2. L'information romanesque.

La problématique de l’information littéraire a été abordée par les poéticiens et les sémioticiens. Barthes, avec S/Z, a élaboré une véritable théorie de l'interprétation littéraire fondée sur ce qu'il a décidé d'appeler un « code herméneutique »53 et Todorov dans Poétique (1968 : 58-63) a répertorié cinq lignes d’accès au problème. Philippe (1996 : 82) résume ainsi les trois plus importantes pour notre étude :

‘- La première est celle de la qualité (c’est-à-dire de la nature) de l’information. On opposera ici les textes à direction objective (accent mis sur le perçu) et les textes à direction subjective (accent mis sur le percevant).
- La deuxième est celle de la quantité de l’information. On mesurera ici son étendue (le texte fournit-il beaucoup d’informations ?) et surtout sa profondeur (a-t-on accès ou non à l’intériorité des personnages ?).
- La troisième grande question est celle de l’unicité/la multiplicité des sources d’information (un seul personnage focalisant ou plusieurs, par exemple) et des modalités de la variabilité éventuelle du point de vue narratif (Philippe 1986 : 82).’

Les deux autres lignes concernent le rapport que ces informations entretiennent avec la vérité et « l’appréciation portée sur les événements » qu’elles renferment. Ce dernier point se retrouvera dans l’étude des normes. Parallèlement à Todorov, Genette, dans Figure III, a centré son étude de la question sur le deuxième point, en étudiant le problème épineux de la focalisation qu’il classifie en fonction du savoir narratif.

Mais il nous semblerait intéressant de traiter les problèmes de la qualité et de la quantité de l’information par rapport aux « maximes conversationnelles » de Grice et plus généralement encore par rapport aux « lois conversationnelles », telles que les reformulent Ducrot et Kerbrat-Orecchioni. Sterne, encore une fois, avait ouvert les voies d’une telle approche en déclarant :

Écrire, quand on s'en acquitte avec l'habileté que vous ne manquez pas de percevoir dans mon récit, ce n'est rien d'autre que converser. Aucun homme de bonne compagnie ne s'avisera de tout dire ; ainsi aucun auteur, averti des limites que la décence et le bon goût lui imposent, ne s'avisera de tout penser. La plus sincère et la plus respectueuse reconnaissance de l'intelligence d'autrui commande ici de couper la poire en deux et de laisser le lecteur imaginer quelque chose après vous (Tristram Shandy : 112 ; nous soulignons).’

Cet extrait de Sterne souligne le parallélisme qui existe entre l'acte d'écrire et la conversation. Il met en exergue le lien qui s'établit entre l'écriture d'un roman et la gestion de l'information en soulignant que tout ne doit pas être dit par l'auteur inscrit, qu'une part reste à produire par le lecteur. Mais l'idée apparemment la plus étrange est de situer la problématique de la gestion de l'information dans le champ de la politesse en évoquant une « loi de décence » qui empêche de tout dire. L'information romanesque se trouve donc ainsi placée au coeur de l’ensemble des lois qui régissent la conversation.

L'idée de relier le roman à la conversation et d'examiner son fonctionnement par rapport aux « maximes conversationnelles » avait été développée, selon Lane-Mercier (1998 : 344), en 1977 par Pratt, dans un ouvrage intitulé Toward a speech act theory of litteray discourse. En 1990, Maingueneau affirme :

‘Nous avons recouru aux lois du discours pour éclairer des dialogues, mais les oeuvres elles-mêmes constituent un acte d'énonciation : si le concept de loi du discours a quelque validité, il doit s'appliquer également à ce niveau, même si l'auteur et le coénonciateur d'une oeuvre ne « conversent » pas, même si le lecteur ne peut intervenir dans un texte qui est déjà achevé quand il y accède (Maingueneau 1990 : 121 ; nous soulignons).’

Maingueneau lance ainsi la voie d'une application des lois du discours, telles que Kerbrat-Orecchioni (1986 : 194-269) les avait classifiées, à la communication romanesque. Il s’avère intéressant de poursuivre cette direction en l'appliquant à Duras.

L'on examinera donc d'abord la pertinence de ce type d’approche dans le cadre de la gestion de l'information du discours romanesque durassien. Ensuite, notre étude se centrera sur la manière dont se répartit cette gestion entre les différentes instances dans la mesure où l'auteur inscrit, qui gère l'information littéraire, peut choisir soit de la formuler lui-même par le biais du paratexte ou par les énoncés dits « sérieux » de Searle (1982 : 103 et 118), soit de la déléguer à un narrateur ou à des personnages. Ces différentes possibilités ne sont pas neutres et dépendent du type d'informations à communiquer et de la vision du monde que l'auteur inscrit veut transmettre. C’est donc par ce biais que sera abordé le problème des « sources » de l’information dont parle Todorov. Nous clôturerons cette partie par l'étude plus détaillée du début d’un roman durassien. Il va sans dire que nous ne pourrons nous non plus prétendre à l’exhaustivité pour un problème aussi gigantesque que celui de l’information romanesque. Il s’agira donc essentiellement de donner les pistes d’étude de la problématique posée plutôt que de cerner complètement la question surtout chez une romancière qui multiplie les déclarations paradoxales à ce propos :

‘Écrire ce n’est pas raconter des histoires. C’est le contraire de raconter des histoires. C’est raconter tout à la fois. C’est raconter une histoire et l’absence de cette histoire (Vie matérielle : 35).
Je ne vois pas ce que vous pourriez raconter sur elle... C’est vrai que maintenant on ne raconte plus rien dans les romans... C’est pour ça que j’en lis si peu... que... (Détruire : 119).’

Duras axe ses commentaires métadiscursifs sur l’absence d’histoire et souligne donc la carence absolue d'informations diégétiques.

Notes
53.

Qu'il définit en ces termes : « l'ensemble des unités qui ont pour fonction d'articuler, de diverses manières, une question, sa réponse et les accidents variés qui peuvent ou préparer la question ou retarder la réponse ; ou encore : de formuler une énigme et d'amener son déchiffrement ».