2.3. Application à un roman : Détruire dit-elle.

Afin de démonter plus complètement le fonctionnement de la communication durassienne, il nous a semblé intéressant de montrer concrètement comment ces différents points s’articulent au sein d’un même roman pour en gérer l’information. Nous avons choisi Détruire parce qu’il est, en tant que roman de la deuxième période, représentatif de l’écriture durassienne. Toutefois, nous ne ferons qu’une étude détaillée de l’incipit et du premier dialogue de personnages, afin d’éviter le caractère fastidieux et assez redondant d’une étude linéaire systématique.

La première unité (p. 9-11) est essentiellement à charge du narrateur. Les informations fournies relèvent majoritairement du cadre spatio-temporel. Mais elles restent parcellaires, un parti pris d’anti-exhaustivité est retenu. À titre indicatif, pour le lieu, les seules informations données au lecteur sont que les personnages se trouvent dans une salle à manger avec des baies qu’encadrent un parc et des terrains de tennis. Le lieu comprend des tables. Sur la table de la femme : un livre et deux flacons de pilules. Ce n’est qu’à la page suivante que le lecteur apprendra indirectement par le biais de l’expression « clients de l’hôtel » que la scène se passe dans ce cadre. Il n’y a aucune indication de structure englobante plus vaste, telle qu’une ville imaginaire ou réelle. L’ordre même de la description est en quelque sorte inversé : le détail arrive avant la structure générale. Le principe de pertinence romanesque est bafoué. Des personnages apparaissent : un homme, une femme. Ils ne sont pas identifiés, ils ne sont pas nommés. De la dame, seules sont décrites quelques manifestations extérieures : regard, plissement des yeux, l’ouverture et la fermeture du livre. Autant d’informations qui ne correspondent pas à la pertinence romanesque, mais qui dérogent cette fois à la loi d’anti-exhaustivité dans la mesure où le fait que le personnage plisse les yeux sous l’action de la lumière relève d’un souci du détail. Lorsque commence sa description, un même déni d’information se fait jour : « on ne sait pas la couleur des yeux » (p. 10). De l’homme, rien n’est connu sinon qu’il la regarde, et qu’il est arrivé six jours après elle, ce qui ne dit pas au lecteur ni quand, ni pourquoi elle est là. Des propos au style direct se font entendre, les voix qui les prononcent restent dans l’anonymat total en l’absence de toute forme de discours attributif. À la page 11, il est dit que « quelqu’un téléphone ». Restent absents de cette information les partenaires de la communication, ainsi que le contenu. Seule figure une notation de l’écoute de la part du personnage masculin. Le lecteur pourra reconstituer certaines informations par un travail d’inférences fait à partir des indications données. Il saura alors que c’est à la femme qu’on téléphone, que le procédé est habituel et relève d’une consigne, mais il lui faudra attendre la conversation entre Alissa et Élisabeth Alione (p. 77) pour savoir que ceux qui lui téléphonaient étaient au nombre de deux, l’amant et le mari :

‘Quelqu’un téléphone.
La première fois elle était dans le parc. Il n’a pas écouté le nom. La deuxième fois, il l’a mal entendu.
Quelqu’un téléphone donc après la sieste. Une consigne sans doute (Détruire : 11).’

