2.2. La répartition de l'information entre instances narratives et actants du roman.

La répartition de l'information dans un roman relève toujours d'une décision de l'auteur et est un des signes de son inscription dans le texte. Trois possibilités théoriques s'offrent alors à tout romancier : soit il impute une partie de ces informations à son double littéraire, soit il les transmet par le biais d'un narrateur, soit il les transmet par le biais des personnages.

Deux parties relèvent explicitement de l'auteur inscrit dans le roman : le péritexte d'une part, et d’autre part les commentaires souvent idéologiques qui figurent au sein même du roman et qui correspondent à ce que Searle appelle les énoncés sérieux. Ils témoignent alors de l'opinion de l'auteur se référant au monde réel et non plus au monde fictionnel. Leur imputation à l'auteur ou au narrateur n'est pas toujours aussi évidente que Searle le laisse entendre.

Chez Duras, les « énoncés sérieux » prenant la forme de considérations générales sur le monde sont le plus souvent absents des romans. Comme elle l'a formulé dans Écrire, Duras refuse l'expression d'un savoir constitué et préfère celle d'une vision éclatée apparaissant au fil des dialogues fictionnels. Ainsi, les pages les plus idéologiques de ses romans - comme celles qui dans Le ravissement (p. 48-49) signalent l'incapacité du langage à nommer la femme - présentent l’ambiguïté énonciative d’être imputables à la subjectivité narrative aussi bien qu’à l’auteur inscrit. De toutes manières, si énoncés sérieux il y a chez Duras, ils concernent tous l'absence, le non-savoir ou l’indissociable mélange du réel et du fictionnel comme dans cette étrange énumération à l’incipit de La maladie de la mort :

‘Vous devriez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue, dans un train, dans un bar, dans un livre, dans un film, en vous-même, en vous, en toi, au hasard de ton sexe dressé dans la nuit qui appelle où se mettre, où se débarrasser des pleurs qui le remplissent (Maladie de la mort : 7 ; nous soulignons).’

En fait, les considérations générales sur le monde, elle les réserve à son moi médiatique où l'on se demande parfois si elle ne prend pas le monde comme un de ses romans, « fictionnalisant » alors son discours. Il suffit que l’on songe à ce propos au cas Villemin, en qui Duras a cru reconnaître une de ses héroïnes, et pour qui elle a écrit dans Libération un article qui a fait scandale, parce qu’elle y expose sa certitude concernant la culpabilité de Christine Villemin, qu’elle nomme d’ailleurs, à l’instar de ses héroïnes, Christine V.

Quant au phénomène du péritexte, il se réduit la plupart du temps chez Duras à la formulation d'un titre. L'adresse directe explicite de l'auteur à ses lecteurs n'apparaît que dans quatre romans durassiens : Détruire, Le square, La Chine et La pluie. Les deux pages de ce dernier roman revêtent un intérêt particulier pour le fonctionnement du phénomène. Tout d'abord, plusieurs indicateurs textuels les distinguent formellement du reste du roman. Les italiques, le « je » et la signature « M. D. » constituent autant de marques explicites du fait que Duras ne recourt ni à la médiation du narrateur, ni à celle des personnages pour s'adresser au lecteur. Ce dernier se voit lui aussi attribuer une existence textuelle par l'expression « que voulez-vous faire... » qui le fait apparaître comme un accusateur possible, comme quelqu'un pouvant reprocher à Duras d'avoir laissé mourir l'arbre :

‘J'oublie encore ; l'arbre est là. La clôture du jardin étant maintenant en ciment armé, haute, on ne voit plus désormais l'arbre tout entier. Je sais, j'aurais dû aller à Vitry et empêcher que l'on mette la clôture en ciment. Mais on ne m'a pas prévenue, que voulez-vous faire... (Pluie : 150 ; nous soulignons).’

L'extrait met l'accent sur une des constantes durassiennes : un espoir désespéré dans le fait que la littérature puisse agir sur le monde réel, que les mots aient véritablement une action performative. Ainsi, Duras, par « on ne m'a pas prévenue », indique tout à la fois que son film ou son roman aurait dû pouvoir faire en sorte qu'on l'avertisse de la disparition de l'arbre, mais tout aussitôt, par la négation, elle montre que la littérature ou l’art n'a aucun impact sur le monde. Espérance et désespérance face au langage, face à la littérature, face au monde en général.

