3. La « mise en scène » : gestion des faces et de l’émotion.

Chez Duras, plusieurs traits sont récurrents au travers des différentes interviews. Le premier concerne sa gestion des « faces ». Le terme de face est emprunté à Goffman (1974) qui parle de face et de territoire dans le cadre de la représentation de soi que donne l'individu lors des interactions sociales. Brown et Levinson (1987) ont repris et enrichi la théorie goffmanienne en utilisant les concepts de face positive et de face négative et Kerbrat-Orecchioni (1986 : 229) l'a reprise et développée une première fois sous le titre « lois de discours concernant l'ensemble des comportements sociaux et relevant d'une sorte de code des convenances », pour la développer en refondant le concept de « politesse positive » dans les tomes II et III des Interactions verbales 23. Duras témoigne d'une gestion très particulière de ses deux faces. D'une part, elle laisse envahir son « territoire » ou sa « face négative » par les questions auxquelles elle se complaît à répondre. Elle étale assez facilement des éléments qui font partie de la sphère privée : ses relations familiales, ses amants, son alcoolisme, ses accointances avec les collaborateurs, ses dîners, pour sauver son mari Robert Antelme, avec des représentants de la police française. Sera abordée la quasi-totalité des sujets interdits par les manuels de savoir-vivre (Lacroix 1990 : 301-302). Duras parlera de la mort (celle du petit frère, du frère aîné et de sa mère), de la maladie (son alcoolisme), de l'argent (les problèmes de sa mère, l'héritage passé au frère aîné), de la sexualité (sa relation avec l'amant, son désir pour Hélène Lagonelle), de l'apparence physique (son visage), de religion (« Dieu n'existe pas ») et de politique (les collaborateurs, le communisme et son admiration pour Mitterrand). Tous les sujets-tabous sont systématiquement abordés. Ce faisant, elle viole en quelque sorte « la loi de décence » que Kerbrat-Orecchioni (1986 : 235) formule comme telle :

‘[...] évitez les manifestations discursives trop débridées, ou susceptibles d'être jugées choquantes, par leur teneur ou leur formulation [...].’

Mais, agissant de la sorte, elle inverse, en le dominant, le processus mis en lumière à propos des interviews-portraits par Durrer (2000 : 247-261) selon qui, à partir d’une étude fondée sur la presse écrite, c'est le journaliste qui opère une véritable mise en scène de « confidence ». Or ici, nous avons affaire à une « confidence spontanée ». Pivot reprend des éléments littéraires, Duras embraye sur sa vie et Pivot juge de la vraisemblance des propos. Aussi le public assiste-t-il bien à un combat où chacun occupe, dans une co-énonciation, une position haute. Duras peut y apparaître, non comme la victime d'un journaliste indiscret, mais comme une personnalité subversive abordant, sans gêne aucune, tous les sujets tabous, peut-être par simple jeu, mais peut-être aussi parce qu'elle cherche ainsi implicitement une reconnaissance des actes subversifs qu'elle opère. Dans cette hésitation entre reconnaissance sociale et marginalité, se situe tout le paradoxe durassien d'un romancier qui écrit dans les faits pour une élite intellectuelle et dans l'intentionnalité pour un public de « bistrot »24.

D'autre part, Duras déroge, dans ses interviews comme dans sa vie privée, à ce que Kerbrat-Orecchioni (1986 : 236) nomme la « règle de modestie » et qu'elle formule comme suit :

‘« règle qui interdit que l'on se jette ostensiblement des fleurs à soi-même ».’

Elle cite d'ailleurs l'exemple emprunté à Marguerite Duras à Montréal où, lors d'une conférence de presse, M. Duras se loue elle-même et où l'intervieweur tente de lui « sauver la face » :

‘Marguerite Duras. - J'ai revu à Lisbonne récemment Son nom de Venise dans Calcutta désert, j'ai trouvé ça complètement génial. J'ai revu le Navire Night, je trouve ça très beau. Ça vous choque que je dise des choses pareilles ? Je suis très sérieuse : j'aime beaucoup ce que je fais. Pas tout : il y a des films que je n'aime pas : Véra Baxter, je ne l'aime pas.
Q. - Je me demande si vous cabotinez ou si vous êtes sérieuse ?
M. D. - Non non. Si je cabotinais, ça commencerait à se savoir dans le monde (Marguerite Duras à Montréal 1981 : 25).’

