2.2. L' « intertextualité ».

L’« intertextualité » stricto sensu qui, pour Genette (1982 : 8), revêt trois formes (la citation, le plagiat et l'allusion) et qu'il définit comme « rapports de "reprise", littérale ou non, explicite ou non, d'un texte par un autre »40, est relativement rare chez Duras. Nous avions signalé un rapport citationnel à Tristan et Yseut, on pourrait aussi mentionner une référence allusive à Proust dans Le consul et une référence à Louise Labé dans La Chine :

‘Nous avons rêvé d'une femme rose, rose liseuse rose, qui lirait Proust dans le vent acide d'une Manche lointaine (Consul : 47).
Le professeur fait un cours sur Louise Labé.
Ils se sourient avec l'enfant.`
Le professeur reprend son cours sur Louise Labé - il refuse de l'appeler par son surnom « la Belle Cordière ». D'abord il donne son avis sur Louise Labé. Il dit qu'il l'admire énormément, [...].
Le professeur raconte que lorsque Louise Labé allait chez son imprimeur-libraire pour lui remettre le manuscrit de son dernier recueil, elle demandait toujours à une femme amie de l'y accompagner. Elle était restée obscure sur ce point-là de justifier le pourquoi de ce désir, cet accompagnement de celle qui avait écrit les poèmes par une autre femme. Le professeur disait que c'était laissé au gré des élèves d'y voir ce qu'ils croyaient. Un garçon avait dit que c'était la crainte de Louise Labé d'être abordée par des hommes sur les routes. Une fille avait dit que c'était la crainte d'être volée de ses poèmes. L'enfant avait dit que les deux femmes, Louise Labé et celle qui l'accompagnait, devaient se connaître si bien que jamais Louise Labé ne devait s'être posé la question de savoir si elle l'emmenait avec elle ou pas à propos des poèmes ou d'autre chose (Chine : 63-64).’

Avec le deuxième extrait, l'intertextualité procède aussi d'une forme de métatextualité de l'acte de lecture dans la mesure où par le biais de l'évocation de cette poétesse du XVIe siècle, c'est le rapport de tout un chacun à la littérature qui est analysé par Duras : chacun projette sur ce nom de Louise Labé son propre vécu, donne l'explication correspondant à son univers mental. L'intratextualité n'est pas loin non plus, car derrière chacune des réactions se retrouvent des épisodes de romans durassiens : la réaction du jeune garçon renvoie aux nombreuses scènes de rencontre, celle de la fille à l'épisode des poèmes brûlés dans Émily, quant à celle de l'enfant, elle réfère à ses propres rapports avec Hélène Lagonelle.

Mais - sous réserve, bien sûr, que nous, lecteur, ayons pu décoder tous les signes de cette intertextualité - la véritable intertextualité durassienne n'est pas en liaison avec les oeuvres des autres écrivains, elle l'est avec la chanson, la Bible ou avec d'autres oeuvres durassiennes. Les chansons sont partout présentes. Un roman comme La pluie en évoque deux : À la claire fontaine, et Allô, Maman Bobo d'Alain Souchon ; le Barrage cite Ramona et Un soir à Singapour, Les chevaux évoque Blue Moon et Mademoiselle de Paris. De ces chansons, seules les paroles d'À la claire fontaine sont introduites dans le dialogue des personnages. Les autres ne figurent que sous la simple mention d'un titre ou de la reproduction d’un couplet. Ce type d'intertexte crée un pont entre culture littéraire et culture populaire, mais par là même subvertit l'institution littéraire qui évite généralement ce type de références. Dans le cas d'À la claire fontaine, cette intertextualité inscrit, en outre, l'amour incestueux entre le frère et la soeur au coeur même de la tradition la plus ancestrale, lui donnant un parfum de réalisme.

Le texte biblique est, quant à lui, partout convoqué. Blot-Labarrère (2000) et Vray (2000) ont montré le rapport de citations que La pluie entretenait avec L'Ecclésiaste (ou Le livre de Qôhélet, pour la Bible hébraïque). Mais des phrases bibliques ponctuent d'autres textes durassiens. Une pièce de théâtre comme Yes, peut-être offre, comme une des deux fins possibles, une phrase de la Genèse.

Toutefois, chez Duras, l'intertextualité se mue, généralement, en intratextualité comme l'interdiscours se mue en intradiscours41. L'exemple le plus remarquable est celui de L'amour qui, sans se présenter explicitement comme suite du Ravissement, fonctionne en allusions constantes, tant au niveau du lieu que des personnages et des événements. Quelques exemples suffiront à prouver le fait. Le lieu de l'action dans L'amour est S. Thala, ville natale de Lol. La femme de L'amour occupe la même position sociale que Lol :

‘- Oui. Après... - [...] après j'ai été mariée avec un musicien, j'ai eu deux enfants - elle s'arrête - ils les ont pris aussi
(Amour : 113 ; nous soulignons42).’