Ce rapport entre l'univers fictionnel et l'univers réel se manifeste encore d'une autre manière. Le texte commence par un remerciement à Jack Lang pour la subvention du film Les enfants dont le livre est tiré. Elle cite les comédiens et les collaborateurs qui ont participé au film, elle mentionne sa croyance première en l'impossibilité de raconter l'histoire autrement que par l'écriture cinématographique et puis sa décision d'en faire un livre pour ne pas oublier « ces gens, ces personnes » qu'elle dit « avoir abandonnées » à Vitry. Ensuite, elle parle du titre dont elle n'a gardé qu'une partie, la fin. Le début du texte démarre donc sur un ancrage réaliste (Jack Lang, le film, le lieu, Vitry) et sur le travail du créateur où déjà une image stéréotypée est activée : celle du romancier habité par ses personnages. Ensuite, elle entame toute une réflexion sur le rapport de l'oeuvre littéraire et de la réalité. Mais Duras pervertit la vérité : elle dit avoir inventé le Livre brûlé, or Blot-Labarrère (2000 : 289-294) a démontré que le Livre brûlé existe bien dans la tradition juive78 ; elle prétend avoir inventé Vitry tout en reconnaissant son existence et fait l'énumération des éléments puisés dans la réalité ou créés, mais peut-on la croire lorsqu'elle dit avoir gardé la « casa des parents », l'arbre ? En outre, elle se présente comme une grande oublieuse, le terme est repris quatre fois dont trois en tête de ligne :

‘[...] J'oublie : la Seine, je l'ai gardée, elle est toujours présente, toujours là [...].
J'oublie encore : l'arbre est là. [...]
J'oublie encore : les noms des enfants je ne les ai pas inventés. Ni l'histoire d'amour qui court tout au long du livre.
J'oublie aussi : le port s'appelle vraiment le Port-à-l'Anglais. La Nationale 7 est la Nationale 7 [...] (Pluie : 150).’

Cette figure d'oublieuse n'est pas sans rappeler celle des grandes héroïnes durassiennes. N'y a-t-il pas ainsi une certaine volonté d'assimilation de l'auteur à l'univers créé ? Mais cette répétition de l'expression « j'oublie » remet en cause la sincérité dont Duras, auteur réel, avait semblé faire preuve en dénonçant en permanence le fictionnel comme fictif, et l'assimile à la plupart de ses narrateurs, jetant par là même un flou et un discrédit sur tout le rapport entre l'oeuvre et la réalité. Ainsi, par ces deux pages, elle met en place une véritable image de l'écrivain-créateur rejoignant les figures stéréotypiques et mythiques.

Dans Le square, une page est directement attribuable à l'auteur inscrit : elle se trouve en tête du roman et précise également l'inscription du roman dans l'univers réel puisqu'elle transforme le bavardage anodin de la bonne et du voyageur de commerce (sujet du roman) en véritable dénonciation politique d'une condition aliénante et situe une nouvelle fois la littérature dans la performativité.

Dans la page inaugurale de La Chine, la romancière déclare - ultime subversion - qu’elle est « redevenu un écrivain de roman », alors qu’elle écrit en fait le scénario d’un film-réponse à celui d’Annaud, comme le prouvent non seulement les notes qui parsèment le texte (p. 28 et 97, notamment), mais aussi des marques textuelles incorporées au sein même du texte et qui font explicitement référence à une version cinématographique possible. Ce qui fait dire à Borgomano (2000b) dans un article intitulé L’Amant de la Chine du Nord : Chant de Deuil pour un film absent :

‘Hors texte, il est présenté par son auteur comme « rupture définitive avec le cinéma », choix du « roman », donc de « l’écrit ». Mais, à bien lire, il apparaît au contraire, comme manifestation exemplaire du désir de cinéma, comme texte superlativement « hybride » où s’exaspère le conflit entre écriture et cinéma.
[...]
Car si, oubliant le « pré » texte, nous observons le texte de L’Amant de la Chine du Nord, il se présente bien moins comme « roman » que comme « scénario » (p. 520-521).’

Quant aux pages qui suivent Détruire, elles prennent la forme de didascalies susceptibles de transformer le roman en pièce de théâtre. Rôle curieux de ce péritexte qui opère ainsi une véritable transmodalisation du texte qu’on vient de lire.