En outre, Duras persiste et refuse la tentative de son interlocuteur. Mais le cas cité par Kerbrat-Orecchioni est loin d'être isolé et les entretiens avec Pierre Dumayet témoignent de la même attitude. C'est ainsi qu'en 1992, lorsque « M. Duras répond aux questions de Pierre Dumayet après avoir visionné l'entretien de 1964 », pour reprendre les termes de l'introduction à ce deuxième entretien, elle dira :

‘Marguerite Duras : Je suis très émue. C'est la sincérité qui me frappe. Il ne faut pas le passer à la télévision.
Il faudrait le passer aussi parce que les gens vont être fous de ça, parce que dans aucun article on a dit ce que je dis. Il y a eu beaucoup de livres sur moi. On ne l'a jamais dit comme ça, avec cette conviction. [...] (Dits à la télévision 1999 : 23).’

Et toujours en 1992, quand elle se revoit parlant du Consul, elle dira :

‘Marguerite Duras : C'est un roman qui me fait beaucoup d'effet, toujours. C'est un roman politique. Un des plus grands du siècle. Et les gens ne veulent pas le comprendre, enfin, ils ne peuvent pas comprendre (Dits à la télévision 1999 : 47 ; nous soulignons).’

Qu'un écrivain ose dire de son propre roman qu'il est « un des plus grands du siècle » le classe, comme le signale Kerbrat-Orecchioni (1986 : 236), du côté des mégalomanes ou des fous, tant la règle de modestie semble inscrite dans notre culture. Mais un certain égocentrisme, souvent teinté de beaucoup d’humour, ne serait pas tout à fait à rejeter non plus, dans la mesure où Michèle Manceaux mentionne des déclarations du même ordre dans la vie privée :

‘Quand elle vient dîner chez moi, elle n'apporte rien. Elle l'a dit une fois : « Je m'apporte moi-même ». Son impudence me surprend. Certains la jugent détestable (Amie : 20).
Marguerite me répète souvent qu'elle n'est pas modeste parce que la modestie est une hypocrisie, un alibi à la faiblesse, à la paresse. Elle insiste : « Un écrivain modeste, ça n'existe pas » (Amie : 76).’

Michèle Manceaux signale très explicitement toutes les transgressions durassiennes. Cette subversion des règles de politesse, effectuée à la fois par l'auteur réel et par l'auteur médiatique, se retrouvera dans nombre de textes durassiens, comme nous le verrons par la suite.

Un deuxième trait récurrent dans toutes ces interviews est la complicité qu'elle tente d'établir avec ses intervieweurs, n'hésitant pas à les complimenter au besoin. C'est ainsi qu'à Dumayet, elle dira : « vous me suivez admirablement, comme si vous me guettiez » ; et à Pivot :

‘D : Mais je vous ai vu souvent. Vous êtes quand même très complètement charmant.
[Pivot rit]
D : C'est vrai. Que quelqu'un le dise comme ça. Je le pense, oui.
P : Mais c'est très gentil (Apostrophes 1984).’