Mais la subversion apparaît, la mémoire du texte se trouble43 : dans Le ravissement, Lol était bien mariée à un musicien du nom de Jean Bedford, mais elle avait eu « trois » enfants (p. 32) et non « deux ». Le lecteur se trouve plongé dans l’incertitude : le personnage est-il Lol ? Une subversion analogue se retrouvera dans Le consul, qui lui aussi reprend des éléments du Ravissement. Si le nom d'Anne-Marie Stretter ne subit pas d'altération, Michael Richardson est devenu Michael Richard et l'histoire de Lol y est évoquée par la rumeur. Encore une fois, procédure de reprises allusives mais légèrement déformantes. Dans L'amour, d'autres éléments font l'objet d'une reprise. Le casino, tout d'abord, (p. 53) et la visite à la salle du bal (p. 120-132) rappelant en tous points (les clés, la lumière, l'identification de Lol...) celle que Lol avait faite avec Jacques Hold à la fin du Ravissement. Mais le lieu prête à une certaine ambiguïté : le casino dans Le ravissement était situé à T. Beach (p. 14 et 178) séparé par une certaine distance de S. Thala ; celui de L'amour est à S. Thala même. La présence du même portier fixe une « intertemporalité » de dix-sept ans (p. 126-127) entre les événements du bal et le deuxième retour de Lol. Le ravissement (p. 181) situait le premier retour de Lol dix ans après l'événement du bal. Le lecteur peut donc, par simple calcul, replacer les événements de L'amour sept ans après la rencontre de Lol et de J. Hold, narrée dans Le ravissement. Ensuite, les maisons : celle de Lol (p. 55), avec son jardin en friche, mais aussi celle de Tatiana (p. 75-84) dont les éléments, comme le parc, la terrasse et la baie, qui dans Le ravissement avaient joué un si grand rôle dans la scène de rencontre entre Lol et le trio composé de Tatiana, son mari et son amant, sont tous repris. C'est d'ailleurs une visite faite par un des personnages masculins à une femme aux cheveux noirs (p. 83) qui permettra aux lecteurs d'approcher l'identité des protagonistes et de supposer que l'homme est J. Hold et la femme de la maison, Tatiana Karl. Pourtant, cette fois-ci « la morte de S. Thala » n'est plus Lol mais Tatiana Karl. Subversion et confusion, qui non seulement, en dérogeant à la « loi d'informativité »44, laisseront planer un doute identitaire pour le lecteur, et, engendrant un implicite, obligeront le lecteur à produire une inférence concernant l'identité de toutes les femmes dans leur impossibilité à être. Enfin, les thèmes comme le désir, la folie et la mort sont, eux aussi, repris de manière allusive dans L'amour.

Mais, indépendamment de ces allusions concrètes aux lieux, aux personnages ou aux thèmes, figurent des allusions à des moments forts de l'écriture. Ainsi, « le chien mort de la plage » qui faisait partie d'une des pages les plus intenses (p. 48-49) du Ravissement se retrouve dans L'amour aux pages 33 et 125. Duras « stéréotypise » ainsi sa propre écriture créant, comme Orace (2001 : 17-31) le montre pour la plupart des Nouveaux Romanciers, un phénomène qu'elle nomme l'« autostéréotypie ». Le « chien mort » associé à l'absence du mot-trou et à l'impossibilité pour Lol de trouver son identité était dans Le ravissement une image originale, percutante et forte. Son transfert intégral dans L'amour participe à la fois du phénomène d'intratextualité mais aussi de clichés littéraires empruntés par l'écrivain à lui-même45. Par ce biais, Duras positionne sa propre oeuvre comme référence littéraire et l'auteur inscrit pourrait se voir accusé de la même fatuité que l'auteur réel. En fait, par son jeu intertextuel, Duras dit, sous une forme détournée, à son lecteur qu'il n'y a dans la littérature que deux grands textes : la Bible et sa propre oeuvre. Fait que viennent confirmer ces extraits d’Écrire, de La Vie matérielle où très peu d’autres oeuvres trouvent grâce à ses yeux :

‘Les grandes lectures de ma vie, celles de moi seule, c’est celles écrites par des hommes. C’est Michelet et encore Michelet, jusqu’aux larmes. Les textes politiques aussi, mais déjà moins. C’est Saint-Just, Stendhal, et bizarrement ce n’est pas Balzac. Le texte des textes, c’est l’Ancien Testament (Écrire : 35).J’ai lu Une chambre à soi de Virgina Woolf, et La sorcière de Michelet. Je n’ai plus aucune bibliothèque. Je m’en suis défaite, de toute idée de bibliothèque aussi (Vie matérielle : 59).’