Autre élément du péritexte, les titres durassiens fonctionnent sur le principe d'une certaine transgression porteuse d'informations. Duras, auteur inscrit, utilise généralement des titres « thématiques »79. Ils réfèrent le plus souvent aux héros et héroïnes des romans, en fait, véritables sujets des romans. Toutefois sur le plan de leur contenu informatif, la plupart fonctionnent sur un mode déceptif. Quand le nom figure, il n'atteint jamais la complétude d'un prénom et d'un nom. Le lecteur n'aura souvent qu'un simple prénom comme dans Abahn, Sabana, David auquel se joint parfois une lettre du nom de famille, Émily L., quand ce n'est pas le prénom même qui est amputé de ses lettres, Lol V. Stein. Cette réduction apparente de l'information donne en fait au lecteur l'information capitale sur le sujet des romans qui se situe pour le personnage dans l'impossibilité à être et à se nommer. D'autres titres ne réfèrent qu'à une existence fonctionnelle du personnage, comme L'amant ou Le Vice-consul, ou encore Le Marin de Gibraltar, comme si la question de l'identité n'était réductible qu'à un simple rôle. Certains personnages ne se présentent, dans le titre, que sous la forme d'un simple « elle » comme Alissa dans Détruire dit-elle ou sur une atomisation de leur être réduit à deux particularités physiques, Les yeux bleus cheveux noirs. Ainsi, le personnage durassien n'atteint jamais, par le titre, la nomination de son être total, comme il n'atteindra jamais son être dans les différents romans. Le titre fonctionne donc sur le paradoxe d'une non-information très informative. D'autres titres paraissent déroger au principe de pertinence dans la mesure où c'est un détail du roman qui est choisi comme titre. Tels sont Les petits chevaux de Tarquinia ou Moderato cantabile, ou encore La pluie d'été et Dix heures et demie du soir en été. Toutefois sur le plan de la pertinence, c'est L'amour qui est le plus discordant dans la mesure où dans le roman même, il n'est pas question d'amour.

Il reste maintenant à examiner la répartition de l'information entre le narrateur et les personnages, c’est-à-dire, dans la terminologie de Todorov, à se poser la question des sources de l’information. Chez Duras, la part purement narrative est proportionnellement très réduite. La plupart des informations s'acquièrent, comme le dit Skutta (1981), au fil des dialogues reportés dans le texte sous quelque forme que ce soit. Et même un roman comme Le ravissement comporte beaucoup plus de dialogues que les 15 % dénombrés par Frantext et par Durrer (1994 : 8) dans la mesure où le roman n'est qu'une reproduction permanente des dialogues qu'a eus J. Hold avec les différents personnages en vue d'approcher la personnalité de Lol. Mais ces dialogues sont reproduits au travers de la conscience de J. Hold, narrateur intradiégétique, et n'ont donc pas tous une forme directe. Bien sûr, sur le plan de la gestion de l'information, le mode de report compte puisque qu'un discours narrativisé passe par le biais d'une conscience sélectionnante et commentante. L'information n'est donc pas livrée de manière brute au lecteur, alors qu’elle le sera dans la plupart des romans durassiens à partir du Square.

Le fait de gérer la majorité de l’information par le biais de la parole des personnages entraîne plusieurs conséquences. Tout d’abord, l’ensemble de la communication littéraire fonctionne alors en trope communicationnel, puisque chaque parole est à la fois adressée aux actants-personnages et au lecteur et doit théoriquement répondre à une double logique : informativité pour le personnage et informativité pour le lecteur. Cette double logique explique partiellement ce que Larthomas signale pour le dialogue théâtral et ce que Lane-Mercier exprime en d’autres termes pour le dialogue romanesque :

‘Le style concis et ramassé qui est celui d’un bon dialogue dramatique s’oppose donc à l’absence de style de nos propos quotidiens ; et, en particulier, au bavardage qui se définit par un contraste choquant entre le peu d’information transmise et l’abondance verbale (Larthomas 1972 : 292).
Sachant, en outre, que toute conversation intralittéraire est apte à se lester d’un taux informationnel conséquent et se présente par là comme un facteur de cohérence primordial, le lecteur aura-t-il tendance à en effectuer une lecture divergente par rapport à celle qu’il réalise des parties narratives et/ou descriptives ? (Lane-Mercier 1989 : 346-347 ; nous soulignons).’