Des phénomènes paraverbaux ou mimogestuels contribuent eux aussi à créer un rapport de proximité entre Duras et l'intervieweur. Mais cette complicité s'établit aussi en déplaçant en quelque sorte le journaliste, en opérant un renversement de statut. Nous l'avions dit précédemment, l'intervieweur a en fait un double statut dans l'interaction : celui de journaliste et celui de lecteur réel. Le statut de journaliste est le statut englobant, l'autre est voilé dans la communication médiatique. Or Duras opère une inversion totale : elle oblige le journaliste à se dévoiler comme lecteur. Ce faisant, elle déplace le rapport sur son terrain à elle, celui de la littérature et le journaliste se retrouve en position de dominé. Les extraits suivants sont très révélateurs du procédé :

‘P. D. : Comment est Anne-Marie Stretter, l'ambassadrice ? Comment est-elle ?
M. D. : [...] C'est une sorte de pleureuse.
P. D. : Elle est belle ?
M. D. : Vous la connaissez déjà.
P. D. : Je l'ai vue dans...
M. D. : Elle était dans... Lol V. Stein (Dits à la télévision : 38-39 ; nous soulignons).
D. : [...] Vous vous souvenez de ça quand il y a... un jeune homme s'est tué, il s'est jeté à l'eau [...].
D. : [...]. On mettait des feuilles de bananier dans les pneus enfin. Il n'y avait plus de phares. Enfin vous avez lu tout cela, oui.
Alors l'automobile, c'était le luxe, c'était vraiment la richesse. [...]
P. : Oui. Vous... vous parlez par exemple des seins de cette Hélène comme s'ils étaient... comme si vous les aviez vus hier.
D. : Oui, je vois le corps très bien, encore, sublime. Vous le voyez aussi ?
P. : Je le vois, ah bien sûr.
[Rires]
D : Il est inoubliable, vous verrez (Apostrophes 1984 ; nous soulignons).’

Duras transforme en quelque sorte le journaliste en simple lecteur de son oeuvre et ce qui était présupposé par les questions du journaliste est ici posé. La relation se déplace : le journaliste n'est plus qu'un lecteur de Duras. Et sous les dehors de complicité, Duras remporte le combat souterrain, refusant de s'intégrer dans l'univers médiatique où le journaliste figure en dominant et réussissant à insérer le journaliste dans l'univers de l'écriture avec le simple statut de lecteur de son oeuvre.

Duras opère encore une autre métamorphose : les héroïnes de fiction deviennent personnages réels. Le « vous la connaissez » du premier extrait ou les répliques concernant le corps d'Hélène Lagonelle posent l'existence du personnage comme une réalité partagée entre les deux interlocuteurs. Attitude quelque peu cabotine de Duras qui engendre la surprise comme le marquent les points de suspension du premier extrait, ou le rire comme dans l'entretien avec Pivot.

La dernière composante très sensible de ces interviews est la place constante faite à l'émotionnel25. Émotion de Duras elle-même quand elle évoque certains épisodes de sa vie, comme c'est le cas avec Dumayet (1999 : 47) où elle se met à pleurer lorsqu'elle évoque l'épisode de l'enfant de la mendiante, émotion perceptible dans les silences lorsque dans Apostrophes, Pivot évoque la mort du petit frère. Émotion aussi de Duras se revoyant (Dits à la télévision : 23) ou se relisant :

‘Elle se fait rire en parlant comme elle se fait pleurer en se relisant (Amie : 74),’

mais émotion aussi, qu'elle tente de provoquer chez le lecteur virtuel ou chez le téléspectateur soit en choquant par des aveux déroutants (alcoolisme, collaboration), soit en émouvant par le rythme de son discours, ponctué de silences, reproduisant des structures chiasmatiques et des structures répétitives, comme dans l'écriture de ses romans :

‘D : C'est cette séparation du corps du jeune homme qui m'a rendue à cette évidence que je l'avais aimé.
C'est la séparation d'avec le corps du jeune homme mort qui m'a rendue à cette évidence-là, je l'ai sans doute aimé (Apostrophes 1984).
D : Il y a quelque chose là d'inépuisable, effectivement oui dans l'émotion aussi, même physique, je dois dire, même physique (Apostrophes 1984).
[À propos de Fr. Mitterrand]
D : C'est une sorte de seigneur de... hum... de la personne. De sa personne, il est seigneurial, je trouve (Apostrophes 1984 ; nous soulignons).’