Même l’information délivrée par le narrateur, dont la voix pourrait se confondre avec les pensées de Max Thor, perturbe plus qu’elle ne clarifie, unifiant les coups de téléphone sous la forme d’un émetteur unique et détruisant par l’expression d’un « sans doute » l’information à peine apportée. Duras fragmente donc toute l’information, incitant en permanence son lecteur à faire des interprétations rétroactives (Moeschler 1985 : 115). Ainsi une phrase comme « quelqu’un téléphone » est-elle fondamentalement ambiguë, et à première vue semblerait plutôt vouloir dire qu’un personnage quelconque est en train de téléphoner et que l’information, sur le plan de la pragmatique fictionnelle, n’a d’autre importance que de planter un décor. Ensuite par la notation de « la première fois », le lecteur est obligé de penser qu’il y a eu plusieurs coups de téléphone. Il apprend du même coup que ce devait être à « elle » qu’on téléphonait puisqu’il est signalé qu’« elle était dans le parc » et qu’ensuite il est dit « qu’il n’a pas écouté le nom ». C’est au lecteur de restituer en fonction de ses connaissances encyclopédiques, c'est-à-dire de ce qui se passe habituellement dans ce genre d’hôtel, l’information absente qui est qu’un membre du personnel hôtelier a appelé la femme de l’histoire en la nommant. Tout ce travail d’inférences amène le lecteur à compléter la première phrase sous la forme d’un « quelqu’un a téléphoné pour elle ». Ensuite, on apprend que le phénomène s’est produit une deuxième fois, mais c’est le commentaire narratif qui apprend que le fait est habituel et que sans doute celui qui téléphone est un familier, puisque cela se produit toujours au même moment. Ainsi, pour une simple information qui pourrait se dire sous la forme de « quelqu’un téléphone habituellement pour elle après la sieste, mais Max Thor n’a pu entendre le nom, lorsqu’on l’appelait pour y répondre », tout un travail d’inférences est à faire pour restituer les trous du texte. Travail d’inférences relativement complexe dans la mesure où il force le lecteur à une rétrospection interprétative. En outre, il doit posséder une connaissance du fonctionnement des hôtels somme toute assez luxueux pour restituer les blancs du texte. Le lecteur inscrit dans le texte doit donc avoir non seulement un niveau intellectuel relativement élevé mais aussi un certain niveau social. Tout ce travail est en fait inutile, puisque l’information ainsi obtenue ne joue quasiment aucun rôle dans la diégèse et rappelle simplement l’existence d’un extérieur. Le lecteur serait en droit de penser que la romancière se moque de lui. L’information temporelle n’est pas plus fiable : elle commence par un trou de six jours. Quant au narrateur, il figure comme voix du texte, comme le marque un « oui » inscrivant son monologue scriptural dans un dialogue avec soi-même, voire avec un autre :

‘Elle, oui, elle voit, elle regarde (Détruire : 9 ; nous soulignons).’

Ce narrateur, s’il est bien hétérodiégétique dans la mesure où il ne raconte pas sa propre histoire, pose le problème de sa caractérisation en extradiégétique puisqu'il est comme l’oeil d’un cameraman qui voit les événements se dérouler devant lui et s’incorpore en témoin de l’histoire, donc en présence intradiégétique indéfinie. Les informations qu’il délivre sont de l’ordre de l’incertitude, ou du déni de savoir comme dans l’exemple suivant :

‘Devant elle, il y a le livre. Commencé depuis son arrivée à lui ? ou encore avant ? (Détruire : 9 ; nous soulignons).’

La partie allant de la page 11 « Soleil. Septième jour » à la page 14 « Il ferme le livre » est elle aussi à charge du narrateur. La description de la femme qui dort se continue par touches fragmentées. Les informations données sont toujours d’ordre physique (grandeur, minceur), donc d’ordre extérieur. Seul, l’adjectif « morte » (p. 11) employé pour caractériser son attitude peut référer à une certaine forme d’intériorité. Des indications spatio-temporelles parsèment le texte. L’arrière-plan est construit sur le mode de l’indéfinition et de l’absence :

‘Mais dans la torpeur de la sieste une voix d’homme éclate, vive, presque brutale.
Personne ne répond. On a parlé seul.
Personne ne se réveille (Détruire : 14 ; nous soulignons).’

Première dérogation au code narratif utilisé et au parti pris de focalisation externe :

‘Elle est belle. C’est invisible.
Le sait-elle ?
- Non. Non.
La voix se perd du côté de la porte de la forêt.
Personne ne répond (Détruire : 13).’