Les deux auteurs soulignent donc la forte densité informationnelle que présente le dialogue littéraire, mais Lane-Mercier relie en outre ce problème à celui de la cohérence. Chez Duras, cette liaison est poussée à son comble dans L’amante où la seule succession des interviews assure une forme de progression littéraire par le choix des personnages interviewés allant de la vision extérieure du patron de bistrot à celle plus intérieure de la criminelle Claire Lannes en passant par la vision mixte du mari. Mais Duras ne respecte pas toujours cette double contrainte et beaucoup de ses dialogues intradiégétiques confinent plus au bavardage sur la pluie ou le beau temps qu’à l’information stricte. Des romans comme Les chevaux ou comme Le square sont presque totalement construits en fonction de ce principe et donnent alors l’impression de ne pas réellement progresser. Ainsi, non seulement le lecteur ne reçoit la plupart des informations qu’à travers le dialogue des personnages, mais, en plus, celui-ci se révèle très transgressif par rapport à la norme de densité généralement en cours dans les autres romans. C’est donc au fil des bavardages que sera disséminée ici et là une information importante pour la diégèse, le plus souvent diluée.

Ensuite, le fait de gérer la plus grande partie de l’information par le dialogue permet de déroger à la vision unitaire du monde. Le roman présente, alors, des vérités éclatées, des points de vue différents et c’est au lecteur de dégager une vision unitaire et cohérente. Il est à remarquer qu’un roman comme Les particules élémentaires d’Houellebecq, qui tente de donner une vision de la deuxième moitié du XXe siècle et des destins possibles, oppose deux consciences mais ne reproduit quasiment aucun dialogue au style direct et très peu sous les formes de l’indirect ou de l’indirect libre.

Enfin, ce procédé place le lecteur dans la situation de la vie où il ne perçoit des autres que ce qui apparaît : les gestes, les apparences, la voix, les intonations et les propos qu’ils tiennent.

Que reste-t-il alors au narrateur ? Lorsqu’il apparaît sous le double mode du narrateur extra et hétérodiégétique, cas le plus fréquent chez Duras, il se contente de fournir des informations concernant le cadre spatio-temporel et des indications concernant le comportement non verbal au sens large des personnages. En fait, comme le montre Skutta (1981 : 15), la plupart des informations sont alors gérées en fonction de la perception qu’en a ce type de narrateur-témoin qui donne ainsi, toujours selon Skutta (1981 : 11), « l’impression qu’[il] se trouve sur les lieux des événements ». Toutefois, certaines dérogations sont opérées à ce strict parti pris d’extériorité. Comme Skutta (1981 : 6) le montre « de temps en temps il dépasse les limites imposées par lui-même [nous dirions par l’auteur inscrit] en commentant, qualifiant, expliquant certains événements, certains spectacles, en les comparant à d’autres [...] ». Il peut aussi donner des informations concernant le passé des personnages, ce qui suppose alors chez lui (Skutta 1981 : 22) des « connaissances souvent préalables, antérieures au temps de l’histoire ». Ces informations même si elles dépassent le cadre strict de la perception immédiate de phénomènes, même si elles relèvent d’une certaine forme d’omniscience de la part du narrateur, restent réduites à une extériorité pouvant revêtir la forme d’une fiche signalétique :

‘Les parents, c’étaient des étrangers qui étaient arrivés à Vitry, depuis près de vingt ans, plus de vingt ans peut-être. Ils s’étaient connus là, mariés là, à Vitry. De cartes de séjour en cartes de séjour, ils étaient encore là à titre provisoire. Depuis, oui, très longtemps. Ils étaient des chômeurs, ces gens. Personne n’avait jamais voulu les employer, parce qu’ils connaissaient mal leurs propres origines et qu’ils n’avaient pas de spécialité. Eux, ils n’avaient jamais insisté (Pluie : 11 ; nous soulignons).’