Cette émotion est la base même de ce que Duras tente de faire passer dans ses interviews, ce serait comme une émotion de vérité pareille à celle que Yann Andréa déclare avoir partagé avec Duras, lorsqu’il tapait à la machine les romans qu’elle lui dictait :

‘[...] il y a simplement de l’écriture qui est en train de se produire. Et c’est une émotion telle. Une émotion non pas liée à la beauté, non, pas seulement, je ne crois pas. Plutôt ceci : une émotion de la vérité. Que quelque chose de vrai est en train d’être dit, d’être écrit pour toujours. Quelque chose de la vérité. La vérité millénaire, [...] (Cet amour-là : 38).’

Mais, cette émotion se veut être aussi une action censée renverser tous les conformismes de pensée. Dès lors, c'est moins ce qui est dit « dans le langage » que ce qui est dit et fait « par le langage » qui importe. La problématique du langage rejoint alors celle de l'ethos et celle du perlocutoire.

Concernant l'ethos, Maingueneau résume en ces termes le sens26 qu'il revêt pour la rhétorique antique :

‘La rhétorique antique entendait par ethè les propriétés que se confèrent implicitement les orateurs à travers leur manière de dire : non pas ce qu'ils disent explicitement sur eux-mêmes mais la personnalité qu'ils montrent à travers leur façon de s'exprimer. Aristote avait esquissé une typologie, distinguant la « phronesis » (avoir l'air pondéré), l'« eunoia » (donner une image agréable de soi), l'« arétè » (se présenter comme un homme simple et sincère). L'efficacité de ces ethè est précisément liée au fait qu'ils enveloppent en quelque sorte l'énonciation sans être explicités dans l'énoncé. Ce que l'orateur prétend être, il le donne à entendre et à voir : il ne dit pas qu'il est simple et honnête, il le montre à travers sa manière de s'exprimer. L'éthos est ainsi attaché à l'exercice de la parole, au rôle qui correspond à son discours, et non à l'individu « réel », appréhendé indépendamment de sa prestation oratoire : c'est donc le sujet d'énonciation en tant qu'il est en train d'énoncer qui est ici en jeu (Maingueneau 1993 : 137-138).’

L'ethos durassien est donc à forte composante émotionnelle, qu'elle compense par un débit lent et coupé, lui donnant un aspect pondéré et écartant ainsi toute interprétation hystérique. Le tout donnant un accent de sincérité, voire de vérité au discours et au sujet du discours.

Mais il y a aussi, très souvent, dans la parole durassienne, un accent tout particulier mis sur le perlocutoire, du moins au sens où l’entendent Moeschler et Lane-Mercier. En effet, si la plupart des linguistes s'accordent, depuis Austin, à définir l'illocutoire comme la visée pragmatique de l'acte, liée à une intentionnalité du locuteur et à des conditions de réussite, la conception du perlocutoire est loin d’être identique chez tous les chercheurs. Le perlocutoire se définit par l'effet produit par l'acte de langage, déchiffrable en termes d'actions, de pensées, de croyances ou d'émotions, et de nature non conventionnelle. Austin (1970 : huitième et neuvième conférences) et Searle (1972 : 62) le relient plus directement à l'illocutoire dont il est la réalisation. Ainsi, pour prendre un exemple, « donner un ordre » relève de la force illocutoire et « être obéi » du perlocutoire. Néanmoins, Moeschler et Lane-Mercier semblent répertorier sous cette appellation une série d'effets non nécessairement intentionnels et sans rapport direct avec l'illocutoire. Moeschler (1985 : 29) donne l'exemple de « Walesa a été arrêté ». Cet acte qualifié d'assertif sur le plan de l'illocutoire peut susciter la peur, la joie, (...) ou l'indifférence, selon l'allocutaire. Effets différents qui, dès lors, peuvent être intentionnels ou non, en fonction du savoir dont le locuteur dispose sur son allocutaire et que Moeschler réunit sous l'appellation d'actes perlocutoires. On s'éloigne donc de la stricte définition d'Austin ou de Searle.