La beauté de la jeune femme est mentionnée, mais cette mention subjective, à peine formulée, se trouve contestée dans son présupposé. Le lecteur est obligé en vertu de la loi de cohérence textuelle, remplaçant la maxime de qualité, d’inférer un complément informationnel du type « en ce moment » ou « pour celui qui regarde ». Mais alors comment justifier l’échange qui s’en est suivi ? À qui attribuer les voix qui parlent ? À des personnages non encore présentés ? Au narrateur ? Ou à cette voix qui se perd, mais à laquelle il est dit que personne ne répond ? Duras déroge fortement ici aux maximes de qualité et de modalité et le lecteur, s’il ne veut pas prêter à l’auteur une incohérence fondamentale, est obligé de reconstruire par tout un système d’inférences une information de ce type : la jeune femme est belle, bien qu’en ce moment ce ne soit pas perceptible. Deux voix sont en train de discuter à propos de cette beauté. Quant à « la voix [qui] se perd », elle peut être celle d’un des interlocuteurs. Il est alors signalé que l’échange n’est plus entendu par le rapporteur et qu’il y a de fortes chances qu’il ne se poursuive pas exactement sur le même thème, mais cela pourrait être aussi la voix d’arrière-plan dont il avait déjà été question quelques lignes plus haut. Une troisième interprétation est encore possible, qui relèverait du mécanisme de troncation : l’échange serait l’élément audible d’une conversation tronquée par rapport à une écoute et le thème de cet échange n’aurait rien à voir avec la partie narrative. Mais cette dernière interprétation ne correspondrait pas à la logique narrative qui est obligée d’articuler au moins par un point d’appui le dialogue et la partie narrative. Il est donc normal que le lecteur présuppose que le « le » de « le sait-elle ? » réfère à ce qui est donné par la narration. De toutes manières, il s’agit d’un bel exemple de dérogation au « soyez clair » qui laisse le lecteur dans le flou interprétatif proche de l’incertitude résultant de la perception globale du monde réel. Le lecteur est placé dans le même état que s’il se trouvait dans un hôtel relativement désert où il observerait une femme relativement jolie faire la sieste les après-midi. Il en découvrirait petit à petit certains aspects physiques. De temps à autre, il entendrait une voix qui viendrait couper ce calme relatif. Le tout se passant sous l'oeil d'un deuxième témoin par un processus de regard regardé. Des inférences sont donc à faire à un double niveau : d’une part pour reconstituer l’information diégétique de base, d’autre part pour appréhender la portée générale de la fiction. Duras désire, en effet, placer son lecteur dans le même rapport de cognition que dans la vie réelle.

En outre, Duras déroge conjointement à la loi d’exhaustivité et d’anti-exhaustivité. Après six pages de récit, le lecteur ne connaît toujours rien sur l’identité des principaux protagonistes, par contre les gestes de la femme sont décrits avec un fourmillement de détails qui ne s’avéreront pas pertinents en eux-mêmes pour la stricte progression diégétique. Un premier exemple concerne l’arrivée d’Élisabeth Alione dans le champ de vision :

‘Quand elle arrive, elle passe près de sa table.
Elle se tient de profil face à la haie. La surveillance dans laquelle il la tient s’en trouve facilitée (Détruire : 13).’

Un deuxième a trait au script de « prendre un médicament » :

‘Tout à coup, dans un geste nerveux, elle verse de l’eau dans son verre, ouvre les flacons, prend des pilules, avale (Détruire : 14).’

Bien sûr, la fragmentation de l'acte permet de rendre, à l'écrit, l’état d’extrême nervosité du personnage et de témoigner ainsi d'une certaine intériorité82, mais la décomposition d'un acte somme toute assez secondaire en micro-unités relève d’une perversion du code d’écriture. Le lecteur sera obligé de réinterpréter l’expression « clients de l’hôtel » de la page 10 en se demandant s’il ne s’agit pas plutôt d’un hôpital psychiatrique ou d’une maison de repos. Les consignes concernant l’interdiction de jouer au tennis pendant la sieste semblent corroborer cette première supposition. Les informations engendrant ce type d’inférences se distillent au fil du texte. Max Thor dira que, dans cet hôtel, « il n’y a que des gens fatigués » (p. 16), Stein (p. 16) dira « Je suis comme vous, je ne suis pas malade » et Alissa (p. 63) dira à Élisabeth Alione « Nous pensions que cet hôtel était comme un autre ». Bref, toutes les formulations pour désigner ce lieu sont atténuées d’une manière ou d’une autre : recours à la litote, à l’expression négative, à la périphrase. Le seul personnage qui formulera la situation abruptement sera Bernard Alione, à la fin du roman (p. 115), lorsqu’il traitera les personnages de malades. Et le jeu est subtil, car Bernard Alione est un représentant de l’idéologie bourgeoise et le lecteur qui ose porter ce jugement sur l’hôtel et les personnages se retrouve, lui aussi, à la même place que Bernard Alione : ceux qui dérangent sont des fous, des malades.