Cet extrait témoigne de la manière dont Duras gère son narrateur : les informations relèvent toutes de l’extériorité, toute certitude est combattue par des expressions du type « peut-être » ou par des phénomènes de polyphonie, comme ceux qui apparaissent derrière le « parce que » de l’extrait et qui réfèrent plus aux prétextes employés par les gens pour refuser de donner du travail à cette famille d’immigrés qu’au commentaire narratif. Ensuite, le discours narratif, par des termes comme « oui », par des topicalisations du type « ces parents », échappe à la forme monologale et se présente comme un dialogue dont l’allocutaire reste inconnu : autre soi-même ?, lecteur inscrit ? ou narrataire ? Enfin, derrière lui, apparaît l’auteur inscrit, responsable de la portée idéologique du texte qui dénonce le traitement que la société dans son ensemble réserve aux immigrés.

Le narrateur a aussi à sa charge les informations qui relèveraient du phénomène de fréquence narrative 80, selon la terminologie de Genette (1972 : 145-147). C’est lui qui signale que tel événement ou dialogue, qui n’apparaît qu’une seule fois dans le texte, se répète dans la diégèse :

‘Pourtant la mère se mettait quelquefois à raconter. C’était toujours inattendu ce qu’elle racontait. Ça s’était passé loin. Ça avait l’air de rien. Et pourtant ça se retenait pour toujours. Les mots autant que l’histoire. La voix autant que les mots (Pluie : 45).’

L'imparfait des deux premières phrases et les indicateurs temporels, comme « quelquefois » et « toujours », révèlent l’aspect itératif des récits de la mère. Apparaît aussi un commentaire de l’ordre du métadiscursif, puisqu’il signale l’importance des mots et de la voix dans ces narrations. Ces types d’énoncés, que l’on retrouve souvent sous la plume des différents narrateurs durassiens, sont en fait les seuls qui puissent être pris comme des énoncés sérieux, révélateurs de la présence de Duras dans son oeuvre. Ils concernent généralement l’acte littéraire lui-même et rejoignent ce que Duras expose dans l’épitexte public :

‘M. D. - Je ne m’occupe jamais du sens, de la signification. S’il y a sens, il se dégage après. En tout cas, c’est jamais un souci.
X. G. - En fait c’est pas du sens que je parlais. Comment est-ce que ça se dispose, le langage, dans le livre, sur le papier ?
M. D. - Le mot compte plus que la syntaxe. C’est avant tout des mots, sans articles d’ailleurs, qui viennent et qui s’imposent (Parleuses : 11).’

À côté de cette forme narrative généralement adoptée par Duras, existent aussi les cas où le narrateur est intradiégétique comme dans Le ravissement, dans Le consul ou encore dans Émily et L’amant. Le consul est particulier puisque le roman se présente en récits enchâssés où un personnage du récit 1 (ou récit enchâssant) fait un livre sur la mendiante (récit 2 ou enchâssé) dans lequel il fonctionne en narrateur hétérodiégétique. Les autres narrateurs sont aussi homodiégétiques puisque l’on pourrait considérer qu’ils racontent leur propre histoire. Toutefois, il n’y a que la narratrice de L’amant qui ait un statut clairement homodiégétique dans la mesure où Le ravissement ne raconte pas tant l’histoire de Jacques Hold que celle de Lol V. Stein et dans la mesure où Émily mène deux histoires en parallèle, celle de la narratrice et celle d’Émily pour laquelle la narratrice se place en vision extérieure sans que la narration ne soit médiatisée par aucun filtre narratif. Dès lors, la nature des informations données ne changera pas fondamentalement par rapport à celles que fournissent les narrateurs du premier type, si ce n’est que tous les reports de conversations doivent toujours pouvoir se justifier par une présence du narrateur ou par une narration faite par un autre personnage, que les incursions dans l’intériorité du personnage sont toujours marquées par le sceau de la subjectivité narrative empreinte de doutes. Quant aux informations que le lecteur serait en droit d'attendre sur le personnage-narrateur, elles lui sont refusées ou sont réduites à leur plus simple expression. Dans Émily, c’est par la conversation entre les personnages que le lecteur pourra recueillir quelques informations sur la narratrice, comme celle d’une histoire d’amour finissante, d'un voyage en Asie. Dans Le ravissement, c'est une nouvelle fois la technique de la fiche signalétique qui est utilisée :

‘Trente-six ans, je fais partie du corps médical. Il n’y a qu’un an que je suis à S. Thala. Je suis dans le service de Pierre Beugner à l’hôpital départemental. Je suis l’amant de Tatiana Karl (Ravissement : 75).’

