2.4. La « métatextualité ».

Le quatrième niveau de transtextualité, ou niveau « métatextuel », revêt une importance toute particulière chez Duras. Il emprunte lui aussi les deux formes fondamentales : une forme interne et une forme externe. Duras est une grande commentatrice de sa propre oeuvre. Elle le fait à l'intérieur de ses romans eux-mêmes, disséminant au hasard des discours du narrateur ou des réflexions des personnages une série de clés interprétatives où elles dévoilent les mécanismes fondamentaux de son écriture. Procédant ainsi, elle opère une véritable mise en abyme de l'écriture qui renvoie à « l'autotextualité » de Dällenbach. Les principaux mécanismes d'écriture épinglés au fil de l'oeuvre romanesque par le texte lui-même sont les suivants :

  1. L'amant et Moderato signalent, comme nous l'avions évoqué précédemment, que le dire de l'écrivain est tout puissant. Quant au roman, La pluie, il porte l'espoir, comme l'indique la postface, d'une possibilité d'action sur le monde.

  2. La pluie dénonce l'illusion réaliste : ‘Cependant que ces fauteuils continuent à être là, réels jusqu'à l'irréalité, [...] (Pluie : 121).’ Cette phrase indique à quel point tenter de mimer le réel pour un romancier ou un cinéaste47 produit un sentiment d'irréel, voire d'absurde. Dans ce roman, d'ailleurs, Duras s'était amusée à reproduire textuellement (p. 60, 76) au sein d'un polylogue le nombre exact de « bonjour » que les interlocuteurs auraient réellement prononcé, s'ils avaient eu une existence réelle. Un effet d'irréel, voire d'absurdité totale en résultera.

  3. Émily ou L'amant renvoient à l'impossibilité d'écrire pour la femme. Dans L'amant, c'est la mère qui refuse que sa fille se lance dans l'écriture : ‘Elle est contre, ce n'est pas méritant, ce n'est pas du travail, c'est une blague - elle me dira plus tard : une idée d'enfant (Amant : 29).’ Dans Émily, c'est le mari qui détruit les poèmes de sa femme : ‘Le Captain avait jeté la poésie dans le feu du poêle (Émily : 86).’

  4. Les différents récits enchâssés comme celui de Peter Morgan à l'intérieur du Consul témoignent de l'écriture en train de se faire, comme l'enquête de l'écrivain dans L'amante renvoie au travail préalable de l'écrivain ou comme celle de J. Hold montrait le refus d'un savoir constitué, d'une idéologie finie. Le savoir que J. Hold, narrateur-romancier, peut posséder sur Lol, n'est qu'un savoir déconstruit, reporté par d'autres et reproduit par lui sans aucune certitude quant à son exactitude. Un tel savoir morcelé, incertain, ne permet pas d'accéder à la vérité du personnage. Lol V. Stein au nom marqué d'incomplétude échappera toujours au romancier, au lecteur. L'écrit renvoie au vide, à l'absence de savoir, à l'impossibilité de connaître ou d'atteindre l'être. Nous reviendrons sur ces différents aspects lorsque nous étudierons la gestion de l’information. Émily, dans le dialogue qui s'instaure entre la narratrice et son compagnon, renvoie au même vide, à la même impossibilité d'écrire, au même doute concernant la vérité du récit que nous sommes pourtant, nous, lecteur, en train de lire : ‘[...] Vous dites :
    - Je suis sûr que c'est ça que vous êtes en train d'écrire en ce moment, ne dites pas le contraire.
    - Non, je ne le crois pas... Mais il y a tellement longtemps que j'y pense, deux ans au moins... Je ne sais plus. À vrai dire je ne sais plus, c'est ça... Mais je ne crois pas que ce soit notre histoire que j'écrive. Quatre ans après, ça ne peut plus être la même... Elle n'est déjà plus la même maintenant. Et plus tard elle sera encore différente. Non... ce que j'écris en ce moment, c'est autre chose dans quoi elle serait incluse, perdue, quelque chose de beaucoup plus large peut-être. Mais elle, directement, non, c'est fini... je ne pourrai plus...
    [...]. Vous dites :
    - Il n'y a rien à raconter. Rien. Il n'y a jamais rien eu.
    Je vous réponds avec retard : [...].
    - Il me semble que c'est lorsque ce sera dans un livre que cela ne fera plus souffrir... que ce ne sera plus rien. Que ce sera effacé. Je découvre ça avec cette histoire que j'ai avec vous : écrire, c'est ça aussi, sans doute, c'est effacer. Remplacer (Émily : 22-23).’ L'autotextualité renvoie donc ici non seulement au roman lui-même où l'histoire d'amour finie entre la narratrice-romancière-personnage et son compagnon s'insère, comme le mentionne l'extrait, dans une histoire plus vaste, celle d'Émily, mais aussi à toute la conception de l'écriture chez Duras vue comme une histoire effacée.

