2.3. L’« hypertextualité ».

Le phénomène d'« hypertextualité », défini comme des « rapports de transformation ou d'imitation sur le mode de la parodie, du pastiche, etc. », est généralisé dans l'oeuvre durassienne. Toutefois, s'il peut s'y inscrire selon deux modes d'apparition, l'un externe et l'autre interne, force nous est de constater que Duras privilégiera les transformations de ses propres oeuvres, c'est-à-dire l'hypertextualité interne.

L'hypertextualité externe existe pourtant, mais elle se fait rarement par rapport à la littérature. Si l’on excepte Agatha qui se situe en lien explicite46 avec L'homme sans qualité de Musil, Césarée en liaison thématique avec Bérénice de Racine ainsi que les adaptions théâtrales de deux nouvelles d'Henry James et de la pièce de Strindberg, parues dans Théâtre III, les textes durassiens refusent dans leur ensemble les autres grandes oeuvres littéraires. L'hypertextualité se fera donc plutôt soit comme le mentionne Cloitre (1991 : 13) par rapport au sous-genre que constitue le roman policier, soit par rapport à l'écriture non littéraire que représente l'écriture journalistique. Ainsi, comme pour l'intertextualité, c'est la culture populaire qui est appelée au détriment de l'institution littéraire.

Toutefois, la référence au roman policier dans Moderato et Dix heures se fait sous un mode déceptif :

‘L'attente, processus sur lequel se fonde la lecture du roman classique, est ipso facto déçue. Ainsi, le crime, qui a lieu dès l'ouverture de l'oeuvre, est un lieu obligé du roman policier, organisé autour d'une intrigue solide, et attise du même coup la curiosité du lecteur qui attend que le narrateur dévoile des éléments capables d'élucider le drame ou que les personnages mènent une enquête sur laquelle le récit serait focalisé et dont le dénouement satisferait sa curiosité. Or, loin de répondre à l'attente légitime du lecteur, le narrateur ne nous renseigne guère sur les raisons du crime tandis que les protagonistes font des hypothèses concernant le meurtre, mais celles-ci ne procèdent pas de la technique de l'enquête puisqu'ils ne se fondent que sur des données subjectives. Le crime n'a d'intérêt dans l'économie du roman que symbolique [...]. Le début du roman, en définitive assez classique, est détourné au profit d'une énigme insoluble dont l'auteur sous-entend qu'elle est la condition sine qua non du déroulement romanesque. Le roman se retourne ainsi de manière ironique contre lui-même en démystifiant les poncifs romanesques.
Au début de Dix heures et demie du soir en été, l'auteur procède de la même manière à un pastiche de roman policier dans une perspective de remise en cause de l'intrigue traditionnelle [...] (Cloitre 1991 : 13).’

Cloitre, nous le voyons, situe clairement le recours au phénomène d'hypertextualité dans le contexte du pastiche. Son analyse est particulièrement intéressante dans le sens où elle met en lumière les deux grandes fonctions des phénomènes de transtextualité, à savoir le rapport général à l'institution littéraire qui chez Duras s'exprime toujours sur le mode de la subversion, et le rapport avec le lecteur qu'elle détourne de son attente pour générer chez lui une autre attitude de lecture.

Dans L'amante, le lien avec le roman policier est lui aussi présent : l'intrigue prend la forme d'une enquête faite par un romancier-enquêteur. Le pastiche y sera moins évident que dans les deux romans susmentionnés puisqu'il ne se révélera clairement qu'à la fin, lorsque Claire Lannes refusera de dire où elle a caché la tête, élément symbolique de la résolution de l'énigme, rendant, par son refus, obsolète toute lecture qui porterait sur l'intrigue.

