2.1. L’ « architextualité ».

L’« architextualité » est définie par Genette (1982 : 7) comme « l'ensemble des catégories générales, ou transcendantes - types de discours, modes d'énonciation, genres littéraires, etc. - dont relève chaque texte singulier. Plus loin (1982 : 12), il dit d'elle « qu'il s'agit d'une relation tout à fait muette, que n'articule, au plus, qu'une mention paratextuelle » et il signale que « la perception générique, [...], oriente et détermine dans une large mesure l'"horizon d'attente" du lecteur, et donc la réception de l'oeuvre ». L'architextualité réfère donc selon la formule synthétique utilisée par Dufays (1994 : 69) à « la généricité et [au] rapport du texte aux systèmes de conventions littéraires existantes ». Elle revêt dans le cadre durassien une importance toute particulière puisque, comme le signale Royer (1997 : 21) :

‘À ce niveau général, se manifeste déjà l'attitude systématiquement subversive de Duras, qui s'attaque à tout système préétabli, toute convention, toute forme de catégorisation. Elle s'est plu, dès l'abord, à brouiller les frontières génériques, et à miner les frontières textuelles elles-mêmes, en établissant entre ses oeuvres tout un jeu de reprises, de renvois, de redoublement, tout un réseau transtextuel.’

Royer va jusqu'à parler de « subversion générique » et à affirmer que :

‘[...] il est difficile de classer ses oeuvres selon les catégories génériques traditionnelles : romans, pièces de théâtre, scénarios, adaptations, films. Jusqu'à la publication de Détruire dit-elle, la catégorisation est certes aisée ; les textes sont définis comme des romans, des scénarios ou des pièces de théâtre sans aucune ambiguïté. Mais à partir de Détruire dit-elle (1969), le genre littéraire des textes est soit non spécifié, soit d'une grande équivoque.’

Mais Duras subvertit ce rapport à l'architexte de plusieurs manières, et ce déjà bien avant Détruire. Tout d'abord, par la mention paratextuelle qui accompagne ses écrits. Le cas du Square est assez prototypique de la subversion exercée. Deux versions sont données au public, l'une s'intitule « roman », l'autre « théâtre ». Or, à comparer les deux versions, comme le signale Rykner (1988 :161-162), seules de petites modifications « somme toute négligeables » apparaissent. Il signale, entre autres, le remplacement du terme « frigidaire » du roman par celui de « réfrigérateur » dans la pièce, et des modifications sur le plan des didascalies. En outre, la présence de l'enfant est remplacée dans la version théâtrale par une voix, ce qui peut s'expliquer par la volonté de faciliter les conditions réelles de représentation ; certaines répliques se trouvent écourtées, sans doute par souci d'équilibrer les prestations des deux acteurs et par là, d'équilibrer le rôle et le statut des deux personnages. La durée d'élocution d'une réplique est d'une grande importance au théâtre parce qu'elle conditionne implicitement le rapport de « places » entre les personnages. À l'écrit, par contre, la durée de lecture n'étant pas à proprement parler quantifiable, une différence de quelques lignes entre leurs répliques ne change pas fondamentalement le rapport des personnages entre eux, ni l'image qu'ils donnent d'eux au lecteur. Dès lors, si les modifications apportées par Duras à son texte romanesque en vue de le transformer en pièce de théâtre justifient l'appellation « théâtre », puisqu'elles se situent dans l'essence même du texte théâtral, on peut se poser la question de l'opportunité de l'appellation « roman » pour la version romanesque. Le narrateur y est quasiment inexistant. Les informations qu'il pourrait donner sont notées sous forme de didascalies et tout le roman n'est en somme que la conversation entre les deux personnages. Tout le code choisi est déjà globalement celui d'une mise à l'écrit d'un texte théâtral.