Dès lors, tout le début du roman qui devrait fournir de manière assez précises les indications concernant les composantes diégétiques laisse le lecteur dans une ambiguïté totale à propos des lieux, de la temporalité, des personnages et de la voix narrative. L’auteur inscrit déroge systématiquement à toutes les lois régissant l’information stricte.

Vient ensuite le premier dialogue du roman. Il commence à la page 14 et se clôture à la page 22. Les voix ne sont, dans un premier temps, pas identifiées. Duras entretient un flou en dérogeant ainsi complètement à la loi d’informativité dans son articulation avec le principe de pertinence. La gestion de l’information continue à perturber :

‘- Vous permettez ?
Il relève la tête et le reconnaît. Il a toujours été là, dans cet hôtel, depuis le premier jour. Il l’a toujours vu, oui, soit dans le parc, soit dans la salle à manger [...]. Son âge n’est pas ce qui apparaît, mais ses yeux (Détruire : 15 ; nous soulignons).’

Le narrateur cumule ici un ensemble de caractéristiques divergentes : il apparaît comme voix du texte sous la forme d’un « oui » qui apparente son discours soit à un monologue intérieur imputable à lui-même ou au personnage que le lecteur pourrait rétrospectivement identifier comme étant Max Thor, soit à un dialogue avec un personnage non identifié qui pourrait en quelque sorte préfigurer le lecteur qui ainsi s’inscrirait explicitement dans le texte. De toutes manières, le statut narratif est loin d’être clair. Une autre ambiguïté apparaît dans l’indication « il le reconnaît » qui présuppose chez le personnage et chez le narrateur un savoir que le lecteur ne possède pas. Aussi la loi d’exhaustivité se trouve-t-elle transgressée, et le lecteur est alors obligé d’inférer une existence extratextuelle au personnage connu du seul narrateur, à moins qu’il n’impute l’expression « il le reconnaît » au supposé Max Thor. En outre, le narrateur déroge explicitement à la loi d’informativité en refusant de livrer l’indication concernant l’âge du personnage et en se plaçant ici strictement au sein d’une focalisation externe.

Arrivent alors les premiers échanges entre les personnages. Après quelques échanges phatiques du type « vous permettez ? » et « je ne vous dérange pas » visant à réparer l’agression territoriale, apparaît le premier vrai échange informationnel :

‘Sa voix est vive, presque brutale.
- Vous êtes un écrivain ?
- Non. Pourquoi me parlez-vous aujourd’hui ? (Détruire : 15 ; nous soulignons).’

On y constate une certaine redondance dans l’information puisque le « aujourd’hui » confirme bien le présupposé à extraire de « il le reconnaît ». Il semble que l’auteur inscrit préfère dédoubler les présupposés plutôt que de recourir à l’information explicite. Le phénomène accroît l’ambiguïté de l’information et complexifie fortement le travail du lecteur. La loi d’informativité est elle aussi cruellement bafouée puisque le seul savoir que le lecteur puisse acquérir sur le personnage est un savoir négatif : il n’est pas écrivain. Les voix qui apparaissent ne sont toujours pas explicitement attribuées. Le lecteur pourra toutefois attribuer la deuxième réplique à Max Thor, par une réinterprétation à la lumière des savoirs ultérieurement acquis. Mais tout ceci présupposerait alors au minimum une deuxième lecture. En outre, cette réplique déroge à toutes règles de politesse. Tout d’abord au niveau de la microstructure : la réplique dans le roman est réellement agressive si le lecteur inscrit s’en réfère aux interactions réelles pour l’évaluer. Répondre à quelqu’un qui, déjà, met en risque sa face positive en tentant d’initier une interaction verbale par une interrogation qui devrait se lire comme un acte indirect de refus et agresser ainsi sa face positive qu’il met en risque en accentuant la menace territoriale est un acte d’impolitesse fondamental. Cet acte agit indirectement sur le lecteur inscrit qui devrait être choqué par cette impolitesse. Ainsi, l’acte est doublement transgressif en remettant en cause le fonctionnement normal de la civilité, il choque en quelque sorte le lecteur inscrit et transgresse ainsi une forme de décence qui consisterait pour l’auteur inscrit à ne créer que des personnages qui ne dérogent pas aux règles de la société polie.