Voilà tout ce que le lecteur connaîtra de l’identité du narrateur. Informations auxquelles il devra ajouter le désir obsessionnellement amoureux qu’il a de Lol. Ainsi, le recours au narrateur homodiégétique s’avère déceptif chez Duras. Il aurait dû permettre une plongée dans l’intériorité du personnage-narrateur, mais il n’en est rien et il ne permet que d’établir un doute généralisé concernant les informations sur les autres personnages qui sont toutes fournies par le filtre d’une conscience subjective. Il y a donc bien une perversion fondamentale de ce que le statut narratif permettait de faire. Si Proust choisit un narrateur homodiégétique, c’était bien pour pouvoir rendre au lecteur l’existence d’une intériorité que dénie généralement le recours au narrateur hétérodiégétique. Le même rapport déceptif existera dans L’amant, mais cette fois par rapport à toute la convention autobiographique. Un seul récit échappe à la typologie traditionnelle du statut narratif, il s’agit de L’amante :

‘En effet, ici le narrateur apparaît vaguement dans le récit pour faire un reportage avec trois personnes qui racontent tour à tour l’histoire d’un crime et qui deviennent ainsi les véritables narrateurs du récit (Skutta 1981 : 57).’

Ainsi, ce roman présente une structure emboîtée où tous les narrateurs sont explicitement intradiégétiques. Néanmoins, le narrateur du récit 1 se contente de poser des questions, il est au stade de l’enquête pré-romanesque. Les deux premiers narrateurs du récit 2 racontent simplement l’histoire dont ils ont été les témoins et ne sont donc pas à strictement parler homodiégétiques. Par contre, Claire Lannes raconte sa propre histoire, mais comme si elle était arrivée à quelqu’un d’autre, ne profitant nullement de son statut homodiégétique et refusant même d’expliquer son meurtre. Ainsi Duras casse-t-elle l’avantage du narrateur homodiégétique qui consisterait à pouvoir justifier les informations concernant l’intériorité des êtres. Le même procédé sera d’ailleurs utilisé dans L’amant où elle refusera presque systématiquement l’avantage du « je » autobiographique. La construction du personnage se fait beaucoup plus par les informations que le regard ou le dire des autres peuvent donner sur le personnage-narrateur-auteur :

‘Un jour, j’étais âgée déjà, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et il m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. Tout le monde dit que vous étiez belle, lorsque vous étiez jeune, je suis venu pour vous dire que pour moi je vous trouve plus belle maintenant que lorsque vous étiez jeune, j’aimais moins votre visage de jeune femme que celui que vous avez maintenant, dévasté » (Amant : 9 ; nous soulignons).’

Dès l’incipit, Duras parle d’elle au travers de la perception d’un autre, elle se livre comme objet du regard de l’autre, de la parole de l’autre sur elle-même. Même pour l’explication des faits, elle reproduit celle des autres qu’elle confirme ou infirme :

On m’a souvent dit que c’était le soleil trop fort, pendant toute l’enfance. Mais je ne l’ai pas cru. On m’a dit aussi que c’était la réflexion dans laquelle la misère plongeait les enfants. Mais non ce n’est pas ça. [...] Non, il est arrivé quelque chose lorsque j’ai eu dix-huit ans qui a fait que ce visage a eu lieu. Ça devait se passer la nuit. J’avais peur de moi, j’avais peur de Dieu (Amant : 12-13 ; nous soulignons).’

Et lorsqu’elle pourrait fournir la bonne explication, celle-ci prend la forme vague de l’indéfinition. Les différents « non » placent aussi la narration sur un plan dialogique fondamental évitant la conscience unitaire et structurante qui lie normalement les autobiographies et unifie les différents moi en présence. Elle arrive même à décrire la perte de sa virginité en nommant le sexe de l’homme et le sang perdu, elle évoque des détails, comme la douche, généralement éliminés des scènes érotiques. En fait, l’autobiographie permet à Duras de fracturer la loi de décence jusqu’au bout puisqu’elle remet ainsi en cause sa personne réelle. Elle dira même de manière indirecte en parlant des camouflages du Barrage que c’est cette impudeur qui a plu aux gens parce qu’elle correspondait à leur curiosité (Vie matérielle : 100).