Des romans comme Moderato ou Détruire ne sont pas loin, eux non plus, du code théâtral dans la mesure où le narrateur se contente la plupart du temps de donner des informations de type de celles qui sont données dans un texte théâtral par les didascalies : lieux, gestuels, déplacements. Où se situe alors le rapport au genre ? Mais c'est avec un roman comme La pluie que la subversion des lois du genre romanesque s'avère totale. Le code adopté est en tous points, à l’exception de la répartition en actes et en scènes et de la non-disparition totale du narrateur, celui du texte théâtral : reproduction du nom du personnage en italiques devant chaque réplique, notations du paraverbal et du non verbal entre parenthèses comme c'est le cas pour les didascalies théâtrales. Ainsi le système typographique utilisé marque-t-il, lui aussi, les transgressions aux lois du genre. Des romans comme Détruire ou comme Émily jouent également sur ce système en décalant une série de dialogues sur la moitié droite de la page. Ils tentent alors par un code spécifique de rendre au sein roman la simultanéité pluriphonique de la vie réelle. Le code romanesque, s'il se définit assez bien par l'aspect de polyphonie horizontale, est normalement inapte à en rendre la simultanéité. Par un recours systématique à une typographie particulière, Duras réalise une véritable transgression du code d'écriture romanesque et en arrive alors à faire s'interpénétrer les différents genres ou à créer une « intention de vie »35.

Un autre cas de rapports discordants à l'architexte est la mention « récit » accolée à une oeuvre comme L'après-midi, alors que ni la longueur de l'oeuvre, ni les modalités narratives (importance du narrateur ou des dialogues), ni l'authenticité des faits racontés ne semblent justifier cette différence d'appellation avec d'autres textes narratifs appelés eux « romans ». Par contre, Des journées est étiqueté « roman » alors que le livre suit en tout point la présentation d'un recueil de nouvelles : regroupement de plusieurs récits, nom du premier récit donné à l'ensemble du recueil. Le jeu s'opère donc ici dans le rapport du paratexte au texte, pervertissant tout à la fois la donnée informative et l'horizon d'attente du lecteur.

Néanmoins, le rapport le plus remarquable sur le plan de l'architextualité reste celui qu'entretiennent les romans durassiens avec l'écriture mythique. La quasi-totalité des romans durassiens renouent profondément soit avec la structure mythique d'amour et de mort, soit avec celle de l'inceste. Ils mettent donc en scène des transgressions d'interdit. Parfois le rapport au mythe est de l'ordre de l'intertextualité dans l'acception restreinte que lui en donne Genette, puisque Borgomano (1997 : 139) avait retrouvé dans Le ravissement des phrases de Tristan et Yseut, faisant ainsi de la grande oeuvre médiévale une sorte d'hypotexte du roman et montrant par là même que le recours au mythe se retrouvait à plusieurs niveaux de la « transtextualité ».

Un roman comme La pluie convoque toute une série de mythes sous plusieurs angles allant du citationnel à l'architextuel. En premier lieu, le texte interpelle le mythe de l'inceste. Les mythologues ont démontré que dans tous les mythes des origines se trouvait l'inceste, sans doute pour indiquer un des grands interdits de l'organisation sociale. Mais cet inceste, par une conversation opposant Ernesto et sa mère, se retrouve associé à la mort rejoignant ainsi la structure des grands mythes amoureux où fusionnent Éros et Thanathos. Toutefois, à la différence de la structure mythique précédente, seul l'architexte est au niveau mythique et il n'y aura pas d'hypotexte. Une deuxième structure profondément mythique appelée par le roman est la quête du savoir. Elle apparente Ernesto aux grandes figures de prophètes ou de héros damnés des récits mythiques pour avoir voulu rivaliser avec l'omniscience des dieux et conteste ainsi leur pouvoir. Ernesto est à l'univers durassien ce que les Prométhée, Adam et Ève ou Gilgamesh sont aux mythes. Pourtant, à la différence de ses prédécesseurs, il ne sera pas condamné. Il semble même qu'il soit un des seuls héros auquel le texte durassien laisse une chance de réussite :

‘Au dire de certaines gens, Ernesto ne serait pas mort. Il serait devenu un jeune et brillant professeur de mathématiques et puis un savant. Il aurait d'abord été nommé en Amérique et puis ensuite un peu partout dans le monde, [...] (Pluie : 147).’