Parallèlement au roman policier, ces trois romans réfèrent à une autre forme d'hypotexte qui relève quant à elle de l'écrit journalistique : le fait divers. Leur écriture pourrait s'envisager comme une mise en texte littéraire d'un simple fait divers. Les faits y sont décrits dans leur stricte matérialité, sans explication des raisons qui ont conduit à leur existence. Les personnages réécriront l'histoire au travers de leur propre subjectivité ou de leurs propres fantasmes. Toutefois, le mode de convocation du fait divers diffère d'un roman à l'autre. Si pour Moderato et pour Dix heures, il apparaît sous la forme d'un hypotexte, c'est sur le mode de l'intertextualité qu'il figure dans L'amante où il est cité dans la forme brute d’un avis à la population.

Dès lors, l'hypertextualité externe renvoie, elle aussi, profondément à la subversion de l'institution littéraire et à la modification du rapport de lecture. Non seulement les textes convoqués relèvent d'un sous-genre littéraire ou d'un hors champ littéraire, mais encore les seules codifications qui soient respectées sont celles qui relèvent de l'extérieur du champ littéraire. Le lecteur ne peut donc lire Duras comme il lirait d’autres oeuvres littéraires.

Cependant, toute l'oeuvre durassienne réfère plutôt à l'hypertextualité interne puisqu'elle est essentiellement une perpétuelle réécriture des mêmes textes sous des formes différentes. Si nous avions classé les deux versions du Square dans l'architextualité dans la mesure où il n'y avait presque aucune modification d'écriture, la plupart des reprises de textes durassiens s'inscrivent au sein du phénomène d'hypertextualité. Un roman comme La pluie fonctionne en hypertexte du film Les enfants. India Song ou La femme du Gange sont des reprises filmiques du Consul. Le Barrage est une forme d'hypotexte de L'amant que Annaud a transposé en film, d'abord avec l'approbation de Duras, ensuite malgré son désaccord. Duras en a alors écrit une version filmique, La Chine, qui restera toujours au stade d'un scénario dont L'amant est l'hypotexte. Le roman, Moderato, a été mis en film par Peter Brook, mais c'est Duras qui en a assuré les dialogues. Bien sûr, ces opérations de « transmodalisation », que Genette définit comme suit :

‘Par transmodalisation, j'entends [...] une transformation portant sur ce que l'on appelle, depuis Platon et Aristote, le mode de représentation d'une oeuvre de fiction : narratif ou dramatique. Les transformations modales peuvent être a priori de deux sortes : intermodales (passage d'un mode à l'autre) ou intramodales (changement affectant le fonctionnement interne au mode). Cette double distinction nous fournit évidemment quatre variétés, dont deux sont intermodales : passage du narratif au dramatique ou dramatisation, passage inverse du dramatique au narratif ou narrativisation (Genette 1982 : 395-396),’

impliquent, comme il le signale par ailleurs (1982 : 442), des transformations plus vastes relevant du sémantique. Dans le cadre de Moderato, la transposition filmique change le sens du livre. Elle déplace la problématique du roman du champ de l'individuel vers le champ social. L'histoire n'est plus celle de deux êtres qui vivent une histoire d'amour de l'ordre du symbolique en reconstruisant par leur dialogue l'histoire de ces amants criminels, mais devient l'histoire d'une bourgeoise, femme d'un directeur d'usine, qui vit une histoire d'amour toute à la fois symbolique et transgressive avec un ouvrier. Le film, à cause de la mise en image, ne peut échapper à la socialisation des personnages. Il nous semble d'ailleurs que Peter Brook s'en est rendu compte. Il a construit une alternance dans les lieux de rencontre entre Anne et Chauvin entre le café et des lieux plus naturels comme une maison abandonnée sur la plage, ou comme la forêt, cela, à notre avis, pour atténuer la transgression fondamentale que constitue à l'écran l'image d'une bourgeoise se rendant dans un café populaire.