Le dialogue se poursuit alors par une réplique de Stein qui déclare :

‘- Je dors mal. Je redoute d’aller dans ma chambre. Je tourne en proie à des pensées exténuantes (Détruire : 16).’

Le personnage transgresse la loi de décence parce que le lecteur sait qu’il n’est pas normal de donner à une personne avec qui l’on vient à peine d'entrer en interaction verbale ce type d’informations reliées à une situation aussi intime que le sommeil. De plus, au sein de la macrocommunication, ce type d’information déroge à la loi d’exhaustivité en relation avec le principe de pertinence. Il induit chez le lecteur le sentiment d’une perversion du code romanesque. Le lecteur pourrait réagir en considérant l’acte comme une insulte qui lui est faite et pourrait s’indigner du fait que le romancier lui donne des informations aussi particulières sur un personnage qu’il ne connaît pas encore.

À ce stade de la lecture, il est à noter que le lecteur ne détient encore aucune information sur le personnage féminin qui reste un simple « elle » observé de l’extérieur. Duras entretient ainsi auprès du lecteur une forme de suspens, un mystère sur son héroïne à caractère toutefois bien déceptif puisqu’Élisabeth Alione s’avérera être une personne somme toute assez commune ayant eu une relation adultérine et qui est en train de revenir dans l’ordre établi.

La conversation en arrive alors à l’évocation du passé d’un des deux personnages, sans doute Stein : une femme y est évoquée, peut-être une forme d’histoire d’amour, peut-être la cause de la présence du personnage dans cet hôtel pour gens malades. En tout cas, le lecteur n’aura que des informations fragmentées sans aucune certitude. Indépendamment de l’information diégétique qui est fortement lacunaire, le passage confirme l’hypothèse inférentielle d’un hôtel de cure ou d’une maison de repos et confère une existence extratextuelle au personnage. Arrive alors le passage où le dialogue informe sur l’identité des personnages :

‘- Je m’appelle Stein, dit-il. Je suis juif.
Voici, elle passe tout près du porche. Elle est passée.
- Vous avez entendu mon nom ?
- Oui. C’est Stein (Détruire : 18).’

La répétition du nom se justifie sur le plan dialogal par l’absence de réplique réactive du deuxième personnage. Habituellement, dans la vie, ce type de réplique engendre la réciproque. Sur le plan macrotextuel, un accent particulier est mis sur la judaïté du personnage. C’est le même passage qui présentera la femme du deuxième personnage : Alissa. À ce moment, il semble pourtant que Stein ne la connaisse pas puisqu’il dira :

‘- J’imaginais que vous étiez un homme libre de toute attache à l’extérieur de l’hôtel - il sourit -, on ne vous appelle jamais au téléphone. Vous ne recevez jamais de courrier. Et voici, tout à coup, voici qu’arrive Alissa.
Elle reste debout devant une allée - celle qui mène à la forêt - hésite, puis se dirige vers le porche de l’hôtel.
- Dans trois jours. Alissa est dans sa famille. [...]
Elle est rentrée. C’est son pas. Elle traverse le couloir (Détruire : 19).’

L’extrait dénonce toujours le statut très ambigu du narrateur. Une expression comme « c’est son pas » fait de lui un personnage à part entière, capable d’identifier ses personnages, de les reconnaître, fait somme toute assez transgressif par rapport au statut choisi. Mais son intérêt majeur ne réside pas là. En fait, il pourrait relever de l’autotextualité puisque tout en informant le lecteur sur l’isolement de Max Thor, il développe la fausseté de la déduction de Stein. S’agirait-il d’une mise en garde adressée au lecteur sur le risque d’erreurs des déductions, remettant ainsi en cause tout le savoir inférentiel que le lecteur aurait pu construire ? L’hypothèse est probable surtout qu’immédiatement après le déictique prenant la forme d’un « voici qu’arrive Alissa » tendrait à faire penser que le « elle » de « elle reste debout » réfère à Alissa. Or la réplique suivante « dans trois jours », circonstance sans action à laquelle succède l’information selon laquelle « Alissa est dans sa famille », laisse supposer que la femme qui marche n’est pas Alissa. Il y a donc chez Duras tout un mécanisme d’interprétation rétroactive. Le fait qu’Alissa soit dans sa famille implique de réinterpréter le « dans trois jours » comme une indication du moment où Alissa arrivera. Ce qui oblige le lecteur à déduire que la femme qui marche n’est pas Alissa alors que le « voici Alissa » aurait pu laisser croire, selon l’habitude durassienne83, au pouvoir performatif de la parole. La linéarité du texte se fait donc aussi à rebours et l’acte de lecture s’en trouve singulièrement complexifié. Le procédé, dérogeant à la maxime de qualité, sous-entend l’indistinction des femmes et l’union dans une même féminité faite d’absence et de mystère.