La pluie convoque encore le mythe sous sa forme judéo-chrétienne où c'est la Bible elle-même qui fait figure d'hypotexte. Genèse, Ecclésiaste et Livre Brûlé en sont les références explicites36.

À côté de ces grands mythes avec lesquels le texte durassien dans son ensemble ne cesse de converser, s'inscrivent des mythes plus récents et plus directement reliés à l'écriture. Duras réactive tout à la fois la figure romantique de l'écrivain inspiré ou de l'écrivain maudit et les mythes reliés à la féminité dans trois de ses formes : la maternité, les fantasmes érotiques et l’exclusion du code symbolique du langage, privilège masculin, tant dans sa forme orale qu'écrite.

Mais Duras ne se contente pas de reprendre des mythes ou des mythèmes37, elle en crée aussi. C'est un véritable univers mythique qui est fondé par ce que Borgomano (1981) a appelé « le cycle indien » comprenant des romans comme Le ravissement, Le consul et aussi des scénarios comme La femme du Gange, India Song. On y trouve une Inde mythique et des figures de femme : l’éternelle ravisseuse comme Anne-Marie Stretter, l’éternelle oublieuse comme Lol V. Stein et la mère errante abandonnant son enfant. Ce mythe durassien plonge ses racines dans ses images d'enfance, dans la vie même de l'écrivain (qui s'en est d’ailleurs longuement expliquée). Dans cette mythologie personnelle, sont mises en scène à la fois les « cellules génératrices » de l'écriture38, l'expulsion maternelle39, l'expression d'interdits, fondateurs comme celui de l'inceste et l'association d'Éros et de Thanatos. Les figures récurrentes sont plus emblématiques que réelles, le tout étant écrit dans un présent atemporel. Kristeva (1970 : 15) avait signalé ce retour des Nouveaux Romanciers à l'écriture mythique lorsqu'elle parlait à leur propos d’écriture symbolique. Mais si chez des auteurs comme Robbe-Grillet, ce recours au mythe reste sur un plan d'hypertextualité - OEdipe constituant en quelque sorte l'hypotexte d'un roman comme Les gommes -, chez Duras, le mythe est générateur d'écriture et constitue en quelque sorte le cadrage structural de son écriture. Bien sûr, le mythe durassien ne pourrait plus se définir comme le récit fondateur d'une culture mais plutôt ici comme le récit fondateur d'une écriture. Il est une tentative d'explication des origines, non des origines du monde mais de l'origine d'une littérature. Et Duras elle-même, au fil des entretiens, cultivera cet aspect.

Notes
35.

Nous créons le terme dans une stricte opposition à l'« effet de réel » et nous l'utiliserons chaque fois qu’un essai de retranscrire la vie dans un rapport plus structurel que mimétique est recherché par le romancier. L'« intention de vie » est généralement peu respectueuse des codes littéraires traditionnels et crée souvent un effet de non-réel.

36.

L'article de Blot-Labarrère s'intitule « Le livre brûlé et les rois d'Israël dans La pluie d'été » ; celui de Vray « Les livres, le Livre dans La pluie d'été ». Tous deux ont été publiés dans Lire Duras (PUL : 2000).

37.

Nous empruntons le terme « mythèmes » aux mythologues, qui l’emploient dans le sens d’unités mythiques.

38.

L'expression est de Borgomano qui intitule son article paru dans le numéro 48 de la revue Poétique « L'histoire de la mendiante indienne : une cellule génératrice de l'oeuvre de M. Duras ».

39.

Nous entendons par là aussi bien les évocations nombreuses d'accouchement qui parsèment l'oeuvre durassienne que les rejets de l'enfant associés doublement à la mendiante dans la mesure où, chassée par sa propre mère de la maison paternelle, elle donne son enfant.