D’autres faits, dans L’amant, subvertissent en profondeur la convention autobiographique : l’ordre chronologique, profondément inscrit dans les lois du genre, n’est pas respecté et le pacte référentiel ne l’est pas non plus. À titre d'exemple, le roman débute par une réflexion sur la beauté de l'héroïne émanant apparemment d’un parfait inconnu. Or Duras désignera dans une interview cet inconnu comme le frère de Prévert qu'elle connaissait donc. Elle casse aussi le rapport au savoir en émaillant son discours de nombreux « je ne sais pas ». Au total, figurent sur l’ensemble du roman 81 mentions d’ignorance, chiffre relativement élevé quand le savoir à transmettre concerne sa propre vie :

‘Dans les histoires de mes livres qui se rapportent à mon enfance, je ne sais plus tout à coup ce que j’ai évité de dire, ce que j’ai dit, je crois avoir dit l’amour que l’on portait à notre mère mais je ne sais pas si j’ai dit la haine qu’on lui portait aussi [...] (Amant : 34 ; nous soulignons).’

À titre comparatif, un roman de longueur à peu près équivalente, comme Les yeux, en comprend 117. Mais, plus curieux, elle dénie complètement le contenu autobiographique lui-même en disant :

‘L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a pas de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y a personne (Amant : 14).’

Tout le principe même de l’autobiographie y est nié : pas d’histoire, pas de chronologie, pas d’événements centraux par rapport auxquels les autres s’organisent, pas de sujet. Cette subversion profonde, elle l’explicite de manière plus théorique dans La Vie matérielle :

‘Je me demande sur quoi se basent les gens pour raconter leur vie. C’est vrai qu’il y a tellement de modèles de récits qui sont faits à partir de celui de la chronologie, des faits extérieurs. On prend ce modèle-là en général. On part du commencement de sa vie et sur les rails des événements, les guerres, les changements d’adresse, les mariages, on descend vers le présent (Vie matérielle : 99).’

Le statut du narrateur influe donc fondamentalement sur la nature de l’information et sur la manière dont elle est gérée. Mais Duras casse le rapport généralement établi, utilisant des narrateurs homodiégétiques ou autobiographiques comme s’ils étaient hétérodiégétiques, et subjectivant le narrateur hétérodiégétique. Notations de perception, structures dialogales et axiologisation du témoignage81 lui confèrent un statut de narrateur représenté et donc une existence textuelle. Mais quel que soit son statut, le narrateur ne sera jamais le porte-parole de la vision unifiée du monde de l’auteur inscrit. Au contraire, dans les passages qui lui sont imputables, on retrouve tout à la fois mélangées des informations relevant de son statut de témoin et des considérations imputables à l’auteur inscrit ou, au contraire, issues de la morale bourgeoise récusée par ce même auteur inscrit. Le discours narratif durassien s’avère alors fondamentalement polyphonique comme le prouve cet extrait de Moderato :

‘Lentement, la digestion commence de ce qui fut un saumon. Son osmose à cette espèce qui le mangea fut rituellement parfaite. Rien n’en troubla la gravité. L’autre attend, dans une chaleur humaine, sur son linceul d’oranges. Voici la lune qui se lève sur la mer et sur l’homme allongé. Avec difficulté on pourrait, à la rigueur, maintenant apercevoir les masses et les formes de la nuit à travers les rideaux blancs. Madame Desbaresdes n’a pas de conversation (Moderato : 102).’