Un tel passage indiquant l’absence totale de relation entre Stein et Alissa rendra très étonnantes pour le lecteur les interactions des pages 36 et 49. On y trouve des déclarations ou des faits surprenants pour des gens qui ne se connaissent pas :

‘- Vous ne m’aviez pas dit qu’Alissa était folle, dit Stein.
- Je ne le savais pas, dit Max Thor (Détruire : 36).
- Alissa, appelle-t-il enfin. C’est Stein.
- Stein.
- Oui. Je suis là.
Elle ne bouge pas. Stein se laisse glisser à terre, pose sa tête sur les genoux d’Alissa.
- Je ne vous connais pas, Alissa, dit Stein.
[...]
Ils se taisent. Il pose ses mains sur le corps d’Alissa.
- Tu fais partie de moi, Alissa. Ton corps fragile fait partie de mon corps. Et je t’ignore (Détruire : 49-50).’

Dans le premier extrait Stein possède un savoir sur Alissa que rien dans le texte ne justifie. La loi de cohérence et de vraisemblance, forme littéraire de la maxime de qualité, s’en trouve bafouée. Bien sûr, des sous-entendus surgissent, le lecteur ne pouvant supposer que le romancier déroge aux lois : soit Stein possède la connaissance innée du monde et communique au-delà du savoir rationnel avec les êtres de folie et de destruction, soit un élément de la diégèse comprenant au minimum une rencontre dialoguée entre Alissa et Stein n’a pas été racontée au lecteur et la réplique de Stein devient un des marqueurs de l’ellipse narrative. L’habitude de lecture des romans durassiens amènerait plutôt le lecteur à émettre la première hypothèse dans la mesure où les juifs, chez Duras, sont généralement des figures de la connaissance absolue et intuitive sur le monde, faite d’absence et de destruction. Quant à l’extrait des pages 49-50, il est encore plus surprenant. Comment, alors que les personnages n’ont eu entre eux qu’une conversation (p. 40-42) réunissant Alissa, Max Thor et Stein pendant laquelle l’amour d’Alissa pour son mari a été exprimé, Stein ose-t-il se permettre l’invasion territoriale inacceptable pour la morale occidentale en franchissant les barrières du corps, tout en réaffirmant sa non-connaissance d’Alissa ? Les personnages transgressent les règles de politesse, et l’auteur inscrit, la maxime de qualité puisqu’il brouille singulièrement son texte. Faut-il que le lecteur infère une « incohérence de la romancière » et qu'il referme le livre dans une exaspération profonde contre l’auteur ? Ou faut-il au contraire qu'il essaie de rétablir une cohérence textuelle, une vraisemblance du texte en présupposant des ellipses narratives ou une identité fusionnelle entre les deux figures de la destruction ? Encore une fois, pour le lecteur qui entretient une histoire de lecture avec Duras, c’est la dernière hypothèse qui paraît la plus plausible. Mais aucune certitude ne lui est conférée et le savoir que le lecteur pourrait ainsi se constituer sur le texte demeurera dans le doute absolu.