Cet aspect social n'est bien sûr pas inexistant dans le roman, mais il est en quelque sorte relégué en toile de fond où il n'apparaît que comme arrière-plan idéologique pour montrer que si la femme veut atteindre à l'expression de son être, elle doit sortir du carcan où l'idéologie bourgeoise l'enferme inéluctablement. Cet enfermement, ce déni de langage que l'idéologie bourgeoise opère au niveau des femmes, Duras le mentionne dans La Vie matérielle :

‘Les conversations reposantes de vos femmes, vous les écoutez en bloc, vous ne les détaillez pas, elles arrivent sur vous comme des ritournelles. Les femmes, ça ne s'écoute pas. Mais de cela, on ne peut pas vous accuser. C'est vrai que les femmes sont encore ennuyeuses, qu'elles n'osent pas, pour beaucoup, sortir de leur rôle. Et que vous ne désirez pas qu'elles le fassent. La bourgeoisie française est pour une femme toujours mineure (Vie matérielle : 51).’

Ainsi, la réflexion de Borgomano (1993 : 20) qui considère L'amant de Lady Chatterley comme l'hypotexte de Moderato, trouve-t-elle à nos yeux toute sa pertinence pour la version filmique du roman, beaucoup moins pour la version romanesque :

‘La différence entre les deux personnages est signalée d'emblée par leurs noms propres. Les autres disent : Madame Desbaresdes. Le narrateur : Anne Desbaresdes. L'homme, lui, est toujours désigné par son patronyme nu : Chauvin.
Ce mode de dénomination connote une différence sociale. Le schéma de l'histoire se ramènerait alors à une aventure entre un ouvrier et la femme du patron, une sorte de nouvelle version de L'Amant de Lady Chatterley, la sexualité en moins. Ce schéma était anticonventionnel à l'origine (la convention étant représentée par le schéma inverse, celui des romans de grande consommation : le patron et l'ouvrière, avatars du prince et de la bergère des chansons populaires). Mais il est devenu assez banal. Ce schéma est d'ailleurs bien présent et visible à la surface du texte et le relie à toute une convention romanesque datée, à ces histoires à quatre sous auxquelles la Française d'Hiroshima, mon amour, comparera sa propre histoire. Marguerite Duras a toujours aimé subvertir ce genre d'histoires (Borgomano 1993 : 20).’

Si cette analyse faite par Borgomano s'applique à merveille au film de Peter Brook, elle constitue pour le roman non son « schéma » mais sa caricature outrancière. Cette socialisation opérée par l'image est, à notre avis, la raison fondamentale qui a poussé Duras à renier le film. La même chose se produira d'ailleurs avec L'amant d'Annaud. Le film transfigure l'histoire d'amour entre deux êtres, faite de découvertes érotiques, le tout présenté comme transgression fondamentale dans un univers colonial injuste et opprimant, en histoire pornographique sur fond d'Indochine magnifiée. Ce réalisme-là, cet ancrage dans le concret, Duras ne pouvait le supporter. Ainsi les transmodalisations romans/films opèrent-elles une inversion fondamentale entre arrière-plan et avant-plan qui déplace totalement la signifiance.

Duras utilise aussi une forme très particulière de transmodalisation : elle consiste à transformer la même version d’un texte romanesque à l’origine par le simple ajout soit d’une postface, soit d’un écrit explicitant les conditions de réalisation théâtrale du texte. Le texte romanesque devient ainsi l’hypotexte d’une version théâtrale virtuelle. Le cas se produit avec Détruire où une postface sous forme de « note pour les représentations » situe le texte romanesque dans le champ théâtral et avec Les yeux que La pute de la côte normande présente explicitement comme la version théâtrale de La maladie de la mort mais qui généralement est lu comme roman. On pourrait presque les appeler des transmodalisations performatives dans la mesure où le « dire » est censé se transformer en « faire ». Toutefois, quelques doutes subsistent sur la réalisation de la transformation ainsi opérée.

