera plus complexe encore. Croll (1991 : 72-84) regroupe les rôles en deux grandes catégories : les rôles qu'elle nomme d'« opinion » et qui réunissent la formulation d'opinions pures mais aussi d'appréciations et les rôles qu'elle appelle de « validation » et qui « correspondent donc à deux aspects de sa fonction : la gestion de l'information (son exactitude, son importance) et la gestion thématique (clore un thème lorsqu'il peut être jugé clos et enchaîner sur le suivant) ». Mais ces rôles, le journaliste peut les doser différemment. Il peut se contenter d'être un simple relais somme toute assez effacé, en privilégiant la gestion de l'information concernant un auteur posé comme personnage à connaître ou à mieux connaître. Mais il peut, au contraire, privilégier la formulation d'opinion et n'est plus simplement un animateur-vedette : il est aussi un lecteur réel du romancier qu'il interviewe et qui se doit de représenter non seulement tous les lecteurs virtuels et tous les lecteurs potentiels du romancier, mais aussi le téléspectateur habituel.

Notes
20.

Les deux auteurs entendent par ces termes le fait que dans les émissions alternent des séquences où le présentateur dialogue en particulier avec l’un des invités (dilogue) et celles où tous les invités parlent ensemble (polylogues).

21.

Pour les limites entre rôles, statut, rapport interpersonnel, voir Kerbrat-Orecchioni (1992 : 39-155).

22.

Le passage du « vous » au « tu » entre le troisième et quatrième entretien sont les signes formels de ce passage du rapport professionnel au rapport d'amitié.