Les dialogues se poursuivent alors dévoilant petit à petit la personnalité d’Élisabeth Alione : son identité (p. 23), des précisions sociales (p. 27) données sous la forme d’une fiche signalétique d’hôtel, lue par Stein, son entourage familial (p. 31-37), jusqu’aux confidences (p. 55-71 et 75-78) faites à Alissa où elle dévoile un peu de son mystère en fournissant le motif de sa présence dans cet hôtel84. Des autres personnages, très peu de choses sont dites : leur statut social minimal (Max Thor est professeur, Alissa était son étudiante, Stein est écrivain), leur relation amoureuse (ils sont les amants d’Alissa, comme ils le disent eux-mêmes). Les événements sont d’ordre langagier, les autres se réduisent à une partie de cartes, de croquet ou aux visites du mari. Le texte se préclôture sur un projet de retrouvailles :

‘- La plage est toute petite, dit Stein. Il sera facile de les retrouver le soir, ou dans les rues, ou dans les cafés. Elle sera heureuse de nous voir (Détruire : 132).’

L’existence des personnages se poursuit dans un avenir extratextuel à jamais absent du roman, situant ainsi le roman dans l’histoire d’une rencontre, d’une « micro-tranche de vie ». Duras supprime en fait de sa narration tout passé et tout avenir des personnages et ces éléments ne se situent qu’à l’intérieur des paroles de personnages sous la forme fragmentée d’une mémoire ou sous la forme incertaine d’un projet. La vraie clôture du texte est l’apparition d’une musique dévastatrice provenant de la forêt qui comme le dit Alissa est une « musique sur le nom de Stein  ».

Nous avons tenté d’illustrer par l’analyse du début de Détruire comment s’articulaient, au sein de la gestion de l'information, les différentes transgressions aux lois du discours. La source de l’information y est essentiellement le dialogue entre les personnages. Le narrateur intervient au début mais comme un simple témoin visuel et auditif dont le champ de vision ne dépasse pas le lieu où déambulent les personnages. Il déroge fortement aux maximes de quantité et de relation dans sa reformulation en trois lois discursives réarticulées autour du principe de pertinence. Le lecteur est privé à la fois du moment référentiel de l’action, du cadre global de l’action, de l’identité des personnages, alors que lui sont fournis un ensemble de renseignements de peu d’intérêt par rapport au fonctionnement de la diégèse. Une ambiguïté généralisée réside dans le statut du narrateur, dans le statut des voix qui de temps à autre viennent interrompre le discours narratif en le ponctuant de « voici » et de « oui », lui conférant par là une forme dialogale à allocutaire mystérieux. Ensuite, ce seront les dialogues qui prendront en charge l’information, entrecoupés çà et là de notations narratives se rapprochant plutôt de la didascalie dans la mesure où y sont notés les déplacements, les mouvements et les indices paraverbaux accompagnant la parole et des informations concernant la chaleur, le parc, les tennis et la forêt au loin. Ces dialogues fonctionnent en trope communicationnel puisque toute information échangée entre les personnages doit surtout fonctionner comme une information destinée aussi au lecteur inscrit. Des inférences assez lourdes, dans la mesure où elles sont rétroactives, sont à faire et elles s’avèrent en outre relativement déceptives puisqu’elles ne concernent souvent que des détails et ne permettent presque jamais d’arriver à un savoir. Apparaissent en plus de nombreuses transgressions à la maxime de modalité et surtout aux lois de politesse. On aura vu également que toute transgression à ces règles de politesse, dans la représentation qui est faite des personnages, fonctionne aussi comme transgression dans le rapport unissant l’auteur et le lecteur inscrits : mettre des personnages qui menacent trop ouvertement la face des autres peut choquer le lecteur et fracture ainsi une certaine la loi de décence. Mais, dans son ensemble, toute la manière qu’a Duras de gérer l’information est une forme de menace potentielle pour la face positive du lecteur. Les inférences qui sont à faire à partir de ces transgressions fonctionnent à un double niveau. Tout d’abord une information implicite sur le plan de la stricte diégèse apparaît et qui serait de l’ordre du sous-entendu diégétique. D'autres inférences concernent le statut global de la fiction : subversion du genre, écriture théâtrale, cinématographique, statut du lecteur.

Notes
82.

Il ne s'agit toutefois que d'une intériorité telle qu'elle se décèle au comportement et nullement d'une introspection.

83.

Dans L’amant, par exemple, où le nom de Betty Fernandez suffit à la faire apparaître (p. 82).

84.

Nous les étudierons ultérieurement.