  5. La Vie matérielle pousse à repenser l’ensemble des conversations échangées entre Anne et Chauvin comme métonymiques de l'écriture entière : ‘C'était presque ça, ça se passait à l'écriture avec une facilité qui rappelait la parole de l'ivresse alcoolique dont il vous semble qu'elle est toujours intelligible, simple. Puis tout à coup ça résistait (Vie matérielle : 34).’

  6. L'amante désigne clairement, nous l’avons vu, le rôle que Duras assigne au lecteur. Un pacte de lecture active y est clairement défini, explicitant ainsi un premier trait du lecteur inscrit : sa coopération active.

  7. Les yeux par leur incorporation d'une partie théâtrale renvoie aux différentes transformations hypertextuelles que Duras fait subir à ses textes : ‘La scène, dirait l'acteur. Elle serait une manière de salle de réception, sévèrement meublée de meubles anglais, [...].
    Petit à petit, une odeur se répandrait, elle aurait été à l'origine, celle qui est écrite ici, de l'encens et de la rose, [...].
    La description du décor, de l'odeur sexuelle, [...] devrait être lue par les acteurs à égalité de ton avec le récit de l'histoire. Même si, au hasard des théâtres différents où la pièce serait représentée, les éléments de ce décor ne coïncidaient pas avec l'énoncé qui en est fait ici, celui-ci resterait inchangé. Dans ce cas, ce serait aux acteurs de faire que l'odeur, les costumes, les couleurs se plient à l'écrit, à la valeur des mots, à leur forme. [...]
    Elle dormirait, dit l'acteur. Elle aurait l'air de le faire, de dormir (Yeux : 21-22 ; nous soulignons).’ Didascalies et récit sont pareillement lus par l'acteur avec une égalité de ton qui uniformise discours théâtral et discours romanesque dans une espèce de gigantesque texte médiatisé par un acteur. Il est à noter que Duras subvertit ainsi en profondeur le rôle des didascalies qui ne devraient pas nécessairement se traduire par une mise en action, comme le prouve la partie soulignée.

  8. De nombreux romans donnent en résumé les différents scripts que les romans développeront. La pluie en donne deux : l'un d'une rencontre amoureuse, l'autre d'une conversation entre inconnu. L'amant décrit les polylogues mondains. Nous reviendrons sur cet aspect non seulement au niveau de la stéréotypie, mais aussi lorsque nous étudierons les différents types de dialogue.

Mais, à côté de cette métatextualité interne, existe une métatextualité externe importante sous forme de livres réunissant des textes courts parlant de l'écriture ou de romans particuliers. La Vie matérielle, Écrire ou Les yeux verts constituent autant de commentaires de l'auteur sur sa propre oeuvre. Parallèlement, existe tout le corpus des entretiens écrits ou télévisés ou radiophoniques où Duras parle d'elle, de son oeuvre et de la difficulté d'écrire. Ils constituent les formes modernes de l'épitexte dont parlait Genette mais sont par leur contenu profondément métatextuels.

Tout ce métatexte durassien ne se présente pas comme un savoir défini sur l'oeuvre et là comme ailleurs, Duras déconstruit le savoir, n'hésitant pas à donner des renseignements à la limite du contradictoire, notamment concernant le roman qui, pour elle, a le plus d'importance et qui, selon les entretiens, peut être Abahn, Le consul ou Le ravissement. Ainsi, dans La Vie matérielle, Duras écrit :

‘Je dis tout : si quelqu'un d'autre que moi avait écrit Lol V. Stein, je ne sais pas si je l'accepterais facilement. Et Le Vice-consul. Et La Douleur. Et L'Homme Atlantique. Ou bien je cesserais d'écrire ou bien je ferais le Rinaldi. Qui sait ? (Vie matérielle : 135).’

Dans les entretiens avec Pierre Dumayet, nous l'avons dit, il semble que ce soit Le consul, dont elle dit que c'est « un des plus grands [romans] du siècle » (1999 : 47), qui l'emporte sur tous les autres. Dans Écrire, c'est Abahn qu'elle place au sommet, allant jusqu'à parler de son oubli du Ravissement :

‘J'avais oublié même les titres. Le Vice-consul, non. Je ne l'ai jamais abandonné, j'y pense souvent. À Lol V. Stein je n'y pense plus (Écrire : 20).
J'ai tout de suite fait des livres dits politiques. Le premier est Abahn Sabana David, un de ceux qui m'est le plus cher (Écrire : 22).’

Tout le phénomène de métatextualité, qu'il soit interne ou externe, réfère chez Duras à l'écriture, à la difficulté d'écrire et à un savoir impossible à construire.

Nous n'étudierons pas ici le phénomène de paratextualité, estimant que son étude relève plus de l'information au lecteur que des mécanismes purs de transtextualité. L'étude du paratexte se fera donc plus systématiquement quand nous aborderons la question de la gestion de l'information.

Notes
47.

Le film, Les enfants, en arrive au même effet en filmant deux fauteuils vides.