Tout le passage est imputable au narrateur, pourtant derrière lui se dissimulent des voix et des consciences différentes. Une première unité se dégage de « Lentement » à « oranges ». Le discours narratif est empreint de nombreux subjectivèmes visant à humaniser le saumon et le canard par une isotopie de mort et à « bestialiser » les humains par des termes comme « digestion » ou « espèce » ; le tout étant qualifié de rituel mortuaire parfait. Toute cette vision mortuaire d’une société bourgeoise qui engloutit les êtres est une pensée imputable à l’auteur inscrit. Ensuite, de « voici » à « rideaux blancs », se situe un passage attribuable au narrateur hétérodiégétique qui, toutefois, sort, sous la forme d'un déictique, de son rôle strict de témoin-rapporteur par le recours camouflé à un savoir extérieur à la scène à laquelle il assiste, savoir qui le rangerait dans une forme d’omniscience. Il est à noter aussi qu’il a recours à l’existence virtuelle d’un autre témoin sous la forme d’un « on », mais qui pourrait aussi représenter Anne et son regard tentant d’échapper à cet univers carcéral. Enfin, vient la dernière phrase du passage qui, relevant de l’indirect libre, cache derrière la voix narrative les pensées des invités au repas, porteurs idéologiquement de la morale bourgeoise. Cette assertion ne peut être attribuée à l’auteur inscrit qui a montré, tout au long des pages précédentes, une Anne Desbaresdes engloutie dans une longue conversation à la recherche d’elle-même avec Chauvin. Le lecteur inscrit se voit ainsi attribuer la lourde tâche d'opérer la synthèse : Anne peut parler, parler d’elle-même mais elle est tuée par cette société bourgeoise qui, profondément, la condamne. Ainsi, chez Duras, même le discours narratif n’est pas unitaire et une même voix peut assumer plusieurs types de consciences : celle de l’auteur inscrit, celles des personnages... Il rompt ainsi avec la tradition romanesque où généralement le narrateur s’identifie soit à la conscience prêtée à un des personnages, soit à celle de l’auteur inscrit.

L’étude systématique de la gestion de l'information par les différents narrateurs justifierait une recherche spécifique. Aussi nous sommes-nous contentée, ici, de donner des indications qui permettent toutefois de dégager les grands traits de cette gestion. Nous approfondirons quelques-unes de ces pistes dans l’étude plus détaillée que nous consacrons à Détruire, roman représentatif de la deuxième période durassienne et globalement moins étudié que Moderato ou que les romans du cycle indien.

En conclusion, nous dirons que les informations sont essentiellement apportées par le dialogue entre les personnages, que complète un narrateur-témoin sous la forme générale d’une focalisation externe, avec de rares incursions dans l’intériorité des personnages. Le fait le plus remarquable est le refus de toute forme de vision unifiée, puisque même la voix narrative se fragmente dans sa fonction émettrice où elle peut être tout à la fois le narrateur lui-même, un personnage ou l’auteur inscrit. En outre, ce narrateur constitue en quelque sorte une projection textuelle du lecteur inscrit qui assiste en témoin aux interactions se déroulant devant lui. Ainsi le lecteur se trouve-t-il vraiment dans la même situation que dans la vie réelle où pour appréhender le monde et plus essentiellement les autres, il ne peut faire appel qu’à sa perception auditive et visuelle complétée par un travail d’inférences par lequel il tente de constituer un savoir unifié sur l’autre, savoir qui ne lui est jamais donné.

Notes
78.

Blot-Labarrère montre qu'en 1986 Marc-Alain Ouaknin, qu'elle présente comme « intellectuel prolixe, rabbin et docteur en philosophie », a publié aux Éditions du Seuil un livre intitulé Le Livre brûlé dans lequel « il s'interroge sur un maître hassidique né à la fin du dix-huitième siècle, Rabbi Nahman de Braslav. Près de mourir, ce dernier jeta au feu l'un de ses écrits et fut depuis connu comme l'auteur du livre brûlé ». Sans aller jusqu'à affirmer que Duras ait eu connaissance du livre de Marc-Alain Ouaknin, Blot-Labarrère souligne la similitude très grande entre les convictions de Rabbi Nahman concernant « l'impossibilité logique de la présence de Dieu au monde » et la « détresse d'Ernesto » devant la création ainsi que la possibilité qu'aurait eue Duras de connaître la pensée de Rabbi Nahman lors de ses conversations à New York avec Elie Wiesel.

79.

L'appellation est empruntée à Genette (1987 : 54-97) qui l'emprunte lui-même à Leo H. Hoeck.

80.

« Ce que j’appelle la fréquence narrative, c’est-à-dire les relations de fréquence (ou plus simplement de répétition) entre récit et diégèse, a été jusqu’ici fort peu étudié par les critiques et les théoriciens du roman ». La fréquence narrative correspond ici au récit itératif : « [...] raconter une seule fois (ou plutôt : en une seule fois) ce qui s’est passé n fois (1R/nH) ».

81.

Nous en retrouverons les différentes marques, dont Skutta (1981 : 26-27) donne pour Moderato une liste relativement exhaustive, dans la partie consacrée aux normes.