2. L’intervieweur.

Pivot, journaliste-vedette de la télévision, fera, dans son entretien avec Duras, comme Croll (1991 : 78) le signale, « de l'opinion un mode de questionnement ». L'interview particulière s'inscrit à l'intérieur d'un cycle d'émissions où un rituel est fixé, où l'image de l'intervieweur est prédéfinie. Son image doit correspondre à toutes les images précédemment données. Les seules audaces qu'il se permettra par rapport aux traditions d'Apostrophes seront les formulations d'évaluations qui non seulement relèvent de la critique littéraire mais aussi de la valeur morale

Pivot joue ces divers rôles à merveille, lorsqu'il exprime une indignation face à certains propos de Duras notamment concernant la collaboration ; il se fait alors l'expression non seulement de la doxa, mais aussi d'une indignation qu'il présume communément partagée :

‘P : Euh... Vous savez qu'il y a des gens, bien des gens qui étaient choqués et certains même scandalisés par votre page 85. Hm, alors vous racontez que pendant la guerre vous avez connu et vous dites ceci : [lecture de la page concernant les Fernandez].
D : Hm... [mimique d'approbation].
P : Vous êtes consciente que vous choquez beaucoup en affirmant euh ceci.
D : C'est mon avis. [ton dur, intransigeant]. [...]
P : Oui, mais... les collaborateurs ? ! [ton indigné].
D : Bon, les collaborateurs, c'était pareil. [...]
P : Mais, Marguerite Duras, collaborateurs !!!
D : Oui. Il y avait l'ennemi sur le... sur notre sol. Et c'était par intérêt (Apostrophes 1984 ; nous soulignons).’

L'extrait est particulièrement intéressant parce qu'il montre que Pivot est un lecteur attentif, qu'il soutient les valeurs morales communément répandues et en même temps qu'il essaie de tendre une perche à Duras pour lui permettre de se justifier. Ce que Duras refuse dans une espèce d'obstination oscillant entre le cabotinage et la subversion. La technique du journaliste qui consistait à interroger en émettant des opinions, ou ici des évaluations, se heurte au mur d'un « c'est mon avis » et l'animateur se trouve dans l'obligation de surenchérir sur son propre discours dans une tentative désespérée de sauver Duras aux yeux de l'opinion publique. Kerbrat-Orecchioni (1986 : 236) démonte le même procédé pour une des interviews parue dans Duras à Montréal. Mais ces tentatives de sauvetage ne correspondent pas à l’image que Duras veut donner d’elle-même.

Pivot cherche également à démêler la part réelle et la part fictive de L'amant en particulier et de l'oeuvre en général parce que les téléspectateurs sont censés être amateurs de détails croustillants concernant la vie des personnes célèbres. Il retrouvera alors son comportement discursif traditionnel, tel qu’il a été mis en lumière par Croll (1991). Des thèmes comme la relation sexuelle avec l'amant chinois et l'alcoolisme sont abordés dans la dimension scandaleuse qu'ils peuvent revêtir. Il en vient d'ailleurs à prendre la fiction comme réalité, remettant en cause la sincérité de Duras quant à l'exposé de sa vie :

‘P : Hm, hm. Est-ce qu'elle [votre mère] avait honte de votre liaison avec le chinois ?
D : Elle ne la connaissait pas.
P : Comment ? ! Elle ne la connaissait pas, elle dînait avec vous.
D : Oui, mais elle ne connaît... savait pas ce qui se passait.
P : J'y crois pas, moi ! Je crois pas.
D : Il y avait une chose pire pour elle que les barrages, c'était... c'était cette appartenance à la race blanche. ... Elle était raciste. Nous étions racistes comme tous les coloniaux. Ça aurait été pire encore si elle avait appris que sa fille couchait avec un Chinois [articulation accentuée de chaque syllabe], pire que les barrages. C'est pas peu dire ce que je vous dis là. Ça aurait été pire.
P : Et votre ?...
D : Elle ne le savait pas, elle ne l'a jamais su.
P : Ça paraît incroyable (Apostrophes 1984 ; nous soulignons).’

Le « J'y crois pas, moi ! Je crois pas » de Pivot est très violent pour un journaliste-intervieweur. Il se place là dans un statut de censeur, de juge de la sincérité de la romancière. En fait, la formulation d'une opinion ne sert plus cette fois à lancer une question mais tombe en sanction et donc en évaluation. Il quitte en quelque sorte son rôle de faire-valoir pour mettre en évidence non seulement son être pensant, mais son être jugeant. Le procédé est à la limite de l'acceptabilité : Pivot utilise des éléments de la fiction pour récuser ce que la romancière dit sur sa propre vie. Il ne peut le faire qu'en fonction de son statut de journaliste-vedette d'une des émissions littéraires les plus regardées. C'est donc un des exemples révélateurs du conflit de statut dans la personnalité du journaliste. Toutefois, cette confusion entre l'auteur réel et l'auteur inscrit comme sujet de roman n'est pas pour déplaire à Duras qui s'amuse en permanence à confondre le réel et le fictionnel, le fictionnel et le réel, comme le signale Yann Andréa (1999 : 43-44, et surtout 49-50).