Chapitre 3 : Le dialogue de texte à texte. polyphonie et intertextualité.

1. Historique.

Bakhtine32 a mis en lumière le fait que tout texte était en rapport avec d'autres textes, d'autres discours. Ce phénomène, il l'a baptisé le « dialogisme », montrant, comme le dit Piégay-Gros (1996 : 26), « qu'en tout terme, sont inscrites la voix et la parole d'autrui ». Ce dialogisme constitutif de tout discours revêt une importance particulière pour l'écriture romanesque. Bakhtine l'illustre pour l'oeuvre de Dostoïevski, en qui il voit le créateur du roman polyphonique. Cette oeuvre a, selon lui, pour objet spécifique « l'homme parlant et son discours ». Formule qui pourrait d'ailleurs caractériser l'oeuvre de Duras. Pour Bakhtine, le texte romanesque a aussi, comme le dit Piégay-Gros (1996 : 26), « la singularité de faire éclater le discours univoque ; non seulement l'auteur ne parle pas "en son nom propre", mais il fait jouer entre eux les différents discours » et « l'énonciation romanesque est donc foncièrement plurielle ». Apparaissent donc, en filigrane, deux types de polyphonie. L'une que nous appellerons « polyphonie verticale », qui rend compte du fait que derrière tout discours écrit se cache toujours un dit antérieur, et l'autre, que nous nommerons « polyphonie horizontale » ou pluriphonie, et qui rend compte des différentes voix du texte qui représentent l'énonciation romanesque et entre lesquelles peut se répartir la visée idéologique. Cette distinction se trouve déjà, à notre avis, chez Bakhtine et explique pourquoi il affirme que la poésie est essentiellement monologique et le roman dialogique ou pourquoi il considère « l'univers de Tolstoï » comme « monolithiquement monologique ». En fait, tout texte littéraire est polyphonique au sens 1 du terme, par contre les nombreux romans qui, avant Dostoïevski, étaient, selon Bakhtine, monologiques, ne témoignent pas d'un système polyphonique au sens 2 du terme. À l'instar de la poésie, ils reproduisent une vision unique du monde sans fragmentation de l'idéologie. Ainsi, l'apparente contradiction bakhtinienne que Todorov (1981 : 101) explique comme suit :

‘On pourrait peut-être voir les raisons de cette opposition dans le fait que le poème est un acte d'énonciation, alors que le roman en représente un,’

se résout-elle de manière plus unitaire, permettant entre autres d'incorporer l'opposition bakhtinienne entre Dostoïesvki et Tolstoï.

Kristeva, dans son ouvrage Sèméiôtikè (1969 : 82-92), introduit les conceptions bakhtiniennes en France et crée le terme, voire le concept, d'« intertextualité ». Dès lors, le concept de ce que nous avons appelé la polyphonie verticale se scinde en deux notions : polyphonie (appelée aussi interdiscours) d'une part et intertextualité de l'autre, rejoignant deux champs différents de la recherche. C'est Ducrot qui, dans le champ de la linguistique, développera le concept de polyphonie, distinguant l'énonciateur et le locuteur. Riffaterre, Dällenbach et surtout Genette développeront le concept d'intertextualité. Depuis de nombreux critiques littéraires l'ont abondamment utilisé.

Un éclairage plus centré sur les mécanismes de repérage lui a été donné dans le champ de la « critique de la réception ». Dufays (1994), notamment, a mis en lumière la part active jouée par le lecteur pour son décodage. Le dialogisme se trouve ainsi relié en profondeur à l'acte de lecture et au dialogue entre instances inscrites alors que les deux phénomènes se sont étudiés pendant longtemps dans deux champs distincts, comme en témoigne encore Maingueneau en 1990 :

‘La perspective pragmatique permet d'insister également sur deux autres points : l'acte de lecture et l'intertextualité (Maingueneau 1990 : 21).’

Les deux phénomènes sont présentés comme totalement disjoints. Or l'intertextualité (reprise de textes littéraires) et l'interdiscours (reprise de paroles souvent clichées ou stéréotypées) présupposent pour leur reproduction au sein d'un texte romanesque donné une connaissance des autres discours (oraux ou littéraires), qui témoigne de la présence d'un auteur inscrit et qui postule pour leur décodage l'existence d'un lecteur possédant la même connaissance à la fois empirique et encyclopédique33 que celle de l’auteur. Le texte, dès lors, programme un tel lecteur et témoigne d'un tel auteur et les études de l'intertextualité et de l'interdiscours devraient se faire toutes deux au sein du dialogue auteur/lecteur inscrits. Toutefois, l'intertextualité durassienne ayant déjà été abondamment traitée par la critique littéraire (Borgomano, Blot-Labarrère, Cohen et Tnani, notamment), nous nous contenterons simplement de récapituler ici ses grandes tendances pour nous consacrer plus particulièrement à l'interdiscours dans la partie réservée à la stéréotypie au sein du dialogue auteur/lecteur inscrits.

Nous réserverons donc plutôt cette sous-partie à l'étude sommaire du dialogue que le texte durassien entretient avec d'autres textes littéraires suivant la grille d'analyse proposée par Genette dans Palimpsestes à laquelle nous ajouterons le principe « d'intratextualité » (appelée aussi intertextualité interne) développé par les stylisticiens, Riffaterre notamment.

Notes
32.

1970, mais aussi 1978 et 1984 pour la traduction française.

33.

Nous distinguons ici des éléments qui ne le sont pas toujours, réservant le terme « empirique » aux connaissances plus sensuelles, basées sur l'expérience et le terme « encyclopédique » à un savoir plus intellectuel.