En outre, cette intratextualité occupe une autre fonction : elle impose au lecteur un rapport de fidélité. Dans L'amour, la lecture du Ravissement est présupposée. Le mécanisme n'est pas loin de ce qui constitue pour les conversations réelles, « l'histoire conversationnelle ». L'expression est de Golopentia (1988 : 70-71), Kerbrat-Orecchioni (1990 : 218) la reprend et lui en donne la définition suivante : « ensemble ordonné des interactions ayant lieu entre deux ou plusieurs sujets parlants (ex. : la somme des conversations entre membres d'une même famille [...]) ». Golopentia (1988 : 72) montre que le texte littéraire reflète cette histoire conversationnelle au sein des dialogues entre les personnages mais ne mentionne pas la possibilité d'étendre le concept à la communication entre les instances narratives, c'est-à-dire au niveau de la macrostructure des romans. Or un texte comme L'amour postule l'existence d'une interaction préalable entre le romancier et son lecteur puisque la lecture du Ravissement est programmée par le texte et que des éléments aussi fondamentaux pour un récit que l'identité des personnages ne peuvent se décoder qu'à la lumière de l'oeuvre antérieure. S'instaure donc une véritable histoire conversationnelle entre l'auteur et son lecteur que l’on pourrait baptiser, faute de mieux, « histoire de lectures ». Sterne, par un recours à l'autotextualité, souligne l'existence de cette histoire à construire, mais il la situe au sein du roman lui-même en faisant écrire à son narrateur :

‘Au début du chapitre précédent, je vous ai appris exactement quand j'étais né ; je ne vous ai pas appris comment. Non, ce détail valait un chapitre à lui seul. D'ailleurs, monsieur, comme nous sommes en un sens vous et moi parfaitement inconnus l'un à l'autre, il n'eût pas été décent de vous mettre tout à trac au courant d'un trop grand nombre de mes affaires personnelles. Vous devez avoir quelque patience. J'ai entrepris, voyez-vous, le récit non seulement de ma vie mais de mes opinions ; [...] chemin faisant, les liens de politesse déjà établis entre nous se mueront en familiarité et celle-ci, hormis quelque défaillance de l'un ou de l'autre, en amitié. [...] Rien alors de ce qui me concerne ne sera jugé insignifiant en soi ni ennuyeux sous ma plume (Tristram Shandy : 33).’

L'extrait montre à quel point un roman peut se définir comme une histoire conversationnelle entre le lecteur et le romancier où, comme dans la vraie histoire conversationnelle, une certaine intimité se crée à force de paroles et remplace la distance suspecte du début. Mais ici, à la différence de ce qui se produit chez Duras, cette histoire se limite au roman alors que L'amour postule la création d'une histoire « inter-romans ».

Si dans L'amour, la programmation d'une histoire de lectures était très visible, il en existe une autre beaucoup plus ténue. Denes mentionne l'existence nécessaire d'un « lecteur fidèle » à partir de Moderato et donc d'une véritable histoire de lectures :

‘Depuis Moderato Cantabile (1958), le style de Duras - jusque-là comparable à du Mauriac ou à du Faulkner - a évolué vers le dépouillement, la poésie et l'abstraction, et l'auteur, désormais célèbre, semble réservé à un lectorat fidèle qui a suivi son parcours (Denes 1997 : 13 ; nous soulignons).’

Si la citation établit un lien implicite entre le changement de style et l'existence d'un lectorat fidèle, et laisse par là même entendre que ce lectorat fidèle est programmé par le texte, le procédé de programmation n'est lui en rien explicité, or c'est pourtant là que réside l'intérêt de l'affirmation.

Comme nous le verrons de manière plus détaillée par la suite, le texte durassien recourt à une écriture symbolique. À titre d'exemple, la forêt ou la mer ne désignent pas uniquement une forêt ou une mer, mais renvoient à des lieux de l'interdit, aux lieux de l'inconscient, aux lieux de la transgression. Les héroïnes ne peuvent y pénétrer, elles restent en bordure, le long de la mer ou dans le parc, espace métonymique de leur être dans la mesure où il est plus sauvage qu'un jardin, symbole de la nature socialisée mais où il est quand même, à la différence de la forêt, un espace social. Mais pour décoder ces symboles, il faut avoir lu l'ensemble des romans durassiens parce que leur signification globale n'apparaît que par juxtaposition des textes et par récurrence des éléments. Ainsi en va-t-il par exemple du vomissement très présent dans les romans de Duras. Le lecteur qui lit qu'Élisabeth Alione va vomir, n'y accordera pas une attention particulière. Mais, quand il sait qu'Anne Desbaresdes ou la mendiante, elles aussi, vomissent, il se voit contraint de prendre le fait en considération et d'en tirer la série d'inférences qui lui permettent d'en décoder la valeur symbolique : rejet du social, de la maternité et atteinte de l'être. Ainsi l'intratextualité durassienne devient-elle un mécanisme subtil créant une « histoire de lectures » entre le romancier et son lecteur dans la mesure où le texte programme pour sa signifiance un lecteur qui aurait lu l'oeuvre dans sa totalité. L'articulation entre « transtextualité » et communication auteur/lecteur inscrits trouve ici une nouvelle forme de pertinence.

Notes
40.

Dufays 1994 : 69.

41.

Lequel sera étudié par la suite.

42.

Nous reproduisons la typographie de l’édition.

43.

Ammour, dans une communication intitulée « Le ravissement de la parole : Vide et inscriptions différentielles chez M. Duras » au Colloque de Londres (1999) : Duras, femme du siècle, avait étudié certains rapports de similitudes et de dissemblances entre les deux oeuvres.

44.

Kerbrat-Orecchioni 1996 : 207.

45.

L'étude systématique se fera dans le chapitre consacré à la stéréotypie.