Lane-Mercier (1990 : 90) se rapproche de Moeschler :

‘[...] il ne faut pas confondre la reconnaissance d'un acte illocutoire avec les effets dits « perlocutoires » susceptibles de résulter de l'exécution d'un acte de langage. Non conventionnels, entretenant un lien assez lâche avec la parole, les actes perlocutoires, qu'ils soient prévisibles, recherchés ou encore ignorés de la part du locuteur, ne sont jamais garantis. C'est ainsi que l'acte d'ordonner par exemple, peut susciter indifféremment, en plus de la relation conventionnelle établie entre le locuteur et l'auditeur, un effet supplémentaire de peur, de colère, d'embarras ou d'ennui chez ce dernier (Lane-Mercier 90 : 99).’

Il apparaît ici une définition du perlocutoire comme simple effet produit. Il semblerait cependant qu'il faille distinguer deux types de perlocutoire. Le perlocutoire, qui se définit en termes d'actions comme accomplissement de l’illocutoire : le fait d'obéir à un ordre, le fait de répondre à une question ; et le perlocutoire tel que l’envisagent Moeschler ou Lane-Mercier, qui, n'étant plus nécessairement conventionnel ni donc intentionnel, serait tout simplement l'effet produit par un discours. Dans le premier cas, nous préférerions parler d' « accomplissement de l'illocutoire »27 et réserver l'appellation de perlocutoire au deuxième. Il semble que le caractère prévisionnel ou non de ce dernier puisse expliquer une des différences entre un discours manipulateur ou non28. Le discours manipulateur utilise une stratégie visant à la maîtrise totale du perlocutoire. Il vise à produire l'émotion chez l'auditeur et par cette voie tente de le faire agir sur le monde. Le discours médiatique durassien est sous cet angle profondément manipulateur : manipulation du journaliste, nous l’avons vu, mais aussi tentative de manipulation du public. Dès lors, on ne s’étonnera pas qu’il génère, comme tout discours de ce type, deux attitudes radicalement opposées chez le récepteur : fascination ou rejet total.

La parole littéraire de Duras n'est pas différente. Les témoignages de ses lecteurs réels sont nombreux : Duras émeut et fait agir. À en croire Manceaux (1997 : 59), la romancière s'émeut tout d'abord elle-même lorsqu'elle se transforme en « auto-lectrice » :

‘Elle dit : « Pour moi, c'est pareil. Quelquefois je me relis et ça me fait pleurer. Je me demande comment c'est arrivé, comment c'est passé par moi. Comment c'est possible que ce soit si beau ».’

Le témoignage de Mitterrand est lui aussi à cet égard assez significatif :

‘N. O. - Dans « La Douleur » , elle a raconté la Résistance, le retour de déportation de Robert Antelme... C'est un livre dans lequel vous avez reconnu beaucoup de choses ?
François Mitterrand. - Oui, naturellement, puisque c'est un peu notre histoire. Mais je n'en ferais pas exactement le même récit. « La Douleur »  n'est pas le plus rigoureux de ses livres. J'ai plutôt marché comme tout le monde, avec « Un barrage contre le Pacifique », qui a un ton, un style, une façon d'être. « La Douleur » cependant me procure une plus grande émotion [...] (Nouvel Observateur, février 1994 : 11).’

Mitterrand souligne très explicitement le rapport émotionnel entretenu avec l'oeuvre au-delà du rapport référentiel ou du rapport rationnel.

Mais le texte durassien va encore plus loin : par l'émotionnel, il force le lecteur à l'action. Il force le lecteur à imiter les personnages et donc à introduire le fictionnel dans le monde réel. Il y a dans le texte des éléments de la vie quotidienne (essentiellement le vin rouge dans Moderato ou les Bitter Campari dans Les chevaux) qui, présentés en véritable rituel de transgression de tabous, poussent le lecteur à agir dans la vie comme les personnages des romans durassiens. Dans L'amie, Michèle Manceau dit que Yann Andréa s'était livré ce type d'expérience avec les Bitter Campari :

‘Au matin, il sortit et, dans le café le plus proche, commanda un Bitter-Campari comme en buvaient les personnages du roman (Amie : 173).’