Une dernière forme d'hypertextualité interne apparaît sous la plume de Duras, lors d'un commentaire de sa propre oeuvre et réfère au « texte-absent » :

Le Barrage est devenu intangible, les camouflages, le remplacement de certains facteurs personnels par d'autres qui se prêtaient moins à la curiosité du lecteur et risquaient moins de l'éloigner du récit que moi je voulais qu'il lise, tout s'est intégré à la première histoire qui, elle, a disparu. Cela jusqu'à L'amant (Vie matérielle : 100).’

Il y aurait donc une espèce de texte fondateur, un récit de vie auquel tous les maquillages, auquel tous les silences des textes antérieurs à L'amant référeraient. Ainsi positionné, le roman autobiographique, L'amant, fonctionnerait comme l'hypotexte postérieur de tous les autres romans. La formule est pour le moins paradoxale, mais elle renvoie au fait que le roman autobiographique était toujours présent, même dans sa non-écriture, derrière des romans comme le Barrage.

Denes préfère se référer plus strictement à l'oeuvre réellement écrite et considérer L'amant comme un hypertexte :

L'amant n'est pas un texte de plus dans la production durassienne mais un texte qui porte en lui des textes antérieurs, un hypertexte qui incite à lire à rebours, en remontant l'oeuvre vers l'amont, vers le texte fondateur et matriciel qu'est Un barrage contre le Pacifique (Denes 1997 : 14 ; nous soulignons).’

De toute manière, et quel que soit le nom qu'on lui donne, L'amant programme lui aussi un lecteur fidèle puisqu'il force en quelque sorte, comme le dit Denes, à « lire à rebours ». Nous serions ici encore dans l'incitation à « l'histoire de lectures ». Cette interprétation de la programmation s'explique par le contexte de réception de l'oeuvre : prix Goncourt, succès populaire puisque, toujours selon Denes (1997 : 13), « on estime à deux millions le nombre de lecteurs de ce roman », nombre jamais atteint par Duras, et qu'il a été « traduit en quarante langues », autre trace quantifiable du succès. Mais que le texte inscrive les autres textes et que la lecture des textes antérieurs soit nécessaire à la production de sa signifiance, ou qu'il incite à lire les textes antérieurs parce que le lecteur sent qu'autrement des éléments lui échappent, il n'en reste pas moins qu'une « histoire de lectures » construite ou à construire se trouve aussi programmée. Denes (1997 : 14) fait également référence, pour étayer son discours, à l'interrogation profonde que Savigneau, critique littéraire au Monde, porte sur la qualité de la réception de l'oeuvre chez des lecteurs non avertis :

‘Comment ce roman autobiographique, aboutissement de tout un parcours littéraire, condensé de tout un univers romanesque, peut-il être reçu par ce nouveau public, qui ignore tout du travail antérieur de Duras ? (Savigneau, Le monde du 8 mars 1996, cité par Denes 1997 : 14).’

Denes fait précéder cette citation d'une réflexion qui situe toujours la problématique de la transtextualité au sein d'une « histoire conversationnelle » avec le lecteur :

‘[...] sa lecture ne peut être complète que si elle est elle-même préparée et éclairée par la lecture des autres textes auxquels il renvoie (Denes 1997 : 14).’

Mais souvent l'hypertextualité est, chez Duras, un phénomène complexe qui mélange plusieurs niveaux. L'amante est particulièrement représentatif de cet état de choses. Duras est partie d'un fait divers auquel elle donne la forme textuelle d'une enquête policière. Elle en a fait Les viaducs de la Seine-et-Oise, pièce de théâtre où l'hypotexte est reproduit sous forme intertextuelle d'un « texte d'informations » destiné à être lu au public avant le lever de rideau. Ensuite cette pièce est devenue un roman, L'amante, et enfin une dernière version théâtrale en fut donnée sous le nom du Théâtre de l'amante anglaise.

Notes
46.

Le nom de l'héroïne et la référence à l'inceste en constituent les mentions explicites.