Expérience que Yann Andréa évoque d'ailleurs lui-même dans un de ses livres :

‘J'ai lu le premier livre d'elle à Caen, cette ville où je suis étudiant en philosophie, la khâgne du lycée Malherbe. C'était Les Petits Chevaux. Le livre était dans l'appartement où je vivais avec Christine B. et Bénédicte L. Le livre devait appartenir à Bénédicte. Je l'ai lu par hasard. Il était là par terre, dans le fouillis des livres. C'est une sorte de coup de foudre. On a commencé à boire des bitter Campari. Je ne voulais boire que ça. À Caen, dans les bistrots, ce n'était pas facile de trouver des Campari.
La première rencontre c'est donc Les Petits Chevaux de Tarquinia , la première lecture, la première passion. Et ensuite j'ai tout quitté, tous les autres livres, Kant, Hegel, Spinoza, Stendhal, Marcuse et les autres. J'ai commencé à tout lire, tous les livres d'elle, les titres, les histoires, tous les mots (Cet amour-là : 10-11 ; nous soulignons).’

Passion et action se trouvent très explicitement mentionnées ainsi que l'attitude qui consiste généralement à lire tout Duras et ne lire que Duras. Il semble que cette expérience ne relève plus de l'ordre du personnel, de l'exception individuelle mais soit en quelque sorte une expérience partagée par de nombreux lecteurs durassiens et qu'elle soit donc d’une certaine manière programmée par le texte. Nous sommes donc très proche de l'exemple de la liste et des courses que donne Searle29 pour expliquer les deux directions empruntées par le langage. Ici, nous sommes dans le cas d'ajustement du monde au langage. Bien sûr, l'exemple durassien n'est pas unique en son genre, l'histoire littéraire nous mentionne le cas beaucoup plus dramatique de la cinquantaine de suicides qu'engendra la lecture Des souffrances du jeune Werther de Goethe. Pouvoir étonnant de l'écriture. Il semblerait toutefois que ce pouvoir purement performatif fasse l'objet d'une revendication de la part de l'auteur inscrit. Nous en voulons pour preuve deux exemples extraits de Moderato et de L'amant. Ces deux extraits fonctionnent selon l'expression de Dällenbach (1976 : 282-283) en forme « d'autotextualité », c'est-à-dire dans une fonction de mise en abyme de l'acte d'écriture :

‘- Je voudrais que vous soyez morte, dit Chauvin.
- C'est fait, dit Anne Desbaresdes (Moderato : 123).
Betty Fernandez. Étrangère elle aussi. Aussitôt le nom prononcé, la voici, elle marche dans une rue de Paris [...] (Amant : 82).’

Ce pouvoir performatif du langage - on nomme la chose, et la chose est - apparente l'écrivain à une sorte de Dieu, rôle dont Duras, sujet empirique, semblait, selon le témoignage de Michèle Manceaux, avoir pleinement conscience puisqu'elle aurait dit :

‘Écrire, cela a affaire avec Dieu, à une prémonition très troublée, très troublante de Dieu. On croit qu'on peut régir le monde, qu'on peut faire tourner le monde à son propre moteur, à sa propre intelligence. C'est très exaltant, très démolissant, on est très esquinté après. On ne va pas comparer cette petite merde qu'est le cinéma avec des émotions comme ça (Amie : 105).’

Pourtant, l'extrait de Moderato, s'il confère un pouvoir performatif au langage, dénonce en même temps son impossibilité d'action réelle dans la mesure où dire qu'on est mort comprend la propre récusation de l'acte. Le meurtre par le langage n'est donc qu'un meurtre symbolique. Cet extrait renvoie alors au même constat d'échec que la postface de La pluie :

‘Je sais, j'aurais dû aller à Vitry et empêcher que l'on mette la clôture en ciment. Mais on ne m'a pas prévenue, que voulez-vous faire... (Pluie : 150).’

Terrible aveu d'impuissance exprimé par la romancière qui montre ainsi l'échec de la personne réelle, mais qui, par sa place en postface du roman, dénonce aussi l'échec du roman dans son action sur le monde. Duras, sujet empirique, a toujours voulu agir sur le monde. Sa biographie et les différents témoignages le prouvent : participation au réseau de résistance, inscription au parti communiste, chroniques hebdomadaires dans Libération où elle traite de sujets d'actualité comme le procès de Christine Villemin30...

Aussi est-ce à la littérature qu'elle délègue ce rôle d'action politique. Elle présente, par exemple, Le consul comme « le roman le plus politique jamais écrit »31. Déclaration surprenante : le roman raconte deux destins sans s'inscrire à première vue dans un quelconque champ politique. En fait, à travers ces deux histoires, s'opère la dénonciation d'une double exclusion pratiquée par la mère et par la société blanche des Indes. Exclusion de la mendiante à laquelle correspond l'exclusion du vice-consul incarnée par cette terrible phrase de Peter Morgan (p. 147) : « le personnage que vous êtes ne nous intéresse que lorsque vous êtes absent » résonnant comme un glas. Ces exclusions émeuvent et bouleversent, à la manière d'une profonde injustice. Or l'émotion est déjà, conformément à l'étymologie, une action. Le consul provoque une révolte émotive existentielle mais susceptible de se traduire au niveau du politique par une révolte contre les inégalités sociales, contre les exclusions alors qu'un roman comme Abahn, thématiquement le plus politique de Duras mais qui joue très peu sur la production d’émotions, ne se traduira probablement pas en termes d'action sur le lecteur. Nous reviendrons sur ces aspects dans le chapitre consacré à l’émotion.

L’adéquation entre Duras, sujet empirique, sujet médiatique ou « sujet de l'écriture », pour reprendre les termes de Dessons et Meschonnic, est donc totale. Et, comme le dit Michèle Manceaux, dans une citation résumant l'ensemble de notre propos :

‘Marguerite ressemble à ses livres, elle connaît le pouvoir de ce qu'elle écrit. Une de ses originalités consiste seulement à dire ce qui ne se dit pas. Et même à exagérer. Pour mieux provoquer des sursauts, un mouvement contre la mort (Amie : 21).’

L'étude de la visée du discours durassien ne peut se faire sans aborder la représentation que Duras se fait de son lecteur. Nous parlons à ce stade des intentions formulées par l'auteur pour les comparer à ce qu'un critique pourrait abstraire des livres et qui relèverait des instances inscrites. Cette différence entre lecteur textuel ou inscrit et lecteur potentiel a été formulée par Eco lorsqu'il exprime la différence entre les lecteur/auteur modèles et les lecteur/auteur réels (pour lui, empiriques) :

‘D'un côté, comme on l'a dit jusqu'à présent, l'auteur empirique en tant que sujet de l'énonciation textuelle formule une hypothèse de Lecteur Modèle, et en la traduisant en termes de stratégie qui lui est propre, [...]. Mais d'un autre côté, le lecteur empirique, en tant que sujet concret des actes de coopération, doit lui aussi se dessiner une hypothèse d'Auteur en la déduisant justement des données de stratégie textuelle [...]. Précisons que par « coopération textuelle », on ne doit pas entendre l'actualisation des intentions du sujet empirique de l'énonciation mais les intentions virtuellement contenues par l'énoncé (Eco 1985 : 77-78 ; nous soulignons).’

Duras lors d'une interview réalisée en août 1960 par R. Régent et reproduite par J.M. Turine (1996 : CD-Rom 1 : 6) à propos de Moderato relie en profondeur l'utilisation du dialogue à sa représentation du lecteur :

‘J'ai voulu le traiter par le dialogue pour laisser le lecteur du livre le plus libre possible d'interpréter ce dialogue. C'est pour cela que j'en suis passée par lui (paroles retranscrites par nos soins, sans marques d'oralité).’

Duras (sujet empirique, ici) veut laisser à son lecteur une liberté interprétative. Cette même exigence est exprimée dans L'amante où le type de lecteur inscrit dans le texte devient le sujet d'une conversation entre le journaliste-enquêteur et le patron du Balto :

‘- [...] Quand la soirée du 13 avril aura pris, grâce à votre récit, son volume, son espace propres, on pourra laisser la bande réciter sa mémoire et le lecteur vous remplacer dans sa lecture.
- La différence entre ce que je sais et ce que je dirai, qu'en faites-vous ?
- Elle représente la part du livre à faire par le lecteur. Elle existe toujours (Amante : 9-10).’

Auteur empirique ou inscrit réclament donc un même type de lecteur et, chez Duras, la marge entre le lecteur virtuel et le lecteur inscrit est minime.

Notes
23.

Nous affinerons les définitions dans le chapitre consacré à la politesse.

24.

Marini (1998 : 176) signale ce même type de parodoxe : « Nous voilà donc loin du lecteur rêvé de Duras, parce qu’au fond, ce qu’elle voudrait, c’est un enfant idiot, un innocent, or elle a affaire à des gens qui ont déjà tous trop lu ». Pour autant, elle n’en impute pas l’existence au décalage qui peut exister entre l’intentionnalité d’un écrivain et la réalisation textuelle.

25.

Nous utiliserons la substantivation de l’adjectif comme terme générique couvrant, pour reprendre la liste fournie par Plantin et Traverso (2000 : 7), aussi bien les véritables émotions que les affects, les éprouvés, les humeurs, les sentiments, les dispositions, les états d’âme ... Si ce choix présente le désavantage de ne pas respecter celui fait par Plantin et Traverso d’utiliser émotion comme terme générique, il a à nos yeux l’avantage d’éviter toute confusion entre ce qui relève de la catégorie générale et de la sous-catégorie.

26.

Bien qu'il signale que la notion « est loin d'être stabilisée dans le vocabulaire critique ».

27.

Neveu (2000 : 7), pour rendre compte du même phénomène, distingue « l’acte perlocutoire (ou perlocutionnaire) accompli par le fait de dire, correspondant à l’effet qui est dérivé de l’acte illocutoire, et qui est produit sur le coénonciateur » et « l’acte perlocutoire, non conventionnel » qui « n’est pas inscrit dans le système de la langue ».

28.

Une deuxième différence non négligeable réside dans le fait que le locuteur puisse en tirer un bénéfice personnel.

29.

Searle (1979 : 41-42) pour expliquer les deux directions d’ajustement du langage au monde et du monde au langage avait emprunté à Elizabeth Anscombe la métaphore de la « liste des courses » : « Supposons qu’un homme aille au supermarché ; sur la liste des commissions préparée par sa femme, sont écrits les mots : "haricots, beurre, lard et pain". Supposons que, tandis qu’il pousse son chariot dans les rayons en quête de ces articles, il soit filé par un détective qui note tout ce qu’il prend. À la sortie du magasin, l’acheteur et le détective auront tous deux une liste identique. Mais la fonction des deux listes sera tout à fait différente. Dans le cas de la liste de l’acheteur, le but de la liste est, pour ainsi dire, de rendre le monde conforme aux mots ; [...]. Dans le cas du détective, le propos de la liste est de rendre les mots conformes au monde ; [...]. La liste du détective a une direction d’ajustement qui va du mot au monde [...] ; la liste de l’acheteur a une direction d’ajustement qui va du monde au mot ».

30.

Cette envie s'est toujours heurtée à un sentiment profond d'impuissance venant peut-être du combat désespéré de sa mère contre l'administration coloniale dont deux oeuvres témoignent : le Barrage et L'amant.

31.

Phrase qu'elle dira en privé à Michèle Manceaux et qu'elle reprendra dans ses entretiens avec P